« Le sens, c\’est ce qui résonne à l\’aide du signifiant, mais ce qui résonne ainsi ne va pas loin. Si l\’écriture poétique veut donner une idée de ce qu\’est l\’interprétation psychanalytique, c\’est tout à fait certain que l\’écriture n\’est pas ce par quoi la poésie — la résonance du corps s\’exprime ».
Jacques Lacan, in L’insu que sait de l’une bévue
Dans une scène célèbre du Dictateur, Charlie Chaplin imite la voix d’Hitler. C’est au travers de la texture même de cette voix qu’il fait résonner les bruits de bottes, la folie de l’histoire. Sous l’effet de cette mise en voix, le trait sonore devient alors une véritable caricature, c’est-à-dire une figure de style, qui situe le champ du politique. Voici notre hypothèse :
1 Ce qui dans cette voix fait bruit, articulation, convoque la question de l’identité singulière et collective, question que le mot actuel, « identitaire », transforme en bouillie inaudible.
2 Cette « chose » que nous définissons, provisoirement, comme la production d’une scansion opérée par un bruit sur un espace sonore continu, fait résonner l’espace que Freud situe entre Moi idéal et Idéal du Moi, celui-là même dont il se sert pour expliquer la fonction hypnotique. C’est cet espace qu’occupe l’hypnotiseur, nous dit-il, ou encore le trait du Führer, sa moustache… ou la voix !
3 Cet espace réel, dans ce que Freud appelle, faute de mieux, la psyché, constitue une fracture constitutive, susceptible d’être occupée : le Savoir qui s’y installe commande alors au sujet, quelle que soit sa validité. Tout savoir sur la question de l’origine lui confère un semblant de consistance, et plus encore, la promesse assurée d’une identité garantie.
4 C’est cet espace que la musique fait résonner, de deux manières au moins, entre mélodie allusive et coupure discursive, entre hypnose et rhétorique.
Pour soutenir cette hypothèse, nous prendrons appui sur trois exemples remarquables : une particularité harmonique nommée « quinte du loup », puis l’opéra de Schoenberg « Moïse et Aron » et la fameuse « blue note » qui définit l’une des musiques les plus importantes née au siècle dernier, le Jazz.
Le fait même de choisir la musique comme paradigme du semblant dit assez que ce texte ne revendique nullement le statut de démonstration. Mais la démonstration vaut-elle pour interprétation ? Rien n’est moins sûr, si l’on en croit Lacan, bien entendu ! Le psychanalyste interprète d’un point où il n’est pas préparé à répondre. Il parle un discours sans parole. D’une certaine manière, non sans logique rigoureuse, il improvise : étymologiquement, il avance sans voir. Et comme le dit Freud avec humour : « Ce n’est pas chose facile de jouer de l’instrument psychique ».
La quinte du Loup
Nous employons aujourd’hui la gamme dite tempérée qui a la particularité de rendre toutes les tonalités visitables. Pour aller vite, rappelons que la tonalité se définit par l’association d’une note fondamentale à une quinte, c’est-à-dire une note qui résonne selon un mode considéré comme particulièrement harmonieux, et dont le rapport à la fondamentale est mathématiquement calculable. Selon la légende, tout commence le jour où Pythagore traduit avec cordes et poulies les sons produits par le marteau d’un forgeron sur son enclume : à l’en croire, les choses parleraient nombre, et la musique serait alors la première vraie physique !
Cette pytha(ri)gorisation eut quelques effets.
Entre la note dite fondamentale et la quinte qui lui est attribuée, par exemple do et sol, il devrait y avoir toujours le même nombre, exact, de demi-tons. Cet écart fait que la quinte résonne. Cependant, le parcours du cercle des quintes, cet enchaînement logique, qui consiste à faire de la quinte la nouvelle note fondamentale, ne retrouve pas la note de départ, mais une quinte fausse qui ne diffère de la quinte juste que d’un écart minime, le plus petit écart sensé être entendu par l’oreille, un coma. Cet écart est néanmoins suffisant pour que cette quinte-là sonne faux, dissone. On dit alors que l’on y entend des battements, des bruits. Cette quinte « fausse », dite quinte du loup, ne relève pas de l’erreur mais de la structure même, générée ou révélée ? — là est la question — par la mise en présence d’une écriture supposée grammaticalement harmonieuse et d’un système destiné à produire de l’affect. Tout dans la musique ne peut être tempéré, c’est-à-dire protégé de l’irruption d’un affect discordant.
