Il s’agira dans mon propos d‘essayer de faire entendre comment le deuil d’un des deux du couple manifeste un retour du refoulé sur la structure du nouage de ce couple, et de fait sur la structure du sujet endeuillé qui vient parler dans le cabinet de l’analyste. Mais aussi comment il manifeste la radicalité de la déclinaison des impossibles du parlêtre.
1/ Freud :
Quelle lecture clinique du deuil peut être effectuée avec Freud ?
Je propose de repartir de la lecture de son texte Deuil et mélancolie où il définit l’inconscient comme « le royaume des traces mnésiques des choses »[1]. Freud y distingue le deuil qu’on pourrait qualifier de normal du « complexe mélancolique » pathologique, en faisant couple nosographique de ces deux entités. Il n’aborde comme autre pathologie articulée à la question du processus de deuil que la manie dans une incise où il reconnaît sa difficulté à l’analyser.
Afin de tenter d’en formuler les traits distinctifs, nous pouvons dire, reprenant Freud, que :
– Dans le cas du deuil, il s’agirait d’une perte d’objet mais où l’investissement d’objet demeurerait possible (notamment avec le temps – nous dit-il – un investissement libidinal sur un autre objet s’avèrerait possible) et l’organisation du champ de la représentation resterait intacte dans son articulation maintenue de l’inconscient, du préconscient et du conscient. En termes lacaniens cela pourrait se formuler : l’erre de la métaphore est conservée. En outre, cette nouvelle triade freudienne (peut-être inscriptible sur le nœud ?) laisse déjà entendre que l’inconscient freudien n’est pas duellement réductible à un non conscient.
– Dans le cas de la mélancolie, nous observerions une disparition de la possibilité de l’investissement d’objet à partir non plus tant de la notion de la perte d’objet mais plutôt d’une désillusion portant sur une tierce personne aimée ou un idéal. Une régression au narcissisme primaire et au sadisme s’effectuerait alors selon les modalités du pour ou contre, de l’incorporation ou du rejet dans les jeux du renversement : l’amour en haine (l’amour étant abandonné), l’hétéro dépréciation en auto dépréciation. La libido se retirerait de façon concomitante à la disparition de la capacité d’investissement d’objet. On noterait une « identification du moi avec l’objet abandonné ». Ici le moi tiendrait les propos d’un objet dorénavant haï, déchu et autonome avec une relation d’amour totalement abandonnée au profit de la haine. « L’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi ». La voie de l’articulation inconscient, préconscient et conscient serait lésée.
2/ QUEL NOUAGE dans le DEUIL ?
Quelle lecture clinique du deuil peut être à présent effectuée avec Lacan à partir de RSI ? L’appui du nœud borroméen peut-il nous permettre une relecture et du texte de Freud, et de la clinique du deuil au regard du normal et du pathologique ?
C’est ainsi de façon concomitante que travaillant à la lecture du séminaire de Lacan et recevant une patiente récemment endeuillée de son mari, et sous les coups de la répétition de son dire sur la douleur de sa perte, que le lien a pu s’opérer entre les manifestations du deuil et le nœud borroméen. Le réel de la clinique et de la praxis analytique s’imposant toujours dans toutes nos tentatives de théorisation, comme y insiste Lacan.
Si je m’étais contenté d’entendre cette femme, à la manière psychologisante du discours convenu sur le deuil, discours qui lui est par ailleurs incessamment renvoyé dans le social avec une insistance insupportable pour elle (« faire son cheminement ou son travail de deuil », « passer par les fameux stades déjà codifiés du deuil »), j’aurais pu attribuer au deuil de cette femme le qualificatif d’impossible et la conclusion un peu trop hâtive que de fait il relevait du pathologique.
Mais ce n’est pas ce qui s’est passé dans ce cas. Là, à l’écoute analytique et à l’appui des écritures nodales, il est devenu possible que j’entende autrement ce deuil, et plus généralement le deuil pour chaque sujet, en tant qu’il se manifeste comme un implacable retour du refoulé originaire de la structure nodale constitutive du lien du couple, voire de l’originaire de la naissance du sujet, et pas tant dans le fait que le deuil serait possible ou non, mais comme une monstration de la structure même de l’impossible. Le deuil comme actualisation de l’impossible. Le deuil en correspondance avec l’impossible.
