Préparation au Séminaire d’été 2024
Étude du séminaire XVII de Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse (1969-1970)
Mardi 19 décembre 2023
Présidente-discutante : Flavia Goian
Christine Robert
Leçon V du 21 janvier 1970
Le discours psychanalytique boucle le tournis des trois autres discours, sans les résoudre. En passant à l’envers, à travers le tissu du langage, le discours analytique attrape quelque chose : pas-tout. Envers assone avec vérité. Le discours analytique attrape la vérité, pas-toute ! Car la vérité n’est pas d’un accès facile, elle est comme certains oiseaux qui ne s’attraperaient qu’à leur mettre du sel sur la queue : on voit la difficulté de l’affaire.
Lacan, lui, va se servir d’une métaphore, celle de son premier livre de lecture, histoire de La moitié de poulet, qu’il transforme en une « histoire d’une moitié de sujet » pour nous faire entendre ce dont il s’agit quant à cette moitié de poulet qui, après avoir fièrement prêté cent écus à son roi dépensier, doit se faire aider des forces de la nature (la rivière, le loup…) pour récupérer son bien. Il nous fait entendre la vérité d’un sujet divisé entre son idéal, ses signifiants-maîtres et les conditions de sa jouissance. Sur la couverture du livre apparaît le poulet de profil – moitié pleine. La moitié vide, cachée, doit émerger du récit.
La vérité est cachée, mais est-ce qu’elle est absence ?
À partir de cette question Lacan interroge la logique du sens qui pousse à l’être, qui a « charge d’être », à laquelle il oppose, avec Freud, la logique du pas-de-sens à partir du non-sens ; logique qui, elle, fait le poids, logique du mot d’esprit où la vérité s’envole. C’est d’ailleurs sur un mot d’esprit que Lacan va terminer cette leçon, mais pour ponctuer cette entrée en matière il avance que la vérité n’est pas absence pour le sujet, c’est le sujet qui n’est pas sans vérité. Et il ajoute : « litote de ceci, que nous nous en passerions bien ! »
Lacan poursuit par un petit saut, un détour, par le Wittgenstein du Tractatus logico-philosophicus, qui avec sa bêtise de logicien positiviste s’est bien passé de la vérité, même si cette bêtise a été « prodigieusement féconde », en ceci que, posant qu’il n’y a pas de métalangage, elle a permis de détecter la canaillerie philosophique c’est-à-dire prendre la place du grand Autre de quelqu’un pour capter les figures de son désir.
Wittgenstein est celui qui a le mieux articulé les conséquences de l’entreprise logique consistant à chercher ce qui du savoir peut fonctionner comme vérité mais en posant que dans ce savoir, constitué de propositions, la vérité serait déjà inscrite comme une propriété de la phrase.
D’où la conclusion de Wittgenstein : « rien ne peut se dire qui ne soit tautologique », voilà pourquoi mieux vaut se taire. Et c’est ce qu’a fait Wittgenstein pendant la dizaine d’années qui a suivi.
La bêtise, ici, est de présenter le monde comme soutenu par des faits de langage en ne retenant que le « factice » du langage lié à une seule logique d’écriture, à une structure grammaticale qui forclôt le sujet de l’énonciation. On retrouve cette « bêtise » dans les règles de l’implication de la logique propositionnelle excluant que le vrai puisse impliquer le faux : par exemple, le sol est mouillé donc il a plu, ici le vrai implique le faux car le sol peut être mouillé pour une autre raison. Autrement dit, la logique propositionnelle vient sauver la vérité en posant de façon étrange qu’il y aurait un premier vrai incontestable.
L’opération analytique c’est autre chose. Elle repose sur une logique dont la radicalité n’est pas celle du rasoir d’Ockham appelée « principe de parcimonie » à savoir l’élimination des propositions complexes pour expliquer un phénomène). Ce n’est pas plus la radicalité quasi-psychotique de Wittgenstein excluant le sujet. C’est une logique du signifiant en tant que logique de perte : logique de l’inconscient fondée sur l’articulation S1-S2 incluant une coupure dont l’objet est la cause et le sujet barré l’effet.
Nous repartons donc, avec Lacan, au principe : la vérité est inséparable des effets de langage pris comme tels à y inclure l’inconscient. Le langage est la condition de l’inconscient.
À soutenir l’inverse, que l’inconscient serait la condition du langage, ça conduit à vouloir que du langage un sens absolu réponde comme l’a fait Laplanche en proposant, après le colloque de Bonneval, une nouvelle écriture de la métaphore en traitant de façon arbitraire la barre saussurienne qui sépare signifié (s) et signifiant (S). Sous cette barre, au lieu d’écrire S, Laplanche écrit un S/S, c’est-à-dire un signifiant se signifiant lui-même, porteur d’un sens absolu : c’est l’écriture du S1 de l’impératif pur, ce S1 qui, dans le discours universitaire, caché sous la barre, en bas à gauche, vient commander de façon tyrannique.
