Encore et toujours
25 juin 2024

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LEBRUN Jean-Pierre
Le Grand Séminaire

Alors j’y vais. Mais depuis samedi il ne s’est pas passé grand-chose qui aurait pu tout chambouler, alors je suis dans le fil direct de ce que j’ai essayé d’aborder comme j’ai pu, samedi.

 

Mais depuis que ce séminaire se joue sur castration ou barbarie, je reste convaincu que la fameuse formule de Melman, « la barbarie consiste en un pouvoir social organisé non plus par un pouvoir symbolique mais réel » me semble tout à fait pertinente, au point que j’ai proposé comme titre pour ce soir : Encore et toujours, encore et toujours la castration.

 

Je n’ai pas la même façon de travailler que Claude, j’essaye plutôt de partir de la réalité concrète dans laquelle j’essaie toujours de trouver mon latin, de retrouver mes jeunes. Quoiqu’on dise de la castration, on peut sûrement y réfléchir de plusieurs façons, mais ça me semble être un point de structure. Dans notre monde actuel, elle est non pas balayée, je ne sais pas ce qu’il faut dire de plus précis, mais en tous cas c’est quelque chose qui n’est pas encore d’office au programme d’être reconnu comme tel. Et ce seul fait-là pour moi engendre une barbarie, qui ne peut que trouver tôt ou tard à se révéler. C’est une période d’autant plus, non pas perverse mais efficace, que tout le social est en train de basculer dans ce sens-là.

 

Alors j’avais bien aimé l’intervention qu’avait faite Angela Jesuino à la première ou la seconde soirée consacrée à ce séminaire. Elle y reprenait une formule de Lacan qui rappelait le ressort tout à fait nouveau que Freud a introduit dans le désir : La castration, c’est ce ressort tout à fait nouveau que Freud a introduit dans le désir. Un peu avant, il dit « c’est l’assomption de la castration qui crée le manque dont s’institue le désir. » Donc pour moi la castration, ça a toujours rapport avec ce manque, cette sorte de trou, si on peut le dire comme ça, qui est véritablement central, inaugural de notre condition de parlêtre. C’est pour cela que c’est tout à fait important, que la castration est au cœur de ce que soutient la psychanalyse, et je trouve que ce n’est pas différent quand il s’agit de continuer à faire valoir d’une façon laïque que nous sommes les enfants du langage.

 

 Là-dessus il y a un programme, et ce n’est pas sa disparition qui est mise au programme, mais plutôt de continuer à l’articuler autrement que par le modèle religieux, articulé au fait même de la parole et du langage. Pour moi c’est ce point précis auquel je tiens beaucoup, auquel je m’accroche si on peut le dire comme ça, parce que ça donne une dimension anthropologique à la psychanalyse, et que ça permet du coup d’identifier des outils pour rendre compte de ce qui est en train de se passer dans la mesure où on peut très bien dire que ce qui se passe peut-être,  c’est justement que ce réel du départ, le réel de la constitution subjective, est remis en cause. J’ai d’ailleurs envie – je ne sais pas si j’y arriverai parce que je suis vraiment pris par le temps à cause de tas de choses à faire – mais la fameuse formule que notre ami Marc Morali a donné des quatre ou cinq numéros qu’il a consacrés à La Revue Lacanienne, c’était « A l’impossible, sommes-nous encore tenus ? ». Poser la question comme ça implique spontanément que dans le monde d’hier, il allait de soi que nous y étions spontanément tenus, et la question devient : Mais qu’est-ce qui fait qu’aujourd’hui certains penseraient n’y être plus tenus ? C’est l’inverse. C’est un peu différemment posé. Il ne manquera pas d’argument pour justifier de cette nouvelle donne : on n’est plus astreint à être tenu à cet impossible. On peut mettre en cause les découvertes de la science, les avancées de la technique, l’orgie capitaliste, et comme dit Jean Godin récemment « les promesses transhumanistes de l’intelligence artificielle », Il ne manque vraiment pas de raison pour venir faire sauter la nécessité au départ de la castration.