Il s’agit ici dans une lecture clinique avec l’apport lacanien du nœud borroméen de repérer comment c’est « pathématiquement » que la situation de deuil pour un sujet « montre la corde » : c’est la logique même du langage qui s’y montre et manifeste le retour du refoulé originaire du couple homme femme voire du sujet de l’inconscient. Le deuil à l’heure de la vérité de la mort se montre comme savoir à découvert : de ce qui a été fait comme nœud, et continue à se faire, du fait de dire, dans ce qui a été dit entre un homme et une femme en leur rencontre.
Dans la rencontre d’un homme avec une femme dans la réalité, il n’y a nul besoin d’un père qui nomme. Il s’agit du nouage borroméen à 3 soit Les noms du père. Dès le séminaire Les Non-dupes errent, dans la leçon 6 du 15 janvier 1974, Lacan évoque le tressage et sa structure dans la rencontre sexuelle désirante et amoureuse entre un homme et une femme. Certes, même si cela relève de la contingence, il arrive qu’un homme rencontre son symptôme, une femme, pas n’importe laquelle, et que cette femme vive ainsi cet effet de l’un de signifiant et se vive comme une femme au regard de cet homme. Cette rencontre, tressage, puis bouclage dans un nouage à 3, met les protagonistes en situation constitutive originaire à leur insu car c’est au tressage du signifiant homme et du signifiant femme qu’ils ont affaire c’est à dire au plus près du réel constitutif du sujet du désir. Une institutionnalisation pourra ensuite s’opérer selon la structure de la chaine borroméenne à 4 avec Le nom du père comme nouant R, S et I. Les signifiants articulés devenant père, mère, épouse, mari, enfant, filiation, succession… Il est à noter ici qu’une union au registre du nœud à 4 peut tout à fait avoir lieu sans forcément en passer par le tressage de la rencontre du nœud à 3.
La rencontre, effet de contingence, a bien eu lieu pour le couple formé par ma patiente et l’homme avec qui ensuite elle a accepté de se marier, et d’ailleurs plus pour répondre à sa demande à lui, secondairement à leur rencontre, que de son propre fait, n’en percevant pas quant à elle la nécessité. Des enfants en sont nés. La famille a fonctionné. Plutôt pas mal. Certes si le deuil l’amène à verbaliser la perte de l’homme dans sa fonction de pater familias pour elle et pour ses enfants, ce n’est pas sur ce secteur que l’éprouvé douloureux s’avère le plus important dans ce qui la travaille et qu’elle consent à venir travailler en séances. Pour la famille comme pour le social, « j’arrive à faire semblant » et « ça tourne » dit-elle. Le nœud à 4 tient et elle y joue son rôle. Mais bien que volontaire à « faire son travail de deuil » comme le discours social ne cesse de lui prescrire, c’est au niveau du couple que « ça coince » dit-elle et à cet endroit force est de constater que ce qu’on appelle deuil : c’est littéralement l’impossible pour elle. C’est donc ainsi qu’elle vient me consulter, en tant que psychanalyste, ayant bien repéré qu’elle n’avait pas à se considérer comme diagnostiquée déprimée. C’est par cet impossible du deuil au niveau du couple dans le nouage originaire de sa rencontre qu’elle vient s’interroger. Je pouvais imaginer tout comme elle au départ qu’avec la disparition de « l’homme de sa vie », pensant qu’en ce lieu un dénouage s’opérait, que ce qu’elle avait alors à faire consistait à s’accrocher à sa famille et au social. Mais ce qui a émergé au fil de nos rencontres dans son élaboration autour du deuil, c’est qu’à son homme comme signifiant, elle tenait toujours dans son ek-sistence même en tant que femme. Elle a fait ce nouage, ils ont fait ce nouage, elle est faite de ce nouage même, ce nouage continue à tenir malgré la mort de cet homme, son homme. Ainsi, un des impossibles manifeste de ce nouage structuralement, c’est son impossible à rompre. La « trace mnésique des choses », l’inconscient, le refoulé est ici implacable en son retour, en sa mise à découvert structurale : c’est ce nouage qui s’avère impossible à rompre. Sa privation la renvoie de fait à son aliénation originaire en tant que femme avec cet homme. Elle voudrait oublier parfois, voire que cela n’ait jamais eu lieu tant l’affect éprouvé est douloureux. Elle peut même imaginer « devenir folle » en rompant ce nœud pour arriver à un soulagement. Elle peut aller chercher aussi celui-ci dans la fétichisation d’objets de l’intimité du défunt, néanmoins ces franchissements s’avèrent impossibles et les tensions, les serrages, les coinçages