Discussions de la table ronde du séminaire d'hiver 2022 autour du livre de Jean-Pierre Lebrun et Charles Melman
23 janvier 2022

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GONTRAN Wilfried,LEBRUN Jean-Pierre,MALFAIT Anne,MELMAN Charles,PITAVY Thatyana,ROTH Thierry,TORRE Stéphanie
Séminaire d'hiver

Thierry Roth – C’est un après-midi conclusif mais surtout une table ronde autour du livre de Ch. Melman et de Jean-Pierre Lebrun, La dysphorie du genre, Á quoi se tenir pour ne pas glisser ?, livre très intéressant qui reprend non seulement les problématiques du genre mais au-delà fait une suite à L’homme sans gravité notamment et aux travaux que Ch. Melman et Jean-Pierre Lebrun font avec nous depuis une vingtaine d’années sur la clinique contemporaine, La nouvelle économie psychique et le nouveau rapport à l’objet, à l’angoisse. Enfin c’est un livre qui s’inscrit très bien dans ces journées et donc, on va le discuter longuement cet après-midi.

Nous avons quatre discutants pour cette table ronde pour interroger, interpeller Charles Melman et Jean-Pierre Lebrun : Wilfrid Gontran, Anne Malfait, Thatyana Pitavy et Stéphanie Torre. Certains sont sur place, d’autres par zoom.

C’est Anne Malfait qui commence, qui va faire état de sa lecture assez générale du livre sur les points qui l’ont intéressée, interpellée.

Discussion après l’intervention d’Anne Malfait

Jean-Pierre Lebrun – Je ne m’étais pas rendu compte que nous avions fait un petit bréviaire de psychanalyse. Toutes les questions que vient d’amener Anne sont les questions sur lesquelles nous nous appuyons pour travailler et je suis ravi qu’elle l’ait lu comme ça parce que ça permet de faire un travail considérable pour affiner, peaufiner toutes ces questions.

Charles Melman – Jean-Pierre nous a amenés à nous intéresser essentiellement au cas d’un petit garçon, Sacha qui est la vedette d’un film absolument remarquable du point de vue psychopathologique, et dont sa mère, elle-même remarquable par son dynamisme et son courage, a voulu faire l’exemple de ces enfants qui se trouvaient maltraités par l’école, par la société et par le voisinage, du fait que leur sexe psychique ne correspondait pas à celui anatomique et à celui de l’état civil.

Il faut dire que ce film a été essentiellement fait pour agir sur les pouvoirs publics et en particulier l’école afin de l’amener à admettre, compte tenu de ce qui pouvait être localement l’embarras de tel ou tel établissement devant les cas d’enfants transgenres, à faire admettre à l’école de respecter l’identité de ces enfants, autrement dit de leur adresser la parole et les faire reconnaître selon le sexe dont ils se réclament.

On se doute bien qu’il s’agit là d’une mutation dont chacun perçoit qu’elle n’est pas quelconque.

Ce qui est amusant, si j’ose dire, c’est que depuis que ce film est sorti, et la mère le termine en disant qu’elle s’engage dans un combat qu’elle entend bien gagner et effectivement elle l’a gagné, comme on pouvait le prévoir d’ailleurs, il y a eu des directives de l’Education Nationale publiées par Monsieur Blanquer lui-même, je n’ai pas sous les yeux les termes exacts, pour faire que ces enfants soient accueillis avec sympathie et respectés. Ce sont à peu près les métaphores utilisées.

Autrement dit se trouve par le milieu éducatif et social, reconnue sinon même encouragée cette exigence qui, il y a à peine cinq ans, aurait fait paraître « le combat » de la mère comme étant éminemment pathologique. Et voilà que, en quelques années et aussi rapidement, c’est devenu un combat à faire au nom de la norme et il est devenu pathologique de s’opposer à cette exigence de Sacha.

Il se trouve, et c’est là-dessus que je terminerai ces premières remarques, que la thèse, celle du genre sur laquelle repose toute cette activité et dont je m’empresse de dire que par elle-même, statistiquement elle n’a pas une énorme importance, mais en tout cas la thèse sur laquelle s’appuie cette démarche est une thèse scientifiquement fausse, et Jean-Pierre a raison de se servir de ce terme, et elle est invérifiable. En tout cas il ne peut être vérifié, dans le cas de Sacha par exemple, où l’appui est pris essentiellement sur le fait qu’il serait né avec un sexe, une identité sexuelle psychique qui ne viendrait pas coïncider avec son identité sexuelle ni anatomique ni celle correspondant à l’état civil, et que nous aurions pour son bonheur et son avenir à reconnaître cette identité psychique, cette thèse n’a pas d’autre qualificatif possible que d’être une thèse fausse, un mensonge, un pieux mensonge si l’on veut, le mensonge d’une mère aimante, passionnée, et mon dieu nous ne pouvons que les saluer, les respecter, mais souligner que la thèse en elle-même est fausse ; et pour une raison bien connue depuis toujours, c’est que la spécificité du petit humain – c’est bien justement ce qui le distingue de l’animal et vient casser toute idée concernant la continuité des espèces – la spécificité du petit  humain, c’est de venir au jour sans avoir le moins du monde innée dans sa structure psychique la moindre idée d’une identité sexuelle et de la conduite sexuelle. La propriété de l’espèce animale humaine c’est de naître, comme nous le savons – c’est quand même d’une banalité qu’il est curieux de devoir répéter – sans avoir la moindre connaissance de ce qu’aura à être son identité sexuelle et sa conduite sexuelle et nous sommes bien placés, au même titre que quiconque puisque chacun peut se référer à ce qu’ont été les aléas de son existence, chacun peut savoir la complexité des chemins par lesquels il a été amené à gagner cette identité, à la construire, à essayer de la valider, de la faire reconnaître, de la vivre comme « idéal » …

Autrement dit il s’agit là d’une construction dont il est faux également de dire qu’elle répond à une pression sociale puisqu’elle est tout simplement la pression de la participation au langage lui-même. Vous n’avez pas le choix jusqu’à ce jour, du fait de rentrer dans le langage, vous n’entrerez dans l’humanité qui caractérise notre espèce qu’à la condition de venir vous ranger d’un côté ou de l’autre.