Il est intéressant de noter qu’aujourd’hui, pour résoudre ce problème sur des instruments à clavier où les notes sont déjà fabriquées, cet écart est réparti sur l’ensemble du cercle des quintes, ce qui revient à éduquer l’oreille à accepter des quintes fausses… il est des objets partiels qui disparaissent sous prétexte de progrès : peut-être est-ce le signe du passage de la civilisation de la voix à celle du bruit !
Reste ce nom étrange : quinte du loup ! Il nous conduit à émettre l’hypothèse que ce qui fait chez le loup la spécificité de son hurlement est quelque chose de l’ordre de l’absence radicale de toute discontinuité dans la voïcisation. Pas de bruit ? Ou plutôt pas de frontière entre bruit et cri ? Ici Lacan avertit : le cri, c’est l’Autre ! La puissance d’appel de la « voix » du loup, lorsqu’elle se conjugue à la représentation de la bouche dévoratrice, vient masquer/révéler l’horreur, et la fascination d’un vide inconjugable. Cela relève-t-il de l’Unheimliche ? Littéralement de ce qui ne relève pas du Heim, de la maison. Le préfixe un traduit quelque chose du battement, et marque la négation, c’est-à-dire, comme le précise Freud, la question du dedans et du dehors. Mais tout cela reste encore dans le monde œdipien, euclidien. Or justement c’est dans le monde du fantasme protecteur que quelque chose fait effraction : trou dans l’écoute, signal de l’absence de signal, l’appeler « un blanc » relève déjà d’une imaginarisation. L’écoute peut se définir par le repérage d’un signal dans une continuité. Comment sait-on qu’il s’agit d’un signal ? Parce qu’il se répète ! Qu’est-ce que cette continuité ? Un silence ? Qu’est-ce qui définit le silence ? L’absence de signal ! Le silence ferait donc taire les bruits de fond ? Quand le serpent du Savoir sur le sexe se mord la queue, John Cage lève l’ambiguïté : « le silence n’existe pas, c’est un concept inventé pour masquer les bruits du corps ».
Dans ce trou sans bord viennent résonner nos voix dites « intérieures », les « Innere Stimme » que le père du petit Hans, Max Graf, essayera vainement de faire entendre au Herr Professor Freud, décidément unmusikalich, encore le préfixe un, non pas a-musique ou encore non musicien, mais sur ce point précis, sourd (refoulement, refus ?) à l’idée d’une jouissance inentamée, avant tous les « UN » du monde.
Lacan s’appuie sur Emmanuel Kant pour fonder la notion de conscience morale. Pour qualifier la puissance particulière de la voix muette de cette conscience morale, Kant utilise le qualificatif d’unüberschreibar[i]. Ce qui signifie littéralement non-sur-criable, indépassable tout comme l’œil de Caïn dans le champ du regard. La voix de la conscience signale la frontière de l’Unheimliche. Tout n’est pas symbolisable : le mur du langage n’est pas l’Unheimliche, proximité incongrue d’une absence (et non simple présence).
Même si la voix du loup recèle un objet Réel, la figure qu’il représente reste bien entendue du côté de l’Imaginaire. Un détour par la légende du loup-garou qui, paradoxalement, n’est rien d’autre qu’une humanisation du loup, nous permet de progresser dans notre tentative de cerner de plus près l’objet en question. En effet, le loup-garou, au regard des croyances populaires, participe de deux appartenances, bête et homme, illustrant en cela une question qui court dans le séminaire de Lacan quasiment depuis le début de son enseignement : y aurait-il un point de conjonction entre le Symbolique et l’Imaginaire ? Autrement que dans un délire, c’est-à-dire déjà dans une tentative de colmatage de la brèche ouverte dans le symbolique ? La réponse de Lacan nous permet de situer le loup-garou à sa vraie place, celle d’un fantasme, d’un nouage à trois éléments et non à deux. En quelque sorte, la légende « humanise » cet objet ectopique sur un mode qui s’articule au religieux.