nodaux demeurent malgré toutes ses tentatives comme autant de manifestations de l’impossible à rompre du nouage borroméen. Ce nouage, refoulé, pourtant fabriqué et entretenu la vie du couple durant, ici se manifeste à nu dans les enjeux structuraux de son écriture, de son réel. Il ne s’agit pas pour elle d’idéaliser le disparu, car au contraire ce dont elle parle c’est bien de la dimension structurale de cet homme pour elle et comment littéralement elle y tient et ce dans tout le champ de sa représentation. Il n’est plus là, mais il est toujours là, elle y tient, elle y est tenu, elle est faite… faite de ce nouage même. Son deuil c’est l’impossible, c’est ce réel impossible à couper qui vient nouer borroméennement imaginaire et symbolique. C’est un Des noms du père de son nouage borroméen et n’importe quel signifiant pour elle renvoie à ce signifié. C’est le fait du fait d’avoir fait. Elle est faite de ce nouage même et il est manifeste que tout son champ de la représentation le lui démontre comme tel quand elle pense ou quand elle parle. Il s’agit ici d’un retour du refoulé mais comme refoulement originaire qui se manifeste en sa radicalité même, où malgré la mort, la disparition, la perte, le manque, le trou, la fonction nœud révèle l’impossible comme impossible à défaire. Ici s’opère une correspondance entre le deuil et l’impossible. Là-dessus, dans la douleur, l’horreur et la radicalité du réel, pas de père pour nommer (si ce n’est qu’on appelle cela deuil), pas de psychologie qui puisse comprendre ou expliquer ce qu’elle vit, ce qu’elle est, ce qui ek-siste comme la faisant, ce par quoi elle est bel et bien faite. Pas de discours, seule sa prise originaire dans le signifiant. Impossible de s’en défaire, sauf à devenir folle, sa seule alternative. L’impossible dans le nœud borroméen est un impossible non seulement à saisir l’objet, l’objet étant irrémédiablement et dès le départ définitivement perdu et manquant, mais c’est aussi le fait qu’on s’y trouve saisi, dans l’enserrement, par le nouage, de ce qui est radicalement perdu. On est fait de ce serrage même qui vient coincer ce manque radical qui nous cause comme sujet.
Le deuil dans ce cas relève de l’impossible. Il correspond à l’impossible de son propre nouage. Elle y est ficelée en les déclinaisons structurales de l’impossible dans les règles du jeu du signifiant, du langage et de la parole. Lacan fait souvent remarquer dans ce séminaire comment nous jouons mentalement à un jeu dont nous méconnaissons les règles. Ici l’expérience du deuil dans son nouage homme femme nous les fait approcher implacablement.
3/ DEUIL et FIN d’ANALYSE :
Ne peut-on pas dire qu’en cela l’expérience du deuil de cette patiente pourrait rejoindre ce qui se joue en fin d’analyse ?
À la différence près de l’élaboration analytique et avec la brutalité de la découverte que ce que ne peut que saisir le parlêtre, et ce en quoi il se retrouve saisi, ce ne sont que des représentations d’objets ? Si dans la répétition des tours de sa demande un sujet peut attendre que, à sa prière, à son appel, vienne dans ce grand Autre répondre quelqu’un qui pourrait lui signifier ce qu’il attend ou désire de lui afin de régler sa conduite, il ne pourra là que constater cette structure de correspondance dans un nouage des 3 dit-mensions RSI le produisant et le tenant comme sujet désirant. Lacan en passe dans ce séminaire par ce jeu de mot de la correspondance qui laisse entendre ce qui répond là : la seule « respondance » étant la cohésion du nouage à 3. Ou bien celui de la père-version : quelle version de l’amour va en effet fabriquer là le sujet ? Car dans ce lieu vide, où se constate l’absence de rapport d’évidence possible, ne vient répondre que ce que le sujet y fait, y écrit, en nommant, en pensant, en parlant. Soit le type de nouage ou de tressage qu’il y fabrique plus ou moins à son insu. Ceci par exemple est tout à fait palpable dans l’échange épistolaire de James Joyce à Nora[2] et notamment quand celui-ci, avançant des expressions de son désir pour elle, et du fait d’une temporalité réglée par la vitesse postale de l’époque, se trouve exposé à l’absence de réponse de son aimée et à son attente. Ce qui le conduit à une nouvelle écriture épistolaire où se déploie la texture de sa version de l’amour dans ses différentes interprétations au fil de ses lettres. Pourront s’y lire aussi bien les expressions de son amour et de son désir, que des moments mélancoliques ou des moments pervers.