Les cas qui aujourd’hui commencent à apparaître où les parents veulent affranchir l’enfant de cette dépendance, de cette binarité comme l’évoquait tout à l’heure notre amie Madame Malfait, lorsque les parents veulent l’éviter, le résultat ne manque jamais puisqu’il s’agit tout simplement d’une entrée dans l’autisme et dans le meilleur des cas au syndrome d’Asperger. Ça ne manque jamais ! C’est d’une rigueur qui justement devrait passionner tous ceux qui ont le moindre esprit scientifique.

Pour conclure ces quelques mots, la théorie du genre est une imposture qui évidemment a sa place parmi d’autres, parmi les idéologies ambiantes dont je dis bien, il n’y a absolument rien à craindre parce qu’elle aboutit tout simplement à rendre aux malheureux enfants qui auront été captés par ce type de contraintes éminemment sociales, elles, à leur rendre la vie impossible et je dirais ces actions ne font qu’anticiper sur le travail qu’auront les avocats d’ici quelque temps pour répondre des maltraitances dont un certain nombre d’enfants auront été ainsi abusivement les victimes et, il faut bien le dire, par la lâcheté de nos dirigeants, de nos responsables politiques.

Thierry Roth – Merci Monsieur pour ces premières remarques. Je crois qu’on peut être impressionné par la rapidité comme vous le disiez Monsieur, il y a cinq ans, on aurait été étonné, et aujourd’hui ça apparaît presque comme allant de soi, ce qui montre la rapidité du phénomène qui peut-être sera réversible, je ne sais pas.

Anne Malfait – Cette rapidité sur cinq ans, est-ce qu’on pourrait dire que dès lors, même si le nombre de transgenres représente un nombre infime de personnes dans la population belge ou française ou même mondiale, mais que cela n’en est pas moins paradigmatique de la nouvelle économie psychique ?

Charles Melman – Le sous-titre bizarre de notre opuscule avec Jean-Pierre est « À quoi se tenir pour ne pas glisser ? ». On peut effectivement avoir le sentiment qu’aujourd’hui : qu’est-ce qui ne glisse pas ? Il semble devenu difficile de trouver ce qui constituerait une rambarde, un point fixe, quelque chose à quoi on pourrait enfin se tenir et s’arrêter. Le mouvement est rendu à cet égard d’une rapidité exemplaire, tout bouge, toutes les valeurs se modifient, se déplacent, se transforment, se contrarient avec une grande rapidité, ce qui est le témoignage de quelque chose que nous pouvons parfaitement situer. Cela veut dire que nous sommes rentrés dans un rapport au langage qui est censé nous dispenser de tout rapport au Réel. Il n’y a plus rien qui fasse arrêt, qui fasse stop, sauf périodiquement les cris, les souffrances de minorités ulcérées ou blessées et qui disent « ça, c’est pas possible » mais même sur ce « pas possible » il y aurait beaucoup à dire.

Il est facile de voir que dans la dénonciation contemporaine des méfaits de la sexualité des adultes sur les enfants, c’est évidemment les activités perverses qui ont toujours existé, qui sont toujours connues dans l’histoire, c’est-à-dire ces initiations réelles à la sexualité qui sont dénoncées, dans ce qui est une démarche qui vise justement, par cette maîtrise même de la phallicité, à nous affranchir de l’unique point fixe susceptible de maintenir la dimension du Réel, c’est-à-dire le phallus.   Nous en affranchir dans ce qui serait un type de progrès, mais qui répond à votre question sur la rapidité qui va croissante, celle de cette glissade dont on ne sait plus ce qui peut aujourd’hui lui faire obstacle, sauf la dénonciation du phallicisme en tant que menace réelle possible exercée à l’égard des enfants.

Jean-Pierre Lebrun – J’espère que vous avez raison quand vous dites que ça n’aura pas beaucoup de conséquences. Je suis moins sûr que vous de ça. Peut-être que je me trompe. J’entends bien ce que dit Charles Melman sur le peu de souci que lui fait cette affaire de transgenre car elle est appelée à vite s’épuiser. Je suis plus sceptique là-dessus. On a parlé ce matin des formations qui ont lieu pour essayer de mettre tout le monde au parfum par exemple, de l’incidence sur des familles qui sont complètement ébranlées par ce qui vient à être positionné, pour qui c’est de plus en plus difficile de trouver leurs repères. Je ne suis pas sûr que ce soit sans intervenir sur la capacité d’un sujet parent, père ou mère, à restituer les choses clairement. Ça, pour moi, c’est à verser à la difficulté de tout ce qui se passe actuellement et d’ailleurs vous le confirmez Charles Melman. Je suis moins à l’aise que vous manifestement sur l’avenir de cette position en tant qu’elle détricote actuellement, au sein même de la famille, quelque chose qui reste tout à fait fondamental. Ce matin, Pascale Belot-Fourcade rappelait cette formule d’un juriste qui disait : il faut faire sauter le verrou parental. C’est bien ce qui est en jeu dans cette affaire et je crois que c’est quand même moins simple que ce que vous avez l’air non pas de dire mais de prédire pour l’avenir. Je réserve donc ma réponse à ce sujet. Je tenais à faire entendre cette petite différence ou faire entendre cette préoccupation qui reste la mienne.

