Étude du séminaire XVII de Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse - Leçon IX
19 mars 2024

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ROELENS Tania
Séminaire d'été

Préparation au Séminaire d’été 2024

Étude du séminaire XVII de Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse (1969-1970)

 

Mardi 19 mars 2024

Présidente-discutante : Flavia Goian

 

Tania Roelens

Leçon IX du 18 mars 1970

 

Ce 18 mars 1970, Lacan va affirmer résolument sa catégorie novatrice de père réel, au décours d’un exercice qu’il a auparavant qualifié de « pénible », par rapport au père mythique, cette fois à l’épreuve du discours du maître, non sans impliquer le discours de l’hystérique et le discours analytique.

 

Faut-il tuer le père ? s’inquiète le sujet moyen et la mort du père occupe tout analysant, mort ou meurtre, dans ses rêves, ses fantasmes et ses identifications. Le père est un élément crucial de la vie quotidienne et de la pensée, présent ou absent, sévère ou laxiste, il est concerné au premier rang dans le recul du patriarcat, dans l’émancipation des femmes, leur désir et les nouvelles identités sexuelles, l’inceste et la violence, les grandes modifications des liens familiaux qu’on ne peut cantonner à de la sociologie. Les analystes se doivent de prendre la parole dans ces enjeux.

 

Essayons toutefois de rester au plus près de la leçon IX du séminaire L’envers [de la psychanalyse], et d’en savoir plus sur ce père réel, énoncé aussi à cette occasion, comme « père du réel », opérateur structural et effet de langage qui doit être distingué du père de la réalité.

 

Nous sommes après 68 et Lacan s’adresse toujours à ces « astudés » qui dénoncent le pouvoir de savoirs confondus avec la vérité, ceux du discours universitaire auquel Lacan se refuse d’appartenir, ce qu’il confirmera le mois suivant dans Radiophonie[1], où il rappelle que L’envers ne traite pas des Noms du Père.

 

C’est une leçon plutôt intense, le ton en sera tour à tour grave et querelleur, séducteur et paradoxal, un tir nourri de références qui iront de Nietzsche au père Karamazov, de Sorge, l’espion du père des peuples, aux nomades Aranda et aux spermatozoïdes. Tout en étant propice aux malentendus, ce qui n’est pas pour nous fâcher, le baroquisme de Lacan, à certains moments presque cryptiques, nous laisse une liberté d’associations et d’interprétations. Je devine que le moment est crucial et que Lacan veut produire « un choc », selon ses mots, sur ceux qui, « entre veille et sommeil », semblent sidérés comme devant la naissance même de la psychanalyse : il veut réveiller les analystes du rêve de Freud dont le désir, enraciné dans le fantasme paternel, est resté retenu dans la logique œdipienne.

 

À plusieurs reprises, des formulations contradictoires m’ont fait penser qu’il était sur la voie d’autres écritures à propos de cette instance et il me reste difficile d’en tirer vraiment parti pour ma clinique.

 

  1. La mort du père

Il a entre les mains le n°5 de la revue L’inconscient sur « La paternité », avec un article de Marie-Claire Boons sur « Le meurtre du père chez Freud », elle est présente dans la salle et « elle sourit, pourquoi ne pas la nommer ?».  Puis rappelant que la mort du père est « la clef du point vif de tout ce qui s’énonce de quoi a affaire la psychanalyse », Lacan déboute la version d’un grand espoir libertaire et athée qu’elle semble suggérer.

 

« Il n’en est rien ! s’élève-t-il. C’est tout le sens de ce que j’appelle « l’envers » de la psychanalyse ». Au contraire, « Si Dieu est mort plus rien n’est permis ». Et « L’athéisme est la pointe de la psychanalyse, mais non pas au sens nietzschéen de « Dieu est mort », mais en ce qu’il « consolide la loi » ; et il indique le paradoxe de la lecture analytique de la religion en tant que reconnaissance du père comme méritant l’amour.

 

Œdipe, filiation = castration

Pour éclairer cet horizon J. Lacan doit prendre distance avec l’Œdipe, dans ses différentes versions de complexe, de mythe, de tragédie et de rêve.

 

L’idée freudienne de la mort du père, comme clef de la jouissance de l’objet suprême, la mère, visée de l’inceste, ne vient pas de ce que serait coucher avec la mère. Au contraire c’est à partir de la mort du père que l’interdiction de cette jouissance, pourtant première, s’édifie. Le meurtre du père est la condition de la jouissance : si Laïos n’est pas écarté, Œdipe n’aura pas accès à Jocaste. Ceci est le contenu manifeste de cette tragédie comme on le dirait pour l’interprétation d’un rêve.