Ici dans le cas de cette femme endeuillée, en l’absence de réponse, c’est l’erre de la métaphore de sa propre version de l’amour tel qu’il s’est ficelé en son temps et répété la vie du couple durant qui se déploie. C’est ce que j’appellerais une nomination de fait : le seul quelqu’un ou quelqu’une se trouvant au lieu vide où il n’y a pas d’Autre de l’Autre étant le sujet lui-même comme nommant, faisant et fait de la texture même de ce qu’il fait et ce par quoi il est fait, bel et bien pris, tiraillé dans les tensions, les serrages et les coinçages de sa jouissance. Et dans ce cas, se concentrant plus sur la rencontre homme femme que son officialisation secondaire, c’est à l’originaire que le deuil renvoie et à la structure radicale du nœud borroméen à 3. Il est d’ailleurs notable de constater que dans sa narration cette patiente n’en passe pas par la prénomination de son homme mais use du pronom personnel à la 3ème personne : lui ou il. Et la butée se vit alors de ce que Lacan nous signale de ce nœud comme à proprement parler impossible ! Trinité infernale ! Car ce qu’il y a entendre en fin d’analyse, et pour reprendre l’expression que Lacan reprend dans ce séminaire, ce qu’il y a à entendre « montre la corde ». Montre la corde en ce qui coince, en ce qui s’en trouve tendu de la consistance aux différents points de tension, de serrement, de coinçage où les jouissances se structurent de façon équivalente à ce point de coinçage central de l’objet a qui ne cesse de causer le désir. Tout en s’en distinguant, dans un effet de signifiant, de nomination de fait, dont le sujet désirant et son symptôme en est « pathématiquement » produit. À chercher à démontrer c’est ce que le parlêtre montre. À chercher à défaire c’est ce que le parlêtre fait. À chercher à résoudre en dénouant c’est ce que le parlêtre noue.
4/ l’Autre et le nœud borroméen à 3 :
Ce nœud borroméen à 3, qui comme le décrit Lacan renvoie structuralement à l’équivalence des 3 dimensions par un jeu d’homogénéisation, ferait-il disparaître la place de l’Autre en son altérité fondamentale ? Du pareil au même, dans l’équivalence, il y a de la place pour la différence, nous fait remarquer Lacan. Est-ce une autre façon de reprendre la formulation du séminaire d’un Autre à l’autre ? Par le nouage tiers passant par le 3 pour atteindre le 2, il demeure de l’Autre, même si se vit le constat qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre, et que de l’Autre avec lequel le sujet ne parvient pas à avoir de rapport, ce sujet, ce quelqu’un comme nommant de fait et par lui-même, de l’Autre ne coincera qu’un objet définitivement manquant dont il ne pourra serrer que ce coinçage en un point garantissant la pérennité de son propre désir. Et ce au plus près de son origine, au-delà des nominations secondaires de l’institutionnalisation d’un nouage à 4 garantissant une autre pérennité, celle de la filiation.
5/ DEUIL, NŒUD BORROMÉEN et sujet contemporain :
N’est-ce pas là la radicalité à laquelle aussi se confronte le sujet contemporain ne bénéficiant plus des garanties institutionnelles du Père comme nommant ?
Ne serait-il pas, au même titre que le sujet en fin d’analyse, confronté à cette radicalité du nœud borroméen à 3 et à ses effets de nomination de fait, mais sans l’appui sur l’élaboration que permet le travail de la cure analytique. Directement à la fin, donc à l’origine, sans l’appui du travail avant l’acte, et donc actant en permanence et sans le filet du nœud à 4, et s’exposant ainsi aux ratages de nœuds, aux erreurs, mais ici touchant à l’originaire lui-même, avec les déclinaisons cliniques pouvant en découler. Il me semble que c’est la direction que prendra ensuite Lacan dans son séminaire sur Le Sinthome et l’étude attentive qu’il consacre au texte de Joyce.
