D’un bien jouir ?
23 octobre 2024

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Cyrille NOIRJEAN
D'autres scènes

En 1415 paraît en latin la première version dite longue de l’Ars moriendi, l’Art de mourir. Puisqu’il nous faut bien mourir, il s’agit de l’Art de bien mourir. La peste noire a ravagé le monde quelques décennies auparavant ; notre partie de l’Europe est agitée par des guerres meurtrières… C’est en 2022, peu de temps après la pandémie qui a marqué une modernité oublieuse des grandes plaies, qu’Alexandre Roccoli propose son « Ars moriendi » qui s’écrit en chapitres et articule, tisse les disciplines.

 

Alexandre Roccoli, qui sera notre invité au Cartel franco-brésilien de la Maison de l’Amérique latine le 5 mars 2025, a été un membre actif du Théâtre du Soleil (de 1999 à 2003), sans doute en garde-t-il l’usage du collectif pour la création comme c’est le cas ici. Il se formera aussi à la danse et au théâtre oriental. À partir de 2004, il s’intéresse aux phénomènes de transe individuelle et collective vécus notamment sur la scène techno. Plus récemment, il les mettra en lien avec des pratiques plus anciennes mais aussi avec les gestes artisanaux (notamment ceux du tissage). Sans doute est-ce à partir de ces trois fils qu’il assure la direction artistique d’« Ars moriendi – Extinction Les Phalènes » réunissant Thomas Laigle pour la composition musicale, la création du son et de la lumière, Ilenia Caleo pour le texte, Véra Gorbacheva pour la danse.

 

Il m’est arrivé souvent de prendre appui sur des artistes d’aujourd’hui pour faire valoir la spécificité des modalités de construction, d’élaboration de la subjectivité contemporaine.  Au départ, une expérience du corps, parfois une expérience des limites de ce qu’un corps peut supporter (Marina Abramovic ou Abraham Poincheval…) engage le sujet à repérer le champ de la jouissance qui le prend ; le désir de faire œuvre dévoile d’autres champs, d’autres jouissances et ouvre à une écriture possible de la prise pour un sujet dans le réel, l’imaginaire et le symbolique. Il est aisé de voir dans le vol effréné, d’apparence désordonné de cet habitant de la nuit qu’est un phalène, vers ce qui l’attire et ce qui va provoquer sa mort, une image du clubbeur ou du raver qui s’épuise à danser, mais aussi de l’intrication des pulsions de vie et de mort, de la course du parlêtre vers la mort. Pour chacun des trois, le chaos, le désordre voilent une structure que la compulsion de répétition, soit les jouissances, anime. Et pourquoi ne pas prendre le chemin inverse : quelle jouissance, quel épuisement du corps produit la répétition ? De la transe, quelle contemplation peut-elle surgir ? Est-ce qu’assécher le geste et le mouvement en les déplaçant d’un usage artisanal, festif sur une scène soulève une autre jouissance ? Le lieu de la jouissance se déplace-t-il aussi ?

Ces déplacements animent Alexandre Roccoli de longue date. C’était au centre d’Hadra – Yassine & Youness (créé en 2017). Deux frères dansent l’un contre l’autre dans un cercle hypnotique ; deux frères s’épuisent à danser. Le trouble dans le regard du spectateur saisi par cette gémellité ferme le cercle, le convoque sur le littoral sensuel de la danse.

 

Dans cette dernière proposition, le dispositif scénique plonge le spectateur qui veut bien s’y prêter avec sérieux dans une transe qui ne peut pas être équivalente, ni de même nature que celle de la danseuse, phalène qui s’agite pour mourir. Pourtant spectateur, danseuse, compositeur/musicien se logent dans le même espace : le littoral des jouissances. Les dernières lignes du texte d’Ilenia Caleo, lu au début du spectacle, indique qu’il va falloir se tenir sur cette frontière : « La fin n’est pas un accident, c’est un temps long, parfois très long, qu’il faut habiter. La fin est un temps sans fin, qui semble sans fin, plus long que la brièveté de nombreux vivants. Une frontière, je veux dire. Tu te souviens de l’appui de fenêtre où je m’asseyais, et où je ne pouvais que manger, cet espace de quelques dizaines de centimètres, pas plus, où la maison commençait à finir et où commençait le vide, le bord, l’abîme du vide. Mais aussi : le monde, la circulation, le flux plein d’inconnus. Une frontière, disions-nous, un espace large, celui de la fin. Nous pourrions ne pas en voir ni le début ni la conclusion ; nous pourrions nous trouver en plein milieu sans comprendre que nous sommes en train de finir. » De cette frontière, de cet espace, il va falloir en faire un lieu.

 

La transe est hallucinatoire : le brouillard atténue les frontières et les limites, pas de coupure nette. Les effets stroboscopiques de la lumière dont le rythme, les séquences sont ceux de la musique, jouée sur un bord de l’agora : il faut saluer la trouvaille qui met en continuité la lumière et le son : une haute technicité qui disparaît sous une forme simple, presque rudimentaire. Un continu stroboscopique, est-ce un continu ? Est-ce le continu de lalangue qui soulève la jouissance, ou bien est-ce la jouissance du corps qui révèle une continuité de lalangue ?

 

Le spectateur est assis de telle manière que le corps n’est pas tout à fait au repos, la vue et l’ouïe entraînées dans un même rythme pulsionnel, quand ça cesse, c’est l’absence de l’Autre qui se révèle. Pour ma part, lorsque la danseuse s’immobilise, que la lumière devient constante, le visage de Véra Gorbacheva m’est apparu strié de coulures verticales noires (sans doute un effet de la persistance rétinienne). Il m’aura fallu un temps pour repérer qu’elles étaient bien réelles, mais sans réalité. Au sortir, sur le seuil de la jouissance du corps, l’Autre s’évanouit : le lieu de l’Autre se vide laissant place de nouveau à la réalité. L’art du bien vivre qui prépare au bien mourir que nous propose Roccoli tente d’en savoir un peu de « ce que c’est que d’être vivant sinon seulement cela, qu’un corps cela se jouit. »

 

Cyrille Noirjean,

le 20 octobre 2024

 

 

https://www.alexandreroccoli.com/ars-moriendi-exctinctions-les-phalenes