Charles Melman – Vous savez, ce genre, il y a d’abord une résistance biologique qui, quels que soient à cet égard les progrès de la chimie ou de la chirurgie, rend difficile, pénible, et nécessitant une vigilance quotidienne, l’entretien de cette mutation. Cette opération qui est supposée permettre de s’affranchir du rapport à la sexualité mais en réalité met dans une dépendance quotidienne, de tous les instants, eu égard au rapport  au phallus, afin de veiller, de surveiller cette sensibilité, pour vérifier qu’on a bien été correctement identifié par son prochain, de telle sorte que la transition à un état proprement paranoïaque fondé sur la suspicion de n’être jamais parfaitement présentable et de n’être jamais parfaitement reconnu est l’une des plaies, l’une des souffrances, l’une des abominations de ces vies qui sont engagées dans ce genre d’affaire.

J’ai évidemment des souvenirs très précis des travestis que j’ai pu être amené à traiter, à fréquenter à Sainte-Anne. Je peux assurer que les existences que pouvaient mener ces personnes étaient des existences à cet égard contraintes à ce que je me permettrais d’appeler une sorte de ravalement permanent sans être jamais certains d’être convenables, d’être présentables, d’être admissibles.

L’élan actuel en tant qu’il est social, peut sembler porteur à cet égard, mais il ne manquera pas de rencontrer cette même foncière hypocondrie dans la mesure où l’organisme n’est pas en état de répondre correctement, quelles que soient les mutations opérées, aux exigences qui sont attendues de lui. Ce rapport hypocondriaque au corps est évidemment la porte ouverte à l’évolution vers des sensibilités paranoïaques qui sont difficiles à vivre longtemps. Je dis bien, en ce qui me concerne, je trouve que l’accent mis aujourd’hui – je vous l’ai dit d’ailleurs quand nous avons discuté à propos de cet ouvrage – l’accent mis aujourd’hui sur ce qu’on appelle pompeusement la théorie du genre, pardonnez-moi de ne pas participer au tragique que ça peut éventuellement avoir, mais c’est essentiellement une farce, une farce qui fera des dommages, bien sûr, mais à cet égard il y a je crois à rester attentif à la façon dont nous pouvons au moins mal répondre là-dessus aux questions qui nous sont posées et justement ne donnant pas prise à ces vieilles présuppositions que nous serions les derniers gardiens d’une culture périmée. C’est bien d’autre chose dont il s’agit, et ces journées le montrent, je crois que nous avons tous les moyens conceptuels pour répondre à peu près correctement.

Discussion après l’intervention de Thatyana Pitavy

Jean-Pierre Lebrun – Je te remercie beaucoup Thatyana pour cette lecture qui est vivifiante au travers des difficultés qu’elle représente et je partage tout à fait cette série de questions.

D’abord « le nommé à », c’est moi qui y tiens car ça rejoint la question de non-référence qui me semble le plus marquer la difficulté aujourd’hui que le problème du Nom du père qui serait forclos. C’est un point sur lequel on devrait travailler plus pour essayer de dégager une série de choses autour de ce que j’appelle « le nommé à » comme mettant à mal l’exercice de la catégorie du père réel. C’est là que je vois surtout la difficulté plutôt que du côté de la forclusion du Nom du père ou du père symbolique.

La question de l’opacité, elle est d’emblée à reconnaître que c’est un « pas tout savoir », donc c’est tout à fait de cette place-là que tu interviens à très juste titre. Je trouve qu’il faudrait distinguer deux « en même temps ». Il y a le « en même temps » de la confusion, et le « en même temps » de la dialectique possible. Aujourd’hui je crains qu’on soit plus du côté du « en même temps » de la confusion. C’est pour ça que le « en même temps » est vraiment problématique. Le « en même temps » du oui et du non, on a d’ailleurs travaillé en Belgique la question de la binarité, il y a des collègues qui sont peut-être présents qui s’opposaient à ce qu’il y ait une binarité. Si on s’oppose à ce qu’il y ait une binarité du oui et du non, si on n’assume pas leur dissymétrie, on est du même coup du côté du « en même temps » confusionnant.

Ça rejoint là une dernière chose sur laquelle tu insistes avec beaucoup de justesse, là ce n’est plus du désir mais de la jouissance qui est telle qu’elle empêche toute possibilité de désir. C’est ça qui est en jeu, c’est pas du tout lorsque le désir peut redésigner la jouissance, là je pense que nous sommes d’accord, ce n’est pas du tout une manière de nous en tenir à ça. Peut-être qu’on est vieux, c’est possible évidemment par rapport à votre jeunesse, mais on voit mal comment dans les conditions actuelles on va pouvoir sauvegarder cette vivacité que tu amènes.

Il faudra qu’on prenne la mesure qu’il y a un certain type de jouissance qui vient littéralement mettre à mal la possibilité même du désir. On le rencontre cliniquement de plus en plus souvent. Il ne faut pas s’illusionner là-dessus. C’est à l’œuvre d’une manière telle que même l’inconscient organisé autour des signifiants n’apparaît plus, c’est encore plus primitif, plus archaïque, si on ose le dire ici, que cela ; je pense que c’est à quoi je suis sensible. D’où peut-être bien ce côté un peu, pas négatif, mais remettant malgré tout en question cette jouissance qui empêche le désir et qui est directement en lien avec ce qui vient d’être dit, avec l’inceste psychologique sur quoi on aurait beaucoup à travailler.

Il y a plein de questions que tu viens subtilement ouvrir un peu différemment de ce qu’on a amené et je t’en remercie.

Thatyana Pitavy – Merci aussi de nous avoir permis cette lecture et d’être là à s’interroger de près et même au plus près de la structure.