6/ les règles du jeu du nouage : les déclinaisons de l’impossible :
Enfin, devant une telle radicalité, ici de cette situation clinique du deuil, ou par extension du sujet contemporain si l’on extrapole au nœud à 3 sa confrontation permanente, quelles écritures nodales serait-il possible de mettre à plat de la déclinaison des impossibles ? En effet Lacan renvoie souvent dans ce séminaire, à propos des lois du signifiant, à la parabole d’un jeu dont on ignorerait les règles. Le nœud ne relevant pas ici du modèle mais de la structure et du réel lui-même. Ce n’est pas tant à chercher à répondre à la question de savoir s’il y a du savoir dans le réel, question renvoyant toujours à rechercher l’Autre de l’Autre, mais que le savoir ainsi que le réel sont compris dans ce nœud borroméen. Et de fait, le savoir-faire.
Pour conclure, à partir de l’enseignement de ce cas clinique et du séminaire RSI de Lacan, je proposerais 3 déclinaisons des interdits structuraux des lois du langage dont les franchissements mettraient en péril le Réel. Dans ce séminaire, Lacan nous pointe avec insistance comment le Réel comme tiers assure le nouage en l’absence de rapport sexuel. Le réel relevait jusqu’ici de l’impossible. Dans RSI, Lacan qui « suit le Réel à la trace » ici le précise en le faisant correspondre à l’ek-sistence c’est-à-dire à la fonction nœud. C’est du fait qu’il n’y a pas de rapport de 2 dans le rapport des sexes qu’il y a du rapport possible entre les 2 (sexes) par le nouage à 3. « C’est de ce qu’ils ne soient pas noués qu’ils se nouent »[3].
« C’est de ce qu’ils ne soient entre eux pas noués [les 2 yadl’un, les 2 cercles du rapport des sexes] qu’un 3ème noue »[4] « et pas seulement de ce qu’ils soient libres quand ce 3ème est rompu ». Le Réel comme nouant.
Ainsi ne pouvons-nous pas décliner l’impossible assurant ce Réel comme nouant selon des interdits fondamentaux réglant le jeu des signifiants ? J’en proposerais 3, de ces interdits, repris du séminaire RSI :
1/ Impossible de violer le trou du Symbolique :
cf. fig. I
Les tours de 2 tores (par exemple du désir et de la demande) ne peuvent se nouer selon un enchaînement trivial. Il y a là un impossible.
Son franchissement tracerait-il la figure de la perversion dans un rapport de fétichisation ? D’où pourrait aussi s’interpréter le jeu de mot de père-version du nœud borroméen à 4 comme cet enchaînement trivial mais ici de 2 faux trous ? Ou bien pourrait-il conduire à une erreur de nouage comme dans la mélancolie ?
cf. fig. IV : une proposition d’écriture nodale de la mélancolie à la tentative de relecture de Freud du point de vue nodal.
2/ Impossible pour le nouage d’être inclus dans la consistance. L’ek-sistence ne peut s’inclure dans la consistance. Autrement dit « le nœud le plus simple qui existe », le nœud de trèfle, est interdit[5].
cf. fig. II
Le Réel doit ek-sister à l’imaginaire, à la consistance, au Yadl’un du cercle.
S’il existe au moins 1x non phi de x, on ne peut écrire qu’il existe 1x phi de x : il n’existe pas. Erreur par où le paranoïaque La croirait comme existante La femme ?
3/ Impossible de rompre. Le nœud comme impossible à défaire.
Cf. fig. III
Le deuil a affaire, non pas au corps propre, au corps de l’art, au corps du potier, au sac, mais au corps abstrait, c’est-à-dire au corps comme corde soit comme consistance nouée borroméennement aux 2 autres. Celle-ci ne pouvant être rompue et assurant le nouage par soit son équivalence au tore, soit à la droite infinie.
Dans le cas de cette patiente endeuillée, la séparation, certes d’avec le corps propre, ne viendrait pas toucher dans le deuil le nouage originaire, la « mémoire des choses » et « l’investissement d’objet » (pour finir sur les formulations freudiennes) y demeuraient donc intacts.
Et le retour du refoulé pourrait ainsi se concevoir comme une exposition à la topologie.
