Vous connaissez tous :
Entre l’homme et la femme,
Il y a l’amour,
Entre l’homme et l’amour
Il y a un monde.
Entre l’homme et le monde,
Il y a un mur.
Alors, une étreinte entre un homme et une femme est-elle encore possible ? Je vais vous parler d’une étrange bête à deux dos qui se tient serré, comme dirait Lacan, et en silence se déplace, au rythme d’une musique venue des antipodes. Vous l’avez deviné, c’est le tango. (1)
Dans le tango comme dans le couple, tout se joue, se noue et se dénoue entr’eux. Je vous parlerai de ce "d’eux" qui nous occupe. It takes two to tango… Un deux inaccessible, un réel, selon les mathématiciens, bien que si proche. (2)
Il est question donc du rapport homme-femme tel qu’il se met en place grâce à l’assomption de l’ordre que le langage détermine pour les positions sexuées, en tenant compte de ce réel. (3)
Une jeune femme sur le divan me dit : "Je suis habituée à porter la culotte avec les garçons. Avec les garçons, je suis dans un rapport de force". Une liaison entre deux lettres fait alors sauter la censure : "je suis s’excessivement agressive. Avec un garçon il y a toujours Un de trop".
J’entends cet Un de trop comme une revendication égalitaire. (4)
Plus tard, elle dira à un homme lors d’une rencontre, "Bravo ! tu me fais sentir fille", phrase qu’elle ramène en séance avec perplexité et agacement. Elle s’en explique aussitôt après : "je me sens fille quand je suis effondrée, abolie". Ce constat l’étonne. Par ailleurs, elle perçoit que cette "abolition" qui la rend féminine n’est pas sans déplaire aux deux.
On peut alors se demander comment accepter de nos jours cette invitation à "être nulle" – j’exagère mais c’est pour signifier ce qui serait une invitation à représenter le zéro, pour être à la place de ce qui est aboli, ou vidé parce que troué ? (5)
Accepter de se volatiliser en tant que partenaire, comme dit Lacan, lorsque la connaissance du monde se met à occuper les hommes ? (6)
N’est-ce pas là la condition même pour représenter ou incarner l’objet a, opération qui s’associerait à la prise en compte de la nature du grand Autre: un signifiant lui manque, et le monde est dépeuplé… ? On pourrait même dire, un être lui manque…
Cette abolition peut bien être un repaire, un refuge à partir duquel une femme se divise entre
– un lieu de silence qui lui donne une marge subjective où, par exemple, mâcher ses mots,
– et ce qui reste – son image et avec elle, son corps et sa présence – qu’elle peut offrir au fantasme du partenaire. Elle n’y est pas toute.
La condition féminine paraît bien complexe. Mais, peut-on s’en passer ? En tout cas, il y a certaines choses qu’on ne peut pas faire tout seul, comme : se bagarrer, faire l’amour ou danser le tango. L’ordre est facultatif.
Il en va de même pour apprendre à parler, processus qui nous lie à un Autre dans un rapport qui nous marque à vie, et qui est destiné à subir des métamorphoses. Ainsi, on passe de la mère au père, puis selon les aléas de l’histoire de chacun, à celle ou celui avec qui on partage sa vie, grâce à l’analyse ou pas.
Peu à peu se révèle que, derrière l’amour, ce qui nourrit ce lien est l’altérité et le désir qui s’ensuit tel qu’ils se mettent en place par les lois du langage, la castration.
Malgré les apparences le tango n’est point une parade nuptiale. Si la parade animale est régie par les lois de la biologie, par l’instinct, le tango dessine plutôt un parcours pulsionnel. L’instinct dicte un comportement stéréotypé, tandis que la pulsion, marquée dès le départ par le rapport à l’Autre, fait appel non seulement au courage qui est aussi bien requis par l’instinct, mais surtout à l’invention faisant ainsi une large place à la créativité. Et avec elle, à l’imprévisible qui préserve l’altérité. Les différentes styles et figures possibles dans le tango pourraient être la métaphore de l’impressionnante diversité de moyens déployés par les humains quand ils se font la cour…
C’est vrai qu’il y aura toujours des hommes et des femmes qui auront tendance à faire l’économie du discours amoureux afin de garder une "toute indépendance" doublée irrémédiablement d’une solitude insondable. Certes, la nouveauté est condition pour la jouissance, comme le dit Freud dans Au-delà du Principe du plaisir.