Je suis d’accord avec cette question du « en même temps » qui peut être pris dans la confusion. C’est la pente, mais c’est pour ça qu’il y a l’analyse, que les gens viennent quand même pour faire la part des choses.

Jean-Pierre Lebrun – Il faut espérer en tout cas.

Charles Melman – À Thatyana, dont je dirais comme d’habitude et comme il sied je trouve l’intervention pimpante, je ferai remarquer ceci : Le « en même temps » nous est parfaitement familier parce que la bisexualité est constituante justement de notre identité. Le choix de celle qui va faire partie du champ de la réalité dépend effectivement de la nomination, comme vous l’avez, je crois, très bien souligné. À partir de cet effet-là, on se doute bien qu’une mère comme la mère de Sacha, on peut se demander pourquoi ça ne serait pas sa nomination, venant fournir son identité féminine à son petit garçon, qui ne serait pas déterminante.

Ceci étant, je ne vais pas développer ce point, mais le fait de l’appeler « en même temps » pose un certain nombre de questions dont ce n’est pas le moment de parler.

En revanche, je vous ferai remarquer ceci : la crise de l’autorité que nous évoquons tous, elle est évidemment liée à ce phénomène qu’on pourrait dire sérieux, grave, qui ne relève pas de la plaisanterie, qui est celui de la résolution collective de la liquidation du transfert. Il n’y a plus rien de l’ordre du savoir qui fasse autorité. Il faut croire d’ailleurs que ça a son influence sur les représentants diplômés de l’autorité puisqu’ils en arrivent à se disqualifier eux-mêmes. Du même coup, c’est l’autorité qui se trouve atteinte dans ses représentations traditionnelles puisque celui qui pourra paraître destiné à l’assumer sera justement celui qui ne se réclamera pas d’un savoir acquis, constitué mais de sa spontanéité, de sa brutalité, de sa pure volonté. Il y a là un phénomène concernant la question de la liquidation collective du transfert qui dans la mesure où nous sommes analystes ne peut manquer de nous faire question, car après tout nous pourrions très bien estimer que c’est un progrès décisif, collectif, que nous chercherions à faire aboutir individuellement chez le patient ; et voilà que collectivement, il n’y aurait plus de transfert qui tienne.

La question également de ce que vous appelez la forclusion de la castration, est-ce que nous dirions que les psychanalystes sont les gardiens de la castration ? C’est une proposition qui me paraît délicate, difficile. Après tout on ne voit pas pourquoi les psychanalystes seraient à cet égard les gardiens d’un sacrifice qui de toute façon opère qu’on le veuille ou non, donc pourquoi celui-ci aurait-il besoin de gardien pour venir en défendre le statut ? On a même l’idée que dans la cure on chercherait plutôt à déprendre l’analysant de ce qui a pu être ses tourments face à la castration, soit qu’il ait voulu l’éviter, soit qu’il l’ait trop célébrée, etc …

Dernier point Tatyana, mais je sais que je ne gâcherai pas votre après-midi, vous dites qu’après tout il n’y a de jouissance que phallique …

Thatyana Pitavy – Non, de désir, que la jouissance du désir, elle est phallique. Un autre nom pour parler du désir, c’est la jouissance phallique.

Ch. Melman – C’est bien le point sur lequel je ne peux pas dire que je sois enchanté de vous interpeller parce que c’est tout le problème. En particulier celui que depuis des années vous tâchez de poursuivre dans l’élaboration de Lacan, et ce que lui-même présente comme son unique apport, c’est que la jouissance, elle est objectale, elle est fondamentalement objectale. Elle a sûrement besoin d’une référence phallique pour se constituer, mais celle de l’objet petit a est une jouissance purement objectale, et non pas d’une instance Une comme celle du phallus. Les conséquences subjectives de la substitution de la reconnaissance d’une jouissance assurée par l’objet petit a ou bien d’une jouissance phallique, ces conséquences sont essentielles, et précisément nous aurions théoriquement à nous réjouir de constater que dans le fonctionnement social actuel, ce qui prévaut c’est la jouissance objectale. La jouissance phallique en est réduite à l’usage d’un sex-toy, le sexe anatomique ramené au fonctionnement hors corps du sex-toy, donc de quelque chose dont après tout on peut se dispenser pour assurer la jouissance tout court.

Je vous dis tout ça avec une certaine méchanceté comme vous le voyez puisque, au fond, dans ce qui est dans cet après-midi plutôt, malgré le ciel couvert, plutôt agréable, je viens nous compliquer l’existence ; car ce qui socialement se réalise et qui, comme Jean-Pierre, très légitimement, se trouve l’interpeller et nous interpeller, ce qui se passe actuellement dans le fonctionnement social répond à ce qu’on pourrait appeler des idéaux internes à la psychanalyse elle-même.  C’est pourquoi nous aurions à dire de quelle façon la réalisation de ces idéaux ne nous paraît pas néanmoins la bonne façon dont ils pourraient être vécus, ce qui est un autre temps.

Thatyana Pitavy – Je suis tout à fait d’accord avec vous par rapport à l’objet comme point de départ à toute jouissance, mais c’était cette question de dire qu’on peut être des êtres désirants et jouir des objets du monde. Une chose n’exclue pas l’autre.