En terme freudien, pas de pont entre représentation de mots et représentations de choses autrement que sur le mode du fantasme : Freud partait d\’une tentative d\’inscrire sur un appareil psychique modélisé les avancées et enseignements issus de sa pratique. Mais cette tentative véhicule une notion du corps qui va montrer les limites qu\’elle impose à sa théorie, et la rupture passe ailleurs : Freud s\’est empêtré dans la notion de représentation, comme le remarquera Jacques Lacan :
\ »Cet inconscient auquel Freud ne comprenait rien, ce sont des représentations inconscientes, unbewussste Vorstellungen. J\’ai essayé de fomenter cela pour l\’instituer au niveau du symbolique, qui n\’a rien à faire avec des représentations (…) l\’inconscient n\’a de corps que de mots (…) L\’idée de représentation inconsciente est une idée totalement vide, folle. C\’est une abstraction qui ôte au Réel tout son poids concret\ »
Cette citation est tirée d’une conférence faite à Genève en 1975 intitulée « Propos sur le symptôme » : c’est sur ce point précis que Lacan rompt avec l\’inconscient freudien, avec L’Un-bewusst, avec une certaine topologie. Nous formulons ici l’hypothèse que ce point de défaillance est recouvert par le volet mythique de l’identification primaire. Dire cet objet perdu est déjà une façon de lui conférer une existence. La première satisfaction est hallucinatoire ; elle reste radicalement hors langage. A cet endroit, Lacan écrit « a ».
C’est ce qui, dans le système même de notre musique occidentale fait éclat ; nous le retrouvons dans les mythes qui entourent la voix : elle n’est pas un instrument, même si elle reste soumise à ce qui dans notre oreille relève de la culture : Quel est l’auteur de la voix ? Sommes-nous identifiés par notre voix, cette voix nous identifie-t-elle ? De quel objet s’agit-il ? Pourquoi cet \ »objet voix\ » déchaîne-t-il de telles passions ? Il y a dans l’objet unüberschreibar quelque chose qui, loin de faire lien, liant, lieu, relève d’une puissance dispersante, très proche de ce que les romantiques allemands ont identifié à travers la notion de Bruchstück, c’est-à-dire fragment, et non morceau. Pour paraphraser Lacan, ce qui n’en finit pas de ne pas faire puzzle.
Moïse et Aaron : Une rencontre impossible
Une vieille légende nous raconte que la voix naquit dans le désert, du souffle du zéphyr[ii] dans une corne de bélier mort. Gageons que cette légende est postérieure à l’irruption quelque part autour de la Méditerranée de ce UN qui parle, dont le corps n’est que voix.
C’est toute la question du Dieu UN — défini par Arnold Schoenberg au travers d’un leitmotiv : einziger, ewiger, unsichtbar, unvorstellbar, allgegenwärtiger Gott, c’est-à-dire un dieu unaire, hors temps, invisible, irreprésentable, d’une absolue présence —, dans son rapport avec un rédempteur national et spirituel. Schoenberg, qui se fixe comme projet de sortir la musique occidentale du culte de l’harmonie, aurait pu éclairer Freud sur son horreur de la jouissance océanique…
Comment lire cette étrange «surdité» de Freud ?
Car ce sur quoi il fait l\’impasse est au coin de sa rue, sur les chemins de ses promenades, hante les cafés Viennois qu’il fréquente. En 1905, l’année de la publication du Witz, est donné le premier quatuor d\’Arnold Schonberg qui, associé à Berg et Webern, crée l\’Ecole de Vienne. Le projet avoué est de faire éclater l\’écriture musicale telle qu\’elle était conçue jusqu’alors. Cette révolution musicale ne passe pas inaperçue. Le père du Petit Hans, Max Graf, travaille sur Wagner et son exposé est commenté par Freud. C\’est en fait la notion même d\’écriture musicale qui reste ignorée. Dans l\’état de nos connaissances, rien ne fait mention d\’une rencontre entre Freud et Schoenberg. Leurs vies vont pourtant s\’entrecroiser, jusque dans l’exil… Un même personnage habille leurs recherches. Entre 1929 et 1930, Schonberg travaille à un opéra qui restera inachevé : Moise et Aron. A quelque pas de là, Freud invente la naissance du monothéisme juif et interprète le courroux du prophète.
« 0 Wort, du Wort das mir felt ! » un mot manque dans la bouche bègue de Moïse… pour dire ce que serait le lien social idéal ! Pour se faire entendre par l’autre ! Schoenberg termine ainsi le deuxième acte de son opéra. Le texte du troisième acte est prêt, mais la musique manquera à jamais, articulation du sens et du son où, sur chaque versant, chacun se heurte à l\’impensable. Dans cette oeuvre inachevée, la mise en scène du silence tente de figurer le dialogue impossible de l\’homme qui chante et du Dieu dont le nom est imprononçable, et qui ne chante pas. Pas de voyelles, donc pas de voix, sa parole se limite à des lettres silencieuses. Moïse, le prophète, trouve dans le Sprechgesang la forme du bord, littoral entre musique et parole.
