La notion d’état limite est à la clinique, en psychanalyse, ce que celle de relation d’objet est à la théorie. Elles ont toutes deux fait l’objet d’une même critique radicale et n’en reviennent pas moins, toujours avec la même insistance, dans bien des travaux se réclamant de la psychanalyse.
Pourtant, son manque de précision, la grande diversité de situations dans lesquelles elle est employée, son usage généralisé, ont fait reconnaître aujourd’hui par le plus grand nombre qu’il s’agit d’un concept "fourre-tout".
Que la psychiatrie et la psychanalyse se renvoient régulièrement la paternité de ce signifiant n’empêche pas de considérer qu’il trouve beaucoup plus son application dans une pratique psychiatrique, mais qu’historiquement il est issu au moins d’un temps fort de la réflexion psychanalytique anglo-saxonne.
Outre qu’il tente, sur le plan psychopathologique de remplir un vide supposé entre névrose et psychose, ce terme d’État limite est d’abord venu signifier les difficultés dont témoignaient avec un certain courage des praticiens de l’analyse dans leur rencontre avec des manifestations de transfert inhabituelles au cours de la cure. Au fil des travaux va finalement se préciser le tableau d’une personnalité caractéristique et un transfert dont la nature spécifique se dévoile aisément sous le terme de "psychose de transfert". (O. Kernberg)
Renvoyer simplement ces auteurs à leurs difficultés ne constitue certainement pas la façon la plus élégante de répondre aux questions qu’ils posent de façon authentique, au moins sur le plan clinique. Par contre, autant l’interprétation qu’ils en proposent sur le plan métapsychologique que les réponses qu’ils suggèrent d’y apporter dans la pratique méritent d’être discutées.
On trouve le plus souvent chez ces auteurs, une conception d’un Moi centré sur ses fonctions de synthèse et d’adaptation à la réalité et donc sur les structures cognitives et défensives de la personnalité. Une telle conception est dominée par un idéal d’unité propre à cette instance et donne le privilège aux processus conscients de la pensée. On ne s’étonnera pas alors que le clivage représente, dans cette interprétation, le mécanisme de défense (archaïque) à l’origine des manifestations pathologiques. De même que d’un point de vue maturationnel, c’est à une fixation narcissique – rendant compte d’un développement du Moi inachevé – que pourra se référer la clinique de ces états. Enfin, last but not least, la cause dernière de tous ces troubles renverra toujours à un traumatisme originel, d’une époque où le Moi n’était précisément pas encore pleinement constitué et ne pouvait donc pas disposer des moyens (symboliques) d’intégration du réel auquel il était confronté. (C’est ce qui constitue d’ailleurs, par définition, les conditions d’un traumatisme)
C’est en tirant les implications logiques immédiates de ces conceptions que les auteurs justifieront des modalités d’intervention dans la cure sortant du cadre langagier habituel pour porter le plus souvent sur le corps du patient (lui prendre la main, par exemple), ce, à certains moments cruciaux de son analyse.
A la lecture de ces témoignages, toujours très émouvants par leur sincérité et leur authenticité, (cf. le récit où que M. Little fait de sa cure avec Winnicott) on ne peut qu’être sensible à ce que ces interventions dans le réel (sensées compenser, réparer un trauma qui, lui, comme on l’a vu, n’a pu se jouer que dans le réel, par définition) viennent à un moment de la cure où l’analyste se trouve à court pour signifier quelque chose sur le plan symbolique. Le geste vient alors occuper la place d’une interprétation manquante.
Le repérage Réel, Symbolique, Imaginaire que nous propose Lacan nous permet alors d’interpréter bien des aspects de ce qui est en jeu dans la description de ces cures de patients États limites et particulièrement dans ce qui nous en est témoigné des manifestations transférentielles et contre transférentielles.
C’est une carence, une défaillance sur le plan symbolique qui, si elle s’origine d’abord des particularités de la structure de ces patients, va trouver, en écho, chez l’analyste, des modalités d’intervention privilégiant le réel ou se rabattant même sur l’imaginaire du corps.
La clinique de ces États limites, en tout état de cause, témoigne chez ces patients, d’une prévalence de l’imaginaire au détriment du symbolique dans sa fonction de constitution et d’appréhension de la réalité. Le fait, pour eux, de ne disposer que de l’imaginaire pour interpréter le réel auquel ils sont parfois confrontés, se traduit bien, cliniquement, par une sensitivité très vive à ce réel pouvant aller jusqu’au déclanchement d’épisodes délirants.
C’est donc un point faible dans la structure (défaut de nouage du symbolique vis-à-vis du réel et de l’imaginaire ?) qu’il s’agirait ici d’interroger.
Le fait que pour nombre de ces patients la structure du fantasme semble bien en place peut nous faire considérer que l’on n’est pas dans le champ d’une psychose de type schizophrénie, mais la question restera ouverte d’évaluer si l’on a affaire à une structure paranoïaque, perverse ou névrotique.
En tout état de cause, même pour la névrose, ce dont témoignent les travaux actuels (Ch. Melman) c’est que si la fonction du Nom du Père a bien opéré, dans notre société contemporaine, les modalités de défense contre la castration qui en découle, tendent à lever les effets structurants de cette opération qu’est la métaphore paternelle et à produire alors la symptomatologie que l’on voit fleurir dans ces états. Plus ordinairement, ce malaise dans la société actuelle serait à l’origine de ces plaintes, de ces demandes particulières qui sont si caractéristiques de la façon dont se présentent en cure ces patients dits États limites.
Quoi qu’il en soit et pour conclure, nous considèrerons que c’est du manque d’une clinique consistante des psychoses dans le discours psychiatrique contemporain (cf. l’usage généralisé des CIM 10 et DSM V dont l’indigence sur ce plan n’a même pas à être dénoncée puisque ces classifications n’ont, au départ, aucune prétention sur le plan clinique, mais qu’un objectif pragmatique en épidémiologie – très largement reprise ensuite par la pharmacologie) que résulte le développement de cette notion d’État limite de même que de certaines dérives et faiblesses de conceptualisation, toujours agissantes au sein de la théorisation psychanalytique et ce tant depuis l’Ego Psychologie que du développement des théories du Self.