Thierry Roth – Juste pour poursuivre un peu ce que vient de dire Thatyana, je reprendrai une question à laquelle Monsieur Melman vous n’avez pas répondu, une question que Thatyana a un peu soulevée, la question de la psychose. Vous ramenez dans ce livre, et à d’autres moments aussi déjà, cette nouvelle clinique, qui ne serait pas une clinique œdipienne, du côté de la psychose. C’est un débat qu’on a eu hier avec Jean-Luc Cacciali notamment entre récusation et forclusion, la récusation laissant entendre que le Nom du père est malgré tout reconnu même s’il est rejeté « en même temps » on va dire, pour revenir sur le « en même temps », alors que dans la forclusion il y a un rejet radical en dehors du psychique. C’est toujours du cas par cas, mais est-ce qu’on peut mettre comme ça tous ces jeunes, que par ailleurs vous décrivez comme sympathiques, intelligents, vous les complimentez souvent, et en même temps vous les mettez du côté de la psychose d’une manière qui parfois me paraît un peu questionnante, un peu radicale.

Charles Melman – Si vous définissez la psychose comme le fait d’être parlé, vous définissez en même temps la névrose, et cependant elles sont essentiellement différentes puisque quand il s’agit de la psychose, vous n’avez pas ce recours que constitue le Réel et qui vous permet en tant que sujet de venir, plus ou moins bien selon ce que vous savez ou que vous pouvez, contrôler ce qui vous vient de l’Autre. Ce qui caractérise aujourd’hui la psychose, que déjà Lacan appelait sociale, et on ne l’a guère interrogé là-dessus, c’est que, quand vous écoutez ce qui s’exprime par les moyens de communication modernes, vous voyez très bien combien les gens sont parlés, combien ils sont les porte-voix d’une parole qui s’impose à eux, sans aucun abri, sans aucun retour, sans aucun discernement à l’endroit de ce qu’ils sont amenés à proférer. Ça s’impose comme tel, et dans la mesure où ça s’impose comme tel, ça a autorité.

Qu’est-ce qui s’impose ? Je dois dire que je suis fasciné, comme certains d’entre vous, quand j’ouvre un poste de télé ou de radio il m’arrive d’être absolument ahuri devant ce qui se produit. Qu’est-ce qui s’impose pour eux comme autorité et dont ils font état tout cru et sans pouvoir s’en défendre, mais avec la plus grande fermeté, leur existence même y étant engagée sans recul. Ce qui s’impose à eux c’est la syntaxe. Dans cette syntaxe vous mettez n’importe quoi et vous avez forcément raison puisque c’est de la syntaxe, puisque c’est ce qui peut se dire. Dans la mesure où ça peut se dire, où syntaxiquement ça tient, à partir de là vous défendez toutes les thèses que vous voulez et vous vous trouvez engagé vis à vis de votre semblable dans des conflits qui n’ont pas la moindre résolution possible. C’est syntaxe contre syntaxe, sauf que celle du semblable aurait pu être parfaitement la vôtre. On a là cet autre fait que nos amies précédentes auraient pu spécifier, c’est l’abolition du discours au profit de la syntaxe. La dimension du discours ne tient plus la route, c’est-à-dire que du même coup il y a méconnaissance de l’Autre et avec toutes les conséquences que je ne vais pas développer, mais que vous savez et que vous imaginez.

Discussion après l’intervention de Stéphanie Torre

Jean-Pierre Lebrun – Merci beaucoup à ce renvoi car il est tout à fait dans l’air du temps et à juste titre vous avez posé des questions avec lesquelles nous nous débattons nous mêmes.

Je vais prendre deux ou trois choses dans tout ce que vous amenez comme question.

Par exemple, quand vous parlez de gifle : est-ce qu’il n’y a pas d’autres formes d’autorité ? vous avez tout à fait raison car il est évident que la question de la gifle n’est pas à réinscrire comme programme. Mais la question c’est bien de se demander comment il est encore possible pour certains, ce que l’on constate cliniquement, de faire autorité. On est dans un entre-deux, deux à la fois, c’est de ça dont il s’agit. Il faut inventer là.

Vous parlez de la responsabilité de la mère, là je suis un peu plus sceptique sur votre manière de dire parce que je pense que vous nous laissez glisser vers une accusation des mères et ce n’est pas de cela dont il s’agit. Je pense plutôt qu’il s’agit d’une transformation de la place de la mère à cause de l’histoire des mutations sociétales dans lesquelles nous sommes pris. Comme évidemment la question paternelle est laissée en suspens, d’office finalement c’est la mère qui prend une certaine place et il n’y a plus cette dialectique possible pour elle et du même coup elle se trouve dans une position dont elle peut parfois elle-même user et abuser, c’est possible. C’est pas elle comme telle, c’est l’effet de la mutation du social qui, néolibéralisme aidant, favorise tout à fait la perspective de ne plus laisser aucune limite se mettre en place dans l’éducation. Ça va permettre d’avoir énormément de consommateurs et pas du tout des citoyens. Là-dessus il y a un constat de grande difficulté aujourd’hui.

Vous ramenez la question de la société pathologique, je vous rappelle que c’est Freud qui le premier s’est étonné de ce que le progrès pouvait engendrer la barbarie. On n’est pas des grands nouveaux à essayer de déplier ça et à se demander s’il n’y a pas un processus de dé-civilisation qui est à l’œuvre pour reprendre la formule de Norbert Elias que je trouve très pertinente à cet endroit.