Freud écrit en 1911 un très court texte sur l\’oubli des voyelles dans les rêves. Curieusement, la référence à l\’hébreu y est inversée : en hébreu, en effet, la consonne est écrite. Dans le nom de Dieu, les voyelles sont perdues, et il n’en reste que quelques lettres imprononçables. Dans un rêve, quand un nom est oublié, on peut le remplacer par un autre nom à condition que l\’ordre des voyelles soit le même. Cela permet-il d\’en déduire que le refoulement porte sur ce qui fait articulation, bruit, mais aussi en hébreu support, la consonne?
Une écriture du silence ?
Cette rupture dans l\’appareil musical nécessite pour être suivie, un retour sur la notion d\’harmonie et de rythme.
Comme nous l’avons déjà dit plus haut, c\’est à partir du rapport entre les entiers naturels comme unité de mesure d\’une corde vibrante et le son produit, que la notion d\’harmonie se développe en Occident. Ainsi, le rapport entre deux notes, celle qui sert de référence et celle que l\’on appelle la quinte, sera à l\’origine de la tonalité. Des intervalles sont alors décrits et permettent une véritable combinatoire : à partir d\’un intervalle fondateur, toute proposition harmonique peut alors être résolue. Ainsi toute écriture de cette résolution, à partir d\’une différence, doit, pour être acceptée, rester dans des limites marquées par l\’époque, limites plus ou moins élastiques, car la dissonance se digère mal, et l\’innovateur peut se voir taxer de cacophone, ou pire, d’hérétique ! En musique, comme ailleurs, la fixation des règles d\’interprétation est l\’enjeu politique d\’un pouvoir temporel. Bach en son temps écrira l’art de la fugue, fixant ainsi les modes de la résolution d’une proposition ! Mais l\’écriture de la dissonance est une résistance au pouvoir d’un ordre musical. Elle baigne toute la musique et Bach lui-même ne s\’en prive pas, lui qui énonce les règles d\’harmonie et qui pourtant les contourne. Un exemple, en se servant des voix de la fugue : une note absolument juste dans le contexte de sa voix peut frictionner avec une note d\’une voix différente. Cependant, chez Bach, cette friction conduit à la résolution dans un accord parfait, modèle de la création divine. Si l’on se souvient que les notes étaient alors désignées par des lettres, il est alors facile de repérer que l’accord parfait écrit dans le registre sonore le nom de Dieu. Cette forme de transgression semble sur le versant de l\’allusion, et c\’est peut-être ainsi qu\’il faut entendre les canons et tous les autres processus quasi rhétoriques qui sont au cœur de l\’écriture chez Bach. Comment parler ici de double sens ? La musique en effet suggère plutôt qu\’elle ne signifie. Néanmoins quelque chose est attendu, qui ne vient pas, et ce qui surgit surprend. La musique a un versant witzig. Bien entendu, on ne peut définir la dissonance que dans un contexte connu, consonant. Mais cette question dépasse le cadre de l\’écriture musicale. Une note seule peut-elle être dissonante ?