Pour bien cerner la fonction du désir il est nécessaire de distinguer la jouissance, de l’écrasement du besoin, dit Lacan dans De ce que j’enseigne, et on peut ajouter, lorsque la sexualité reste sans arrimage dans le discours.
La jouissance prend place donc quand la nouveauté est assurée par la discursivité, comme dans le tango qui met en acte les deux places propres au discours, deux places non symétriques, non interchangeables.
Lalangue a sa sagesse lorsqu’elle suggère le "Sois belle et tais-toi", autrement dit, accueille la parole que suscite l’image que tu offres… Ton silence peut alors provoquer l’inquiétante étrangeté apte à représenter le réel, l’énigme propre au sexuel. Et en tant que réel, te situer au-delà du mur, le réel qui résiste à la puissance de la parole (7), et que les mathématiciens ont démontré sans, bien entendu, lui donner un sens… (8)
Lacan s’appuie sur le réel mathématique pour rendre compte du discours de l’analyste, tout en donnant de surcroit ses lettres de noblesse à un féminin qui dès lors peut être autre que celui de la revendication égalitaire.
Il dira quelque part que la première chose qu’une femme doit apprendre c’est à se taire. J’avoue, ce n’est pas toujours facile ! Mais vous n’êtes pas sans savoir que les femmes "actuelles" se sont mises à parler elles aussi. Il est indéniable que cela a introduit un certain désordre. Voir même, une "étrange inquiétude".
En tout cas, le tango les fait taire, comme d’ailleurs il fait taire les hommes aussi. Mais, comme Lacan nous l’enseigne, ce n’est pas parce qu’on se tait qu’il n’y a pas de discours. Le silence n’abolira jamais le discours, tout autant qu’un coup de dés n’abolira jamais le hasard.
On ne parle pas pendant la danse. Cela oblige à écouter ce qui reste, la pure présence du corps de l’Autre. Croyez moi, ce n’est pas une mince affaire, un corps sans paroles. Mais on dirait qu’ils dansent en silence pour mieux s’entendre. Borges avait déjà saisi que le tango est une étreinte entre des gens qui ne parlent pas la même langue. Un homme et une femme, par exemple…
Des codes précis régissent le monde des milongas, les bals à tango. Si on ne les respecte pas on est tout de suite mal vu ! Il y est donc question d’un semblant impliqué dans une jouissance.
Je passe sur les règles qui définissent les frontières de circulation des femmes, il y en a, bien sûr… pour souligner celle de leur mise en valeur grâce à la bonne prise en main par leurs partenaires.
L’homme doit garder le cap, et mener sa barque là où il faut : dans un bal les couples tournent autour d’un vide centrale, bon ce n’est pas le tore, quoique… les couples tournent autour d’un vide centrale dont le sens est établi par convention : celui qui est contraire aux aiguilles d’un montre – hémisphère sud oblige. L’homme avance, il ne recule jamais. Il peut marquer des temps d’arrêt – mais il ne recule pas. Il voit ce qui se passe autour du couple, et choisit par où il veut passer. Ses mouvements sont autant sobres que fluides et déterminés.
Tout est une question de confiance. Si l’homme sait sur quel pied danser, la femme peut danser les yeux fermés. Tout est là ! Elle se laisse embarquer dans le mouvement. Si le but est de réussir à ce qu’elle s’absente d’elle même, enjeu de S de A barré, il faut qu’elle puisse s’abandonner à son partenaire, le temps de la danse.
De son côté à elle, elle se doit de reconnaître si les consignes données par l’homme s’accordent bien avec sa position. Et si la consigne n’est pas bonne – il y aura toujours de jeunes danseurs ! – s’il ne tient pas compte de sa présence correctement elle se doit de rester immobile. "Ca" ne répond pas… Si elle fait à ce moment là une remarque quelconque, elle perd pied.
Elle doit laisser du temps à l’homme pour la barrer…
Parfois la femme, dans un désir de domination peut se prendre pour l’homme en cherchant à devancer les mouvements, mouvements qui sont normalement l’initiative de l’homme. Cette anticipation mettrait l’homme dans une position d’avoir à valider une chorégraphie qui ne serait plus la sienne. A moins que cela puisse être une provocation s’excessivement agressive, une invitation à la surenchère ? Dans le tango en tout cas cela doit rester dans la subtilité.