Dernière chose, vous demandez : à qui ça s’adresse ? Vous avez tout à fait raison. Quel rôle donnons-nous aujourd’hui, en 2022, à ces demandes qui continuent d’arriver chez le psychanalyste. C’est tout à fait vrai qu’elles continuent d’arriver, c’est bien la preuve que nous tenons un bout qui est essentiel et important. Il est aussi vrai, que la façon, là aussi il y a un travail à faire, la façon dont la psychanalyse s’est constituée  en France depuis la fin de la vie de Lacan est venue organiser les choses d’une certaine façon dont il y a peut-être à prendre compte pour voir que les demandes adressées  à l’analyste en cabinet continuent peut-être à titre  singulier, mais se pose tout à coup la question de savoir si l’incidence de tout ce qui est à prendre en compte dans la société par rapport à l’analyse ne va pas finalement mettre celle-ci à mal. Il y a à se soucier pour moi d’une dimension anthropologique, c’est ma position, je pense que ce n’est pas tout à fait celle de Charles Melman, mais moi je la soutiens tout à fait parce que je pense qu’il n’y a pas moyen de penser les choses autrement. C’est même ça qui nous pousse à devoir faire preuve d’inventivité aujourd’hui pour essayer de tenir compte à la fois du monde qui est fini, d’une société qui est terminée, c’est une autre civilisation qui est en train de se mettre en place et celle-ci n’échappera pas, n’échappera jamais à ce qu’exige la condition humaine comme telle. C’est une certitude, nous pouvons nous appuyer là-dessus, nous avons des ressorts pour éclairer ça, nous en avons entendu ces deux jours des éclairages par des bouts différents, nous pouvons le tenir au carrefour même de ce qui se passe dans le social et de la rencontre clinique qui est quand même modifiée. Ça fait un demi-siècle que je pratique, et je vous assure que ce ne sont pas les mêmes patients aujourd’hui qu’hier. Ça a vraiment changé et c’est important de trouver comment on réagit à cela autrement qu’en récitant des modèles anciens.

Je vous remercie pour la pertinence de vos questions car elles nous mettent en demeure de devoir mieux répondre que simplement nous lamenter.

Ch. Melman – Je me permettrais de dire à Stéphanie Torre que je reprends ses interpellations entièrement à mon compte. D’une certaine façon, elles sont internes à l’écriture même de ce travail que nous avons fait avec Jean-Pierre. Et Jean-Pierre sait que ce sont des questions que nous nous sommes constamment posées en cours de route, concernant à la fois la destination de cet opuscule et également ce qu’on pourrait appeler le devoir de réserve du psychanalyste à l’endroit de la société.

En revanche, la question d’un espoir fondé sur l’inventivité du milieu social mérite quelques brèves considérations.

Ce que je voudrais bizarrement, pour répondre à Stéphanie Torre, c’est attirer son attention sur la mère de Sacha puisque nous répétons « c’est la mère, c’est la mère … », mais de quoi parlons-nous à ce moment-là ? Nous parlons simplement du fait de la carence de ce gros nounours qu’est le papa à la maison qui se contente comme ça de saluer de la patte tout ce qui se passe dans sa famille, c’est évidemment cette femme qui très banalement, d’une façon qui ne peut paraître étrangère à personne d’entre nous, porte la culotte. Bien sûr il faut l’appeler mère, c’est bien le cas, mais c’est une mère qui bénéficie de qualités spéciales qui nous sont familières, que nous connaissons, qui ne sont pas une innovation parce que ce qu’elle porte dans la culotte, du fait qu’elle occupe une position féminine a une puissance – puisque son siège, à cette instance phallique, est dans l’Autre – une puissance illimitée. C’est ça, une mère, une mère c’est celle qui a derrière ses atours, qu’il s’agisse d’une fort jolie robe ou qu’il s’agisse d’une culotte, un instrument qui a comme propriété, eu égard à celui du nounours, du bisounours qui est son époux, qui a un pouvoir illimité.

Pourquoi ça mérite d’être signalé ici ? Ça nous montre simplement que les instances qui vont s’avérer actives, déterminantes, elles sont traditionnelles, ce sont celles de toujours, c’est le phallus. Évidemment le désir d’une mère de transformer son petit garçon en petite fille n’a pas attendu Sacha. Nous connaissons ce genre de situation et sa réciprocité. Le seul fait nouveau, qui n’est pas sans incidence, c’est l’exigence d’une reconnaissance sociale, d’un droit à ce que cette mutation ne soit pas seulement celle du rêve, mais qu’elle soit socialement affirmée dans le champ de la réalité. C’est une mutation qui n’est pas plus négligeable que celle du mariage pour tous. C’est du même ordre.

Ceci pour simplement introduire une réserve concernant l’usage que nous faisons du terme de mère puisqu’il me paraît souhaitable de souligner qu’il s’agit d’une figure classique, traditionnelle et aimée de l’organisation familiale. Aimée en tant que justement gardienne et dépositaire, voire abusive, de ce type d’instrument.

Pour revenir à ce que vous avez évoqué, où nous sommes passé de la gifle à la main courante, c’est comme ça que vous l’avez finement signalé, mais je vous demande pardon, sérieusement, en quoi une gifle est-elle un traumatisme ? Sûrement pas par ses incidences physiques, il nous convient donc de dire, de répondre à la question : en quoi une gifle est-elle traumatique et du même coup réputée inadmissible ? Je dirais dans le contexte actuel que nous évoquons avec vous, qu’il s’agit bien entendu de la part du père de la réponse la plus sobre et la plus exacte qui soit et qui est : « Il y a du Réel, tu as rencontré le Réel ». Il se trouve qu’aujourd’hui plus personne – et c’est assez fabuleux concernant la dégradation de nos méthodes éducatives – plus personne ne peut s’autoriser d’un rappel tellement salubre, tellement nécessaire, tellement pacifiant : Ce n’est pas moi, dit le père, c’est qu’il y a du Réel, et voilà, pan ! C’est à partir du Réel que la paternité bien entendu se soutient.

Il y a également un terme que vous avez très justement évoqué qui est celui de liberté. Ça aussi, c’est un grand indice de la pathologie sociale dans laquelle nous sommes plongés. Enfin, la liberté ça a un autre nom et qui est celui de sa vérité. La vérité de la liberté c’est ce que j’éprouve comme abandon. La liberté c’est ce que je rencontre dans une situation où je suis abandonné, où il n’y a rien ni personne qui soit susceptible de me servir de guide. Je suis libre et du même coup je suis impuissant et paralysé, et je ne sais où me diriger. C’est ça la liberté. Évidemment il ne s’agit pas d’aller défendre la validité de ce genre de banalité, il ne s’agit pas de chercher à scandaliser qui que ce soit, mais si on évoque le terme de liberté, il faut bien signaler qu’il n’y a rien de plus délétère que l’on puisse considérer comme la liberté.