 

Mais il faut aller plus loin et le contenu latent est autre : certes il a délivré le peuple de l’énigme qui le décime de ses meilleurs mais, à répondre à l’énigme de la sphinge, ces deux mi-dires de ses deux mi-corps, Œdipe devient roi, et il « supprime le suspens qu’introduit dans le peuple la question de la vérité », il la déplace. En répondant « c’est l’homme », il anticipe son propre drame, il tombe dans le piège de l’ambiguïté de l’énigme, et c’est la peste, un malheur bien plus grand, qui décime Thèbes. Qui, en effet, peut dire ce qu’est l’homme ? Œdipe cheminera aveugle sans jamais marcher droit ˗ à l’instar de toute sa lignée – avec sa fille Antigone lui servant de bâton de vieillesse.

 

La vérité s’est écartée, Freud indique qu’elle se renouvelle :  elle aboutit au prix payé de la castration dont le mythe indique la complexité psychique. Œdipe, dont les yeux tombent comme des écailles, ne la subit pas, il est la castration même, i.e. ce qui reste quand disparaît un des supports de l’objet a. Il paie pour avoir fait « le choix du maître » en montant sur le trône hors des règles de succession.

 

Ainsi de père en fils, castration égale filiation, en frappant le fils, elle le fait accéder à la fonction du père.

 

Les rêves de Freud, le vœu de mort

Dans la même revue, se trouve un article de Conrad Stein « Père mortel et père immortel », qui rappelle que le récit du rêve de Freud sur le père mort, est consécutif à la mort de son père en 1896 [2].

 

Freud interprétait le vœu d’immortalité, à la veille de la mort de son père comme défense contre la culpabilité des vœux de mort. La mort est inconnaissable, rappelle Lacan et dire que « tout homme est mortel » ne signifie pas grand-chose. Il est en effet indispensable à la vie que quelque chose d’irréductible ne se sache pas. Cette « toute-puissance infantile » (au-delà de la mort) n’est que du « psychologisme analytique », et c’est autre chose qu’il veut cacher dans la structure subjective : la complexité de la fonction paternelle à l’aune de l’impossible du sexuel.

 

Pour Lacan donc, la mort du père comme origine voile le processus de castration, éludant ce « point vif » que permet d’énoncer la position de l’analyste.

 

C’est dans cet au-delà que je devine le père réel, en même temps que semblent s’annoncer d’autres écritures : l’au-moins Un par exemple, le réel dans le nœud borroméen…

 

Pour l’instant cela tourne autour du choix du maître et de l’introduction du signifiant.

 

 

  1. Le père du réel : agent de la castration

Lacan veut avancer par rapport à ce qu’il a développé au temps de son séminaire sur la Relation d’objet et les structures freudiennes (1956-57). Il avait dégagé les différences entre les 3 opérations du manque :

 

  • La frustration (manque imaginaire d’un objet réel), quelque chose de bien réel dans la revendication, même si on imagine que c’est dû, le manque vient d’ailleurs.
  • La privation (manque réel d’un objet symbolique),
  • La castration (manque symbolique d’un objet imaginaire), une fonction de nature symbolique, de l’articulation signifiante. C’est de l’énigme que nous propose le phallus comme objet imaginaire que nous faisons l’objet de la castration.

 

Il y a donc du réel dans les 3 opérations.

 

« C’est au niveau de l’agent que je suis resté moins explicite », dit-il.

 

Dépasser l’Œdipe avec Totem et tabou, le père mort opérateur structural est énoncé cette fois sans le détour du mythe, au titre du réel comme un impossible : le père garde la jouissance, jouir de toutes les femmes… butée logique.  C’est là que Lacan parle du « père du réel » (p. 141), il n’y a pas d’acte au commencement, ni de meurtre. « Le père mort est la jouissance » : de ce qui du symbolique s’énonce comme impossible, le réel surgit.

 

Voilà le « choc » qui laisse les analystes entre veille et sommeil.

 

De même qu’Œdipe fait le choix du maître, avec le discours du maître « le père réel est l’agent de la castration », définie comme principe du signifiant-maître, effet d’une construction langagière, un effet du langage. Un fait de structure, et non plus un mythe.

 

Martine Lerude l’énonçait clairement récemment[3] : « La castration freudienne relevait de la parole du père, alors que pour Lacan, il s’agit d’un effet de discours. Pour Freud, l’identification au père et le recours au mythe étaient absolument nécessaires à l’élaboration de sa métapsychologie, Lacan, en formalisant les 4 discours reprend la question du mythe dépouillée de son récit, et il en dégage la structure d’écriture ».

 

Dans le discours du maître, la jouissance vient à l’autre (S2, esclave, corps, femme) qui en a les moyens, ce qui est langage n’obtient la jouissance qu’à insister jusqu’à produire la perte d’où le plus-de-jouir prend corps (et consistance logique). Le langage n’est que demande qui échoue, signifiant qui piétine, c’est de sa répétition que s’engendre quelque chose d’une autre dimension, autre chose pas sans rapport avec la vérité. « L’enfant est le père de l’homme » à l’instar de l’impuissance originelle infantile, bien loin d’une toute-puissance, justement. L’enfant est le père de l’homme, car quelque chose en fait la médiation, l’insistance du maître qui produit le signifiant-maître, le phallus.