En fait tout énoncé universitaire d’une philosophie, et même de la psychanalyse comme l’a fait Politzer, se présente comme une Je-cratie, démontrant le pouvoir du je, du S1 sous la barre. C’est ainsi que Politzer, à vouloir sortir du discours universitaire qui l’a formé, s’y maintient implacablement. Avec cette référence on entend bien que Lacan s’adresse, ici, aux étudiants de mai 68.
À Politzer qui veut sauver l’unité de la psychologie fondée sur l’unité de je, Lacan oppose la « chose freudienne : moi, la vérité, Je parle ». C’est à dire qu’il n’y a pas de métalangage et que le Je, le sujet, est peut-être innombrable mais certainement discontinu, diffracté, divisé par la jouissance.
Voilà l’effet de vérité de la proposition qui fait le fantasme « Un enfant est battu ». C’est qu’elle s’énonce d’un sujet divisé par la jouissance selon les places qu’il occupe – place de l’enfant battu, de l’enfant qui regarde, du père qui bat – et qu’il y a à interroger en mettant l’accent sur la jouissance du père car c’est lui qui donne le sens sexuel du fantasme : première moitié de sujet, première moitié de vérité, celle de la jouissance du père. La deuxième moitié de sujet et de vérité, deuxième moitié de poulet cachée, reste à faire émerger du deuxième temps du fantasme.
Le père, ici, n’est pas nommé. C’est un dieu sans figure qui donne la place à la jouissance et qui n’est saisissable qu’en tant que corps, puisque pour jouir il faut bien un corps. Lacan pose cette question : « qu’est-ce qui a un corps et qui n’existe pas ? Réponse : le grand Autre, qui a un corps de signifiants, renvoyant à la substance signifiante de Celui qui a dit : « Je suis ce que Je suis ». C’est de jouissance du corps parlant dont il s’agit mais pour les matérialistes du XVIIIème siècle Dieu c’est la matière ; c’est pour cela, nous dit Lacan, qu’ils sont les seuls croyants authentiques. Mais si, comme nous, on se reconnaît comme les employés du langage et de ce qui logiquement en résulte, alors la seule chance de l’existence de Dieu est qu’il soit la jouissance qui nous fait naître sujets divisés.
Passerelle, qui permet à Lacan d’évoquer Sade, le plus intelligent des matérialistes, le Sade théoricien qui fait le lien entre Dieu et la jouissance, mais de façon pourtant symptomatique. En effet si, pour Sade, après la mort « tout reste animé d’un désir de jouissance de la Nature, c’est-à-dire d’un dieu qui dit : « je suis ce que je suis », cela le conduit à se faire, lui, Sade, l’instrument de cette jouissance divine au détriment de son propre désir.
Lacan interroge : pourquoi Sade s’épuise-t-il ainsi à tenter d’anéantir furieusement la vie en la frappant d’une « seconde mort » ? Cette « seconde mort », Lacan l’a déjà évoquée dans l’Éthique [de la psychanalyse] à propos d’Antigone qui, se faisant enfermer vivante au tombeau, met en place un lieu et un temps où la vie vient se confondre avec la mort : c’est cela que Lacan appelle la « seconde mort ». Mais nous, psychanalystes, nous savons que la « seconde mort » est première, c’est la perte de jouissance nécessaire au désir, à un désir qui n’est pas le désir de mort, le désir pur des héros grecs.
Sade est théoricien parce qu’il aime la vérité, celle de la mort de Dieu, mais sans s’apercevoir qu’il la refuse et c’est pour ça que dans ses pratiques masochistes il se montre moins intelligent jouissant par les petits moyens de son laquais qui le fouette.
Pourquoi aimer la vérité, la vérité toute, est-ce que ça fait tomber dans un système tellement symptomatique ?
Parce que la vérité est un résidu : le résidu d’un effet de langage qui arrache à la jouissance de Das Ding une perte, un objet manquant. Elle s’énonce du symbolique, mais reste en dehors du discours. Elle est, dans chaque discours, à cette place en bas à gauche, sous la barre, masquée, indiquant, selon l’élément qui en fonction du discours viendra à cette place, la jouissance dont se soutient le discours en question.
La vérité est sœur de la jouissance inter-dite, celle qui ne peut se dire du fait d’une structure logique, certes, mais aussi articulée au Nom du Père qui sexualise le manque. D’où cette question que pose Lacan : dans la logique moderne fondée par les axiomes d’incomplétude de Gödel qui fait sa place à l’impossible, au réel, mais à un réel non sexualisé, qu’en est-il de la vérité et de la jouissance ? Question très contemporaine !
Lacan termine cette leçon en rapprochant Freud et Sade dans un mot d’esprit sur la place de la belle-sœur, indiquant, pour chacun, une lecture possible de la jouissance inter-dite qui serait venue faire consistance à leur discours.