 

J’était très intéressé par ce qu’a écrit une collègue, Marie-Laure Susini, qui décrivait ceci : « Avant, il y avait un réel, la différence anatomique et physiologique entre les sexes, la nécessité d’être deux pour faire un enfant et d’avoir un rapport sexuel. C’était le réel auquel nul n’échappait, le réel in- contournable. Avant on ne parlait pas de procréation. Un bébé naissait d’un couple par hasard ou par la grâce de Dieu, par malchance ou par bonheur. Aujourd’hui il y a un autre réel : la fécondation d’un ovocyte par un spermatozoïde, et c’est ce qu’on appelle la procréation. La procréation échappe à la sexualité. » Et plus loin, elle dira « Des conséquences majeures s’ensuivent : si un homme était, pour la femme qu’il avait choisie, à la fois amant, il avait avec elle des relations sexuelles, et géniteur et père de son enfant, géniteur car c’est de leur relation que naissait un enfant, et père puisqu’il lui transmettait son nom et s’engageait à l’élever. Aujourd’hui, la mère est aussi chef de famille, dit notre collègue, avec la P.M.A. elle peut être seule à donner la vie. Elle a le pouvoir sur la vie ; toute seule, elle a tout le pouvoir. »

 

Il me semble que c’est quelque chose qui fait bien entendre que l’impossible qui hier était refoulé, se trouve aujourd’hui – je ne sais pas comment il faut dire – dénié, récusé, forclos, ce sera toute la question. Pour y voir plus clair il faudra là-dessus finir par trancher.

 

La castration pour moi c’est qu’au point de départ c’est toujours le trou. Le trou, ou bien pas le trou. C’est ça la question. Ce qui s’est passé avec la procréation qui vient à la place de la sexualité, c’est quelque chose qui fait que le trou est aboli  au profit d’une plénitude qui initie à la barbarie d’une certaine façon.

 

 Hier nous avons parlé, au séminaire « parentalité, conjugalité » de ce film « Retour à Séoul »  où on voit une fille adoptée par un couple français, qui arrive à Séoul alors qu’elle allait au Japon, on voit toute une série de façons qui viennent bien rendre compte de la difficulté avec laquelle elle fait ce voyage. Son père, qu’elle revoit grâce à l’association qui lui permet de faire cette recherche, n’est pas très intéressant pour elle, mais par contre c’est le rapport à la mère qu’elle recherche, envers et contre tout. Et ça se termine par une sorte de blanc ; puisque cette mère se montrera présente un moment, mais après elle disparaitra à nouveau. Et il me semble que dans ce que Claude disait dimanche, tu parlais de l’objet petit a avec l’aleph zéro de Cantor et tu rappelais ton titre : Le silence de l’analyste, je crois pour moi que ça reste tout à fait crucial, ça équivaut à ce trou qui est là au départ ou pas. C’est ça qui le présentifie pour moi, le silence de l’analyste. Et quand j’ai essayé de dire avec mon inconscient corporel, dont je ne fais pas une vérité absolue, loin de moi cette idée, mais où j’essaie de témoigner de quelque chose, c’était justement très bien rendu dans ce film Retour à Séoul, où, cette jeune femme, c’est dans son corps qu’elle doit retrouver ce trou, c’est dans l’éprouvé de son corps qu’il faut qu’elle le retrouve. C’est à partir de là qu’elle peut refaire le travail peut-être de passer comme j’ai dit du corps à corps au mot à mot.

 

Ca m’a étonné du coup, puisque c’était tout mon déroulement samedi, d’essayer de lire ce qui se passe dans le social aujourd’hui à partir de ce constat que le père n’a plus du tout la légitimité qu’il avait auparavant,  et que ça a des conséquences, aussi bien de laisser la mère toute seule, tout pouvoir, ou bien de ne plus arriver à transmettre ce qui est nécessaire. La transmission, comme disait justement Claude aussi dimanche, la transmission c’est la castration qui est en jeu, et ça passe par le père, et justement dans notre société aujourd’hui ce n’est plus comme ça que ça fonctionne. C’est ça qui m’avait fait apprécier la connotation de société post-oedipienne dont parlait Safouan, d’autant plus que dans le livre de Safouan il y a ce titre. Safouan travaille beaucoup à déplier tout ce qui se rapporte à la question du rapport sexuel, à quoi vient se substituer finalement un rapport marchand.  Lui-même voit bien que cela a un rapport très précis avec l’entièreté du système qui est devenu un marché.

 

Alors je ne sais pas pourquoi, si c’est une opposition qui mériterait un débat, mais je pense quand même que c’est important de savoir quoi. C’est pourquoi je dis que j’aime bien partir de la réalité concrète que j’essaie d’interpréter. J’ai l’impression qu’on est dans une société qui ne laisse plus du tout de place à cette possibilité du père, où c’est la mère qui a toutes chances d’avoir tout le pouvoir, et cela a des retentissements à la fois sur la question du social et à la fois sur la question du sexuel parce que je ne sais pas si on peut penser un sexuel sans père. C’est pour moi une véritable question.