 

La castration n’est pas un fantasme, il n’y a de cause du désir que produit par cette opération. Jouissance implique la prise en compte du corps et il n’y a de jouissance que du corps vivant. Ce corps, d’habiter le langage, est pris dans le lien social, au sens de ce qui, du langage, s’ordonne en discours. Il en résulte que la jouissance va tomber sous le coup de la castration, « opération réelle introduite de par l’incidence du signifiant quel qu’il soit, dans le rapport du sexe », il n’y a pas de lien social sans castration. Mais il ne suffit pas d’être parlêtre, être parlant. Il faut un agent. À partir du discours du maître, le père réel n’est rien d’autre que l’agent de la castration, là où il n’y a pas de loi, chute du sujet, hors fantasme, le père réel ne peut faire que de l’impossible, on connait cette agence-maître, c’est papa, ce gentil travailleur qui voudrait aussi être aimé… jusqu’aux pères-mère d’aujourd’hui, pas franchement des pères tyrans de horde. Une agence-maître pour que le discours du maître ça marche … Donc le père réel est agent de la castration et le père au foyer.

 

« Ce que l’analyste a retiré du rêve de Freud n’est encore pas du tout décanté » ponctue Lacan dans cette leçon.

 

  1. Du discours de l’hystérique au discours analytique

Heureusement le désir de l’hystérique vient ici à la rescousse !

 

Il n’y a nul père au principe du désir. C’est d’autant plus réfuté que c’est du désir de l’hystérique, que Freud a sorti ses signifiants-maîtres. Elle veut un maître sur lequel elle règnera, elle est le prix suprême du savoir.

 

« Elle pourrait même être à l’origine du Maître ? Ce serait élégant de conclure ainsi ! »

 

Freud a produit des signifiants-maîtres qu’il a couverts de son nom, un nom du père qui est juste un bouchon, il n’y a pas de meurtre là, c’est juste que les analystes ne savent pas s’en dépêtrer. Il n’y a aucun père à tuer, on n’est pas le père de signifiants, on est tout au plus père à cause d’eux.

 

Le vrai ressort du discours analytique 

La jouissance du maître sépare le signifiant maître en tant qu’on voudrait l’attribuer au père, du savoir en tant que vérité. L’obstacle qui est fait par la jouissance est là, entre ce qui se produit (de bon, des signifiants) et le champ dont dispose le savoir comme vérité.

C’est ce qui permet d’articuler dans la cure, ce qu’il en est de la castration : le père est celui qui ne sait rien de la vérité, tout enfant sait cela. De là arriver à se passer du père à condition de s’en servir…

 

 

 

a           >        $

___                ___

S2         #       S1         # Jouissance obstacle impossible = castration

 

 

J’y reconnais que la fin d’une analyse doit permettre de dégager le père du réel du père privateur, père symbolique (catégorie mythique du père mort et châtré) de l’Œdipe, et du père imaginaire, dieu tout-puissant idéalisé, père des fantasmes.

 

L’incarnation du père symbolique dans le père réel – et il vaut mieux que « quelqu’un se lève » à cette place – permet au sujet de s’extraire de l’idéal du moi et d’être marqué du sceau de la Loi, sanction de la castration, ce nom de l’impossible du sexuel, qui va permettre le choix d’objet d’amour, visé comme l’être i.e. dans ce qui lui manque.

 

*

 

Mais évidemment tout cela ne va pas pas sans parler à partir du contexte d’une époque déjà ancienne, le siècle dernier comme disent les ados, avant que les objets technologiques viennent combler ou violer nos orifices, promettant de satisfaire tous nos fantasmes, avant que nous ne venions nommer la castration restriction de jouissance. Quand le père était « Une action sur la langue incorporée, quelque chose qui se trouve déjà là, le réel du symbolique dont le futur antérieur est pathognomonique » comme le propose Bernard Vandermersch[4]. Une instance qui suscite anticipation, antériorité et altérité, comme la définit Jean Pierre Lebrun.

 

N’y a-t-il que le père, pour incarner cet agent, cet atout maître dans le rapport au sexuel, qui sexualise le manque dans l’Autre ? Le patriarcat avec ses abus et ses violences, lui est-il nécessaire ? N’y a-t-il pas d’autre agent pour fabriquer l’hétérogénéité d’un sujet désirant qui assume sa propre cause, son « engagement actif dans le jeu sexuel » et soit responsable de ses actes ?

 


[1] Télévision, avril 1970.

[2] S. Freud : « Lettre à Fliess » (1896) et « Les deux principes de l’advenir psychique » (1911) ainsi que la préface à la Traumdeutung (1920).

[3] M. Lerude : « Quand la castration devient une restriction de jouissance », Grand Séminaire de l’ALI, février 2024.

[4] B. Vandermersch : « Un peu de barbarie dans la raison pure », Grand Séminaire de l’ALI, janvier 2024.

Et « Hypothèse sur l’unique interprétation de Freud à Hans », in revue Essaim n°8 Fenêtres sur corps, 2001.