Enfin pour conclure dans le sens de ce qu’a dit Jean-Pierre, puisque nous en avons d’une certaine manière débattu entre nous de tout ça, le caractère sympathique de votre espoir en l’inventivité de notre espèce pour nous sortir de ce qui vous semble l’avenir sombre que nous lui destinerions.

Le problème est que si nous sommes freudiens et si nous sommes aussi lacaniens, cette inventivité se résume en un mot d’ordre qui est celui de la pulsion de mort. Je le répète souvent, lorsque Freud a sorti ça en 1925, ses élèves ont vraiment crié à l’abus. Déjà il nous cassait les pieds, il nous rendait la vie impossible en allant fourrer du sexe partout, et voilà maintenant qu’il va faire de la mort ce qui est la visée de notre malheureuse espèce. Ce n’est pas vendable, ce n’est pas acceptable !

J’éprouve souvent du plaisir à être comme tout le monde évidemment, à estimer que ce n’est pas vendable d’abord, que c’est pas estimable. Houellebecq peut bien entendu en faire un gros tirage mais ça ne sera pas je crois, celui de notre livre ! Je le regrette d’ailleurs avec Jean-Pierre que nous n’ayions pas le tirage de Houellebecq, mais ce que vous appelez l’inventivité n’a pas encore fait valoir ses manifestations et ses droits.

Comme j’ai le bénéfice de l’âge, je ne sais pas pourquoi on dit le bénéfice, c’est une formule … le bénéfice de l’âge, j’ai connu évidement les mouvements pacifistes, ça avait une grande importance avant la dernière guerre et après la dernière guerre quand il y a eu la guerre froide. Nous pouvons assister, vous et moi, mais ce n’est pas le lieu d’en débattre ici, dans diverses zones sensibles, à ce qui laisse préfigurer des conflits à venir. Ce qu’il y a de remarquable c’est que vous assistez nulle part au moindre mouvement pacifiste. C’est comme si ça n’intéressait pas la population. Ça ne les concerne pas, c’est l’affaire des politiques …

Cette mise hors-jeu de ces mouvements populaires qui ont été considérables… Comment s’appelait cet américain, Garry ? qui après la guerre réunissait des millions et des millions de personnes pour s’opposer au risque d’une guerre nucléaire. Cherchez-en maintenant autour de vous, ils ne semblent pas particulièrement actifs !

Merci pour votre intervention. Je peux vous assurer qu’elle ne m’a pas surpris, et je pense qu’elle n’a pas surpris Jean-Pierre, car ce sont des questions que nous avons régulièrement eu en débat au cours de l’élaboration de ces quelques pages. Merci encore.

Discussion après l’intervention de Wilfried Gontran

Jean-Pierre Lebrun – Je suis très sensible Wilfried à ce que tu repères, c’est quand même la question d’un nouvel ordre social qui est en jeu et quelles sont ses caractéristiques, et qu’est-ce qu’il subvertit ce nouvel ordre social, que nous savons être incontournable. Ce sont des questions qui méritent d’être travaillées, c’est d’ailleurs quelque chose à quoi je vais travailler bientôt, c’est de clarifier quelles sont les conditions que nous savons être incontournables ; à partir du moment où ce sont des êtres parlants qui vivent ensemble, quelles sont les conditions à respecter pour que ça puisse être possible.

Une autre chose que je te remercie de mettre en évidence c’est la question du choisir. Je ne vais pas m’éterniser mais il y aurait beaucoup à dire sur la question du choix. On sait que pour choisir il faut une perte, mais cette perte elle est aisée à faire pour un enfant s’il y est contraint. C’est paradoxal, alors que la contrainte aujourd’hui est vécue comme une atteinte terrible à la liberté et bien justement non, car la contrainte peut aider quelqu’un à devoir se faire à cette chose à quoi il ne se fait pas si facilement que ça, à savoir à la perte qui implique un choix.

Si ça n’a pas été réalisé dans son temps, au début de l’enfance, ça va ressurgir sous forme de cette incapacité de choisir, par ce qui est résumé dans un choix de marché. Mais ce n’est pas seulement l’action du moi, c’est plus profond que ça, c’est comme si c’était un sujet qui n’était pas construit sur des bases solides, il ne peut pas être subjectivité. Le fait d’avoir bénéficié ou d’avoir pu continuer à jouir sans devoir choisir et sans y être aidé par la contrainte que lui mettait quelqu’un d’autre autour de lui, va lui laisser comme trace difficilement effaçable une prétention à un type de jouissance qui va venir contrecarrer toute possibilité de vrai choix.

Plus que la question du moi ça vise vraiment la construction subjective, qui aujourd’hui est dans un nouveau tableau puisque l’idéologie ambiante demande de ne pas contraindre ce qui serait une atteinte à la liberté de l’auto-détermination de l’enfant. Du coup on prive l’enfant de cette aide dont il a besoin, c’est que l’adulte vienne le contraindre, le contraigne non pas à choisir telle ou telle chose, mais à supporter la perte que va impliquer ce choix. C’est ce point qui est esquivé et qui se retrouve beaucoup plus tard, au moment de l’adolescence et qui va poser des problèmes.

Merci beaucoup Wilfried d’avoir bien voulu contribuer à notre réflexion sur tout ça. 