Pour danser le tango la femme se doit d’être belle et légère. La beauté, comme vous le savez, a la fonction de voiler les vérités dernières…
Par sa beauté une femme voile ce qu’il faut taire mais qui est inscrit dès le départ dans la logique du signifiant. Les femmes savent souvent, pas toutes donc, que derrière ce qui voile l’entre-deux, git le réel où le sexe se noue à la mort…
Doit-elle jouer ce jeu jusqu’à assumer l’ensemble de l’ordre du signifiant lorsqu’il instaure la mort de la Chose ? Autrement dit, si le désir du partenaire l’installe comme objet sublime, elle ne doit pas oublier que le propre de cet objet est d’être perdu à jamais. Elle devra en assumer les conséquences structurelles, en acceptant de vivre dans la crainte d’être délogée de la place que la sublimation lui aménage dans l’amour selon les règles du principe du plaisir. Pour le dire autrement, l’homéostase sera dérangée par l’impératif de la jouissance qui trouvera la voie ouverte seulement dans la sexualité.
Est-ce là le sacrifice de l’objet de la tendresse dont Lacan parle dans le séminaire Des quatre concepts… ?
Ou celui de la proie de chasse à sacrifier après que le chasseur se soit donné la peine de la connaître jusque dans ses habitudes les plus intimes, dans son instinct de vie ?
Est-ce la condition pour assumer l'(a)bject du sexe qui ne peut se tenir qu’hors la loi, hors les lois du langage, dans la jouissance du corps ?
Quant à l’homme, il lui faudra accepter comme fait structurel que choisir c’est perdre aussi. Que ce que la logique phallique lui impose c’est que c’est de savoir qu’elle est perdue d’avance, qu’il l’a. Autrement c’est lui qui est perdu.
Il y a l’amour
Entre l’homme et la femme.
Il y a un monde
Entre l’homme et l’amour.
Il y a un mur
Entre l’homme et le monde.
Entre un homme et une femme, le discours et l’amour ? Certes. Le silence, la danse, le sexe ? Peut-être. Le temps d’une danse, ou deux.
Mais dans tous les cas, limitée. Et si danser un tango ou deux, dans sa métaphore n’est pas le signe de l’amour, il en est au moins une réponse.
Notes :
(1) "… la fameuse bipartition de l’être qui de prime abord n’eût été que bête à deux dos qui se tient serrée" (Ou pire, 15 mars 1972)
(2) "La mathématisation seule atteint le réel, un réel qui s’évade". ("Encore", Ali. p.216)
La notion d’existence n’a surgi qu’avec l’intrusion du réel mathématique comme tel. Une fonction sans rapport avec quoi que ce soit qui fonde d’eux, Un. (fondre fonder. Deux n’est pas fondu en Un, ni Un fondé par Deux. (17 mai 72, p.131)
(3) "le langage fonctionne en suppléance de la jouissance sexuelle"
(4) "L’Autre n’est pas Un". (Encore)
(5) "L’Autre c’est un trou" (Encore : p.195)
Elle est l’Autre, mais pour que ce lieu soit celui de la vérité il doit être barré.
De l’Autre on en jouit mentalement (on n’en jouit pas sexuellement) S(A/) écrit quelque chose sur l’Autre, en tant que terme de la relation qui, de s’évanouir, de ne pas exister, devient le lieu où ça s’écrit. … (…Ou pire, 8/3/72 p.82)
Un des termes de la relation doit se vider pour lui permettre à cette relation de s’écrire. Idem, p.83
(6) Pendant un temps cette bipolarité de valeurs a été prise pour suffisamment supporter, figurer ce qu’il en est du sexe. C’est de là même qui est résulté cette sourde métaphore qui, pendant des siècles, a sous-tendu la théorie de la connaissance… Le monde était ce qui était perçu, voir aperçu, comme à la place de l’autre valeur sexuelle.(…Ou Pire 12/1/72 p.44)
Entre l’homme et le monde, ce monde substitué à la volatilisation du partenaire sexuel (Savoir du psychanalyste, 6/1/72 )
(7) "…il y a quelque chose en elle qui échappe au discours" (Encore, 9/1/73, p75)
(8) "Une jouissance à elle qui ne signifie rien". (Encore)
"Ce qui est au delà du sens et qui a comme effet l’angoisse" (… Ou pire, p135)
Dans le Discours analytique : si l’analyste en position de semblant de a produit de l’angoisse, c’est un bon signe (… Ou pire, 135)