Avant Schonberg, cette question se résolvait dans le règne de la tonalité, une note engendrant un espace harmonique de référence, à partir duquel on partage les écarts permis ou non. Avec Schonberg commence, selon ses détracteurs, la fin de la musique, car la rupture avec la tonalité entraîne dans cette chute quelques idées reçues, peut être la fin d’une certaine conception du sujet supposé entendre. Au fétichisme du nombre, selon la belle expression de Pierre Boulez, succède la série de 12 notes qui fait alors structure, loi de composition. Elle se retrouve, dans son arbitraire, à l\’origine de tout événement. Elle n\’est plus un ornement mais vise le vrai. Dépourvue de toute fonction, elle se pense, elle est pensée en notes comme d\’autres pensent en mots. L\’effondrement de relations tonales conduit Schonberg à travailler sur la notion de timbre, qu\’il élargit par l’expression allemande Klangfarben, la couleur de ce qui sonne. Ici, Klang indique la percussion, le bruit. C\’est dans cette brèche que s\’engouffre plus tard John Cage et ses suivants qui tenteront d\’abolir la différence entre matériel musical et matériel sonore, soutenant l’idée que les sons ne sont pas des hommes…
Ce que cherche Schonberg est un système général convenant à l\’ensemble des musiques passées et à venir dans lequel la tonalité n\’est plus qu\’un cas particulier. L\’ouverture d\’espaces sonores jusque-là inouïs n\’est pas pour autant renoncement à la raison, c\’est en fait comme une autre géométrie qui s\’ouvrirait. Cela conduirait à l\’idée que seule la dissonance est rationnelle parce qu\’elle permet d\’entendre la singularité. La consonance est irrationnelle et engendre l\’espace sacré, défini selon Mircea Eliade, comme un espace où les événements reviennent à la même place faisant signe à qui sait les lire. En d\’autres termes, le deuil de la tonalité comme « tout » déplace le sacré. Sans quitter le modèle mathématique, Schoenberg sépare la tonalité de ce qui l’organisait jusque-là, à savoir le fétichisme du nombre et de l\’harmonie qui conduisait même à imaginer, comme le proposait Léonard de Vinci, un corps de proportion parfaite.
Revenons un instant sur le bouleversement qui marque le début du 20ème siècle. Une innovation de l\’écriture, qui fait rupture avec les règles jusque-là énoncées, doit être rapportée à la mise en cause d\’un modèle de la subjectivité. Car les repères qui vont tomber ne concerneront pas seulement la sphère psychique, ce dont Lacan parlera en termes de révolution copernicienne, ni même le domaine musical. Rappelons-nous, Einstein et Klee, mais aussi Lobatchevski et Riemann, comme si quelque chose dans l’air du temps faisait là interprétation, coupure dans un certain agencement du symbolique.
Les musiciens — les artistes — une fois de plus nous devancent : cette nouvelle musique était le signe d’un nouvel agencement de la subjectivité. Nous sortait-elle de « l’ornière des Noms du Père dans laquelle s’abîmaient les partisans de l’Amour Fou, qui étaient des symptômes sociaux[iii] » ?
Blue note
Vers la fin du 19ème apparaît en Amérique du Nord — le Nouveau Monde —, une autre nouvelle musique. Cette musique naît de la rencontre entre le monde africain, et le monde occidental, celle de deux espaces musicaux distincts, mais plus radicalement encore entre deux organisations de la pensée, deux structures sociales différentes, et enfin entre le monde de l’esclave et celui du maître. Sans prétendre à l’exhaustivité, soulignons quelques traits de cette différence sur lesquels nous pourrons appuyer nos remarques.
Le jazz se caractérise essentiellement par la variabilité de certaines notes qui composent la mélodie, ainsi que par un rapport très particulier au rythme, au swing.
La variation des notes touche particulièrement les « notes bleues », dites blue note en anglais, dont la hauteur ne coïncide pas avec nos gammes diatoniques normales, mais varie selon le moment où elles sont jouées, et le musicien qui les joue. Le timbre lui même peut également varier, ainsi que la durée, ce qui s’entend particulièrement bien dans la voix, les instruments à vent et les cordes.
La note seule est déjà une création momentanée, difficile à écrire sur une partition. Elle devient pour ainsi dire une signature du musicien, un blason sonore. Le nom blue note vient probablement, comme le mot blues, De l’expression black devils, c’est-à-dire diables noirs, idées noires. Les variations de ces notes sont à mettre en rapport avec cette particularité de la culture africaine qui ne fait pas de différence nette entre la musique et la parole, et dans laquelle la hauteur du son entretient un rapport étroit avec la signification, comme en témoigne l’utilisation des tambours pour communiquer à distance.
C’est d’ailleurs dans l’utilisation de la voix que le jazz touche au plus près la frontière entre bruit et cri. En effet une caractéristique de cette musique est la recherche d’une certaine rudesse dans le timbre de la voix appelé dirty tone. Ce son sale tranche avec la recherche d’un son pur et idéal, image d’un corps transparent, qui a longtemps marqué la musique occidentale. Pour obtenir un tel effet, le chanteur utilisera un vibrato forcené, un grincement ou un cri, ce qu’évoque parfaitement la voix rocailleuse de Louis Armstrong, ou encore le souffle qui entoure la note du saxophone de Ben Wester. Cette irruption du bruit du corps dans le chant se retrouve dans certaines musiques folkloriques occidentales : souvenons-nous de la tsigane de Joseph Kessel, qui buvait et fumait pour casser sa voix et y faire entendre une fracture.