Charles Melman – Il faut que je demande à Wilfried Gontran de me pardonner mais on entend si mal là où je suis que ce serait un abus de ma part que d’interpréter de façon hasardeuse ce que vous avez manifestement travaillé et je m’en voudrais de répondre de traviole à vos questions, de telle sorte que si jamais vous le souhaitez, je vous prie de m’adresser vos questions par écrit ou par SMS et je ne manquerai pas d’y répondre. Pardon de ne pas pouvoir faire mieux, là ce soir.

Le point très rapide sur lequel je me permettrai d’attirer notre attention, c’est que la question de l’identité sexuelle, elle pourrait être traitée avec bonheur et légèreté. Comment se fait-il qu’après tant d’années millénaires de ce que nous appelons la culture, nous en soyons toujours à nous bagarrer et à nous arracher les cheveux, quand il en reste ! pour des questions qui après tout pourrait être avantageuses et traitées agréablement pour l’un et l’autre sexe ? Il y a donc un symptôme qui est propre à notre culture, je ne me permettrai pas de dire qu’il est universel, je n’en ai pas du tout la connaissance nécessaire, mais Il y a là un symptôme qui mérite que nous nous arrêtions sur ce point, mais qu’est-ce que l’on a à vouloir se rendre la vie et le parcours que chacun a à accomplir tellement difficile, accidenté, périlleux, conflictuel virant beaucoup plus du côté de la tragédie,  alors que fondamentalement  il est comique, si l’on est bien placé dans la salle, si on occupe la bonne loge, on peut voir que le spectacle est quand même essentiellement comique. Donc nous interroger là-dessus : où en sommes-nous dans nos élaborations ? Pour répondre tout à l’heure à la question de Stéphanie Torre sur ce qui est la fameuse inventivité propre à l’espèce, mais comment on n’a pas encore fait de telle sorte, et la psychanalyse aidant, elle semble avoir empiré les choses, comment on n’a pas encore réussi à faire que tout ça soit traité sur un fond musical Mozartien ? Et pourquoi pas ? Pourquoi est-on condamné à devoir comme nous l’avons fait avec Jean-Pierre écrire des bouquins sur ces choses ahurissantes, chacun voudrait capter le sexe de l’autre, comme si ça n’avait jamais rapporté quelque chose d’intéressant !

Pardon à vous Wilfried et n’hésitez pas à m’envoyer vos questions si vous le souhaitez.

Maria Belo – Je voudrais poser une question très pragmatique. Quand Jean-Pierre nous a alertés, je ne sais plus il y a combien de temps maintenant, sur ce petit film, Petite fille, je suis allée le voir. Curieusement dans cette chaîne, où on passait ce film, tout de suite après le film on passait un reportage sur une rencontre faite entre des gens qui avaient subi des changements de sexe, des gens qui avaient été opérés, médicamentés et tout ça, et qui l’avaient été tout jeunes et même petits et ces gens étaient super-malheureux. Ils le disaient : « qu’est-ce qu’on nous a fait ? ».  Curieusement je n’ai jamais revu ce reportage, je ne l’ai pas retrouvé, et je n’en ai jamais entendu parler dans les colloques où je suis allée en Belgique ou ailleurs. Je voudrais savoir si quelqu’un l’a vu et si ce n’est pas quelque chose qu’il faudrait aussi un peu montrer ?

Jean Perrin – Je voudrais demander à Monsieur Melman ce qu’il pense de ce livre, de ce roman de Robert Musil qui s’intitule « L’homme sans qualités ». C’est quand même un ouvrage des plus essentiels des temps modernes avec le théâtre de Musil … Simplement j’amène cette question-là sur « L’homme sans qualités » qu’il oppose à l’homme qui a des qualités. Cette opposition, il me semble est intéressante et je demande à Monsieur Melman s’il a des observations à faire à ce sujet ?

Charles Melman – Vous vous doutez bien que je ne m’engagerai sûrement pas dans ce qui serait un rappel ou une analyse de ce roman. Simplement pour rester non pas dans la qualité mais dans l’actualité, c’est-à-dire notre colloque, le fait que ce qu’on pourrait attendre de la qualité de l’un ou de l’autre c’est que l’histoire du sexe soit traitée avec un peu d’intelligence, de légèreté et d’humour et que la question du traitement de ces divers orifices ne se prête pas à la dramaturgie. On n’a pas de temps à perdre et on a mieux à faire et il y a plus intéressant que ça. Je dirais que pour moi, l’homme avec qualité ce serait sûrement celui qui n’est pas encombré par ce genre d’épaves qui viennent contrarier notre parcours et dont je dirais manifestement le caractère heuristique, c’est-à-dire, qu’est-ce qu’ils apportent, qu’est-ce qu’ils nous font penser ? Ils sont d’une médiocrité affligeante ! Alors s’il y a parmi nous des gens de talent et qui ont envie de gagner quelque qualité, qu’ils se mettent à leur plume et qu’ils se mettent à évoquer ce que pourrait être une existence complice quel que soit le sexe, une existence solidaire, aimable, pas dans la passion ou dans le drame, et qui puisse faire que nous ayons de nous-mêmes d’autres bilans à tracer, d’autres souvenirs à ramasser que la liste de nos ratages successifs. Pour ma part, je n’en ai pas rencontré beaucoup, hélas, qui ait  été  déterminé par ce type  de volonté  qui ne peut pas être solitaire évidement. C’est comme ça et c’est ce qui nous fait bavarder gentiment tout un week-end.

Thierry Roth – Je remercie beaucoup Monsieur Melman et Monsieur Lebrun et tous les discutants, tous les organisateurs. Je voudrais aussi remercier nos secrétaires, Malika, Corine et Léa, et puis René pour la technique qui nous a permis de fonctionner même si ça n’a pas été évident. Merci à tous.