 

Donc, l’inconscient, comme un éprouvé du corps dans lequel on peut faire ce trajet que je viens d’évoquer à propos de cette jeune femme, Freddy, c’est comme ça qu’elle s’appelle. Mais ce n’est pas pour moi pour contester la question du silence, parce que le silence reste tout à fait le point crucial de l’enjeu de la castration. C’est vrai qu’avec les patients aujourd’hui, moi-même – en tous cas c’est l’expérience que j’ai, et je ne sais pas si vous avez la même ou une semblable, une similaire –  je ne pense pas du tout qu’il faille parler plutôt que se taire , mais ils sont tellement pris dans une absence de possibilité de parler que je pense qu’il faut que parfois l’analyste lui-même parle de ce qu’il entend, de telle sorte qu’à partir de là, il puisse se reprendre lui-même en main, et là le silence reste bien la position forte qui vient rappeler tout ce que je viens d’évoquer concernant la castration.

 

Ce que je soutiens en revanche c’est que l’état dans lequel se trouvent les gens aujourd’hui, par exemple organisés par ce que notre collègue Mathilde Marey-Semper a évoqué à propos des langues mortes, tout ce contexte qui fait que la langue n’est plus la langue parlée, la langue parlante. Tout ça, c’est en train de faire une sorte de complot contre la possibilité de la reconnaissance de cet  élément central et crucial, le silence ou la castration. Mais c’est là qu’il convient alors, pour permettre au sujet d’échapper à ces contraintes auxquelles il est soumis, il convient que l’analyste parle, qu’il renvoie au patient ce qu’il entend de ce lui dit ce patient qui le consulte, de telle sorte qu’apparaisse l’irréductible de cette absence avec laquelle il faut faire. J’ai envie de dire : un point, c’est tout,  c’est comme ça.  Au moment où le patient se réapproprie cela, là il s’agit précisément de le ponctuer de silence.

 

Cela me fait penser aussi à la formule de Martine Lerude, « la soustraction de jouissance » qui était nécessaire, mais je trouve qu’on n’a pas assez insisté cette fois-là sur le fait qu’il faut qu’elle vienne de l’Autre. Il faut qu’il y ait un agent, sinon la castration reste bien l’os de la structure, c’est ce registre-là qui autorise la psychanalyse justement. C’est pour ça que j’avais retravaillé cette question du père réel pour montrer que Lacan a toujours donné beaucoup d’importance à la question de l’agent. Quand la mère a tous le pouvoir, dans le texte de Marie-Laure Susini que je viens de vous lire, d’emblée elle est incestuelle. Et Lacan à travers tous ses concepts nous fait entendre  – Melman le reprend justement –  qu’il y a une transmission par donation et non pas par castration. C’est comme ça que s’opère le plus souvent la transmission. C’est pour ça que ma question à Claude est très précise, mais il a déjà nuancé tout à l’heure, et peut-être que cela n’a plus d’incidence directe. Pourquoi ne pas reconnaître qu’il y a aujourd’hui cette perte d’une civilisation oedipienne avec tout ce que cela peut comporter comme conséquences, sur l’émergence éventuelle de la barbarie ?

 

Et, je termine par là, Marika Bergès dans son intervention avait rappelé à quel point les enfants d’aujourd’hui étaient tout-puissants. Mais ça va de pair avec cette question, avec le fait que le père n’intervient plus. Ils avaient comme exigence la parité, de la part des enfants.

 

Voilà les questions qui m’agitent pour essayer de rendre compte de l’évolution clinique aujourd’hui. Je trouve que ce qu’a amené Thierry Roth dans son intervention me semble aller tout à fait dans ce sens-là, avec cette idée de la récusation. Je trouve que les termes sur lesquels on s’arrête ne sont pas suffisamment clairs. S’agit-il d’une forclusion du Nom du père, s’agit-il plutôt d’une récusation du Nom du père, ou d’une récusation de l’intervention du père réel ? Tout ça est délicat et mériterait d’être précisé, et même de nous confronter pour voir comment on pourrait mieux l’entendre. C’est comme ça que Melman me répond, dans La dysphorie de genre, que cette fonction paternelle se trouve aujourd’hui légalement abolie. C’est un évènement, dit-il, qui n’a été salué nulle part alors qu’il constitue une rupture avec des millénaires culturels.  Je ne sais pas si on n’a pas intérêt à reprendre le poids de ce qui est dit là, qui a toute son incidence, toute son importance, et qui peut-être bien à faire émerger ce que Thierry appelle des névroses par récusation, mais je ne suis pas sûr que ce soit comme je l’ai déjà dit par récusation du Nom du père, il me semble que c’est plutôt par récusation de l’agent que constitue le père réel.

 

Donc voilà quelques points que j’amène un peu en vrac, pas beaucoup plus loin que samedi dans ce que j’avais à dire, mais je propose qu’on discute qu’on échange, si vous en êtes d’accord.