Il y a plusieurs théories quant à l’origine de la blue note. Elles sont d’autant plus intéressantes que chacune illustre de façon assez claire la nécessité de rationaliser l’irruption, hors musique, de ce bruit dans la voix, au regard d’une civilisation ou d’une culture. Nous nous référons ici à la distinction opérée par Charles Melman pour qui la civilisation est du côté des lois du langage et la culture du côté de l’organisation d’une défense collective devant le Réel.
La théorie la plus répandue est celle qui consiste à dire, sur un mode imaginaire, qu’il s’agit de la réintroduction dans la gamme tempérée des notes de la musique traditionnelle africaine, pentatonique, injouable sur des instruments occidentaux. La blue note serait donc le souvenir d’un passé historiquement datable, celui du départ de l’Afrique, mais aussi un renvoi à un temps immémorial, mythique, celui de la naissance de la musique africaine. Cette théorie mélange deux opérations pourtant distinctes. La nostalgie de l’origine ne peut pas être confondue avec une question purement mathématique de demi-ton. Par ailleurs le traitement de la voix dans le jazz montre assez bien que la notion de note \ »hors du ton\ », présente dans nombre de musiques, arabe ou hindoue par exemple, ne répond pas à un problème de solfège ! En fait, ni l’Imaginaire, ni le Symbolique ne suffisent à expliquer ce qui jaillit à cet endroit, et nous pouvons avancer l’idée que la blue note vient combler une faille réelle, c’est-à-dire d’une certaine façon la faire entendre. Lui prêter voix, certes, mais sur un mode différent selon les époques : c’est toute l’histoire de la musique négro-américaine. Pour aller vite, disons qu’au début, cette blue note se retrouve essentiellement dans le blues dont la structure image assez bien la naissance du héros qui s’extrait du chœur, un homme chante une phrase et le groupe la reprend en chœur. Puis viendra le Negro-spiritual, musique religieuse que chante l’esclave converti à la religion du maître. Il convient de rappeler ici que des esclaves dressés et éduqués jouaient de la musique européenne pour leurs maîtres ; donc, d’une certaine façon, la blue note affirmait une identité dont on peut dire qu’elle résistait au discours du maître, hors d’atteinte de ses instruments bien tempérés ! Puis la musique de jazz, longtemps après la libération des esclaves, gagna progressivement les grandes métropoles nord-américaines, pour devenir une musique soumise aux aléas de l’industrie naissante du disque, parfois même une musique de fond… Dans cette longue histoire, il convient de signaler un épisode intéressant touchant à la notion d’identité, le free-jazz contemporain d’une revendication politique parfois violente. Dans cette musique déstructurée, dans laquelle la ligne mélodique disparaît pour laisser entendre le bruit de la violence et du chaos, les rares moments harmoniques et les inflexions mélodieuses de la blue note ne sont plus que des citations éparses, palimpseste, référence nostalgique et parfois sarcastique à un passé disparu.
L’acte d’ouïr
Le 19 avril 1977, il fait appel à la poésie chinoise pour préciser l’avancée qu’il soutient à ce moment de son enseignement. La citation qui suit est à la source du parcours que nous venons de présenter.
Contraints par les structures de leur langue, les poètes chinois ne peuvent que chantonner : « Ils modulent un contrepoint tonique, une modulation qui fait que ça chantonne, car de la tonalité à la modulation il y a un glissement. ( … ) La métaphore et la métonymie n\’ont de portée qu\’en tant qu\’elles sont capables de faire fonctionner autre chose ; et cette autre chose est ce par quoi s\’unissent étroitement son et sens ; c\’est pour autant qu\’une interprétation juste éteint un symptôme que la vérité se justifie d\’être poétique ; ce n\’est pas du côté de la logique articulée qu\’il faut sentir la portée de notre dire »… « Cette jonction du chant et de la parole, c\’est le forçage par où un psychanalyste peut faire sonner autre chose que le sens » Ainsi, en 1976, Lacan déplace la musique de la seule fonction hypnotique, ou du mécanisme allusif dans lesquels la rumeur psychanalytique la maintenait depuis longtemps, ultime identification au unmusikalisch freudien !