Discussion après l’exposé de Pierre Coërchon (transcrite par Monique de Lagontrie) :
Marc DarmonMerci Pierre Coërchon de ce travail très précis, très fouillé, qui démontre que la référence au noeud produit des effets dans notre pratique. C\’est ce que nous dit Lacan tout au long de ce séminaire, ce qu\’il nous raconte sur le noeud… c\’est qu\’il provient de sa pratique, il n\’est peut-être plus le seul à qui c\’est arrivé. Alors, qu\’est-ce que produit la mort, sur le noeud ? Est-ce que le réel, le symbolique et l\’imaginaire disparaissent ? Ou alors le noeud est-il dissocié ? C\’est-à-dire est-ce que les trois consistances partent chacune de son côté, pour un destin singulier. Et que se passe-t-il quand l\’autre nous est noué ? Et à quel titre nous est-il noué ? Est-ce qu\’il fait partie du noeud, comme on a vu hier, il est là coincé comme objet, au centre ? Ou constitue-t-il ce que Lacan annonce dans RSI et qu\’il va développer dans Le Sinthome, est-ce que l\’autre constitue le symptôme ? il le dit à propos de l\’homme : « pour l\’homme, une femme est un symptôme ». Alors qu\’en est-il pour la femme ? On a parlé hier ou avant-hier, qu\’en est-il pour la femme ? dans Le Sinthome il dit : c\’est un ravage ou une affliction. Alors qu\’en est-il quand ça se défait ? Est-ce que ça peut se défaire ? C\’est la question que vous posez tout au long de votre exposé. C\’est-à-dire, comment cet élément si essentiel à sa structure, par la structure, si essentiel à son noeud qui la détermine en tant que sujet, que se passe-t-il quand cet élément se rompt ? Voilà. Donc je regrette que vous n\’ayez pas donné plus d\’éléments cliniques du déroulement de cette cure ….. Peut-être que vous le ferez en développant ce travail…… brillant tel qu\’il est.
Jean-Jacques TyszlerJe peux poser une question, une précision quand tu dis : il est interdit de passer par le noeud de trèfle. C\’est amusant comme formule parce qu\’il y a d\’autres…, je ne sais pas, c\’est dans R.S.I., mais il y a beaucoup de passages dans Lacan où il fait valoir qu\’il est embêté parce qu\’on passe assez facilement, interdit ou pas, mais on passe assez facilement
Pierre CoërchonIdentifier le triskel central du noeud borroméen à 3 et l\’identification produite par le noeud de trèfle 3 en 1 sont 2 choses distinctes même si dans les 2 cas ces structures coincent un objet a central.
Jean-Jacques TyszlerOui oui, non mais ce n\’est pas tellement…
Marc DarmonC\’est les tables de la loi du noeud ou du langage. Ce n\’est pas parce que c\’est interdit que
Jean-Jacques TyszlerMais il semblait faire valoir, ça se voit beaucoup dans les cures, que cliniquement, le passage au fond dans la paranoïa ordinaire, quand même dans le transfert, c\’est fréquent, enfin l\’arrêt sur le « vous m\’avez dit que », c\’est-à-dire où l\’équivoque se referme comme univoque, et donc ça paraît interdit mais ça semble néanmoins une des manoeuvres habituelles du noeud de se refermer sur le trèfle et ensuite de se rééquivoquer à nouveau non ?
Pierre CoërchonÇa fait partie des identifications qu\’on trouve dans la cure
dans les éprouvés de la jouissance ?, les coinçages?, les serrages, les points de tension.
Nicolas DissezMarc, j\’entends bien le propos qu\’a développé je trouve de façon très riche Pierre Coërchon, cet homme, pour la femme endeuillée là, il n\’a jamais occupé la place d\’un symptôme, cette place de quatrième rond et il y avait dans leur rencontre – vous me direz Pierre si j\’ai mal entendu ce que vous exposiez – mais il y avait dans leur rencontre quelque chose justement d\’une vraie rencontre. Pas celle sur le mode ordinaire d\’un nouage ordinaire ou qualifié de ce qui s\’institutionnalise d\’habitude, et c\’est ça qui fait le deuil impossible si j\’entends bien, les caractéristiques de cette vraie rencontre ?
Pierre CoërchonOui, c\’est le fil que j\’ai essayé de tenir.
Nicolas DissezD\’accord. Alors, la question qui reste en suspens, c\’est : qu\’est-ce qui faisait les déterminants de cette vraie rencontre qui était celle qui ne passait pas par la nomination, par exemple, par un type de nouage symptomatique qu\’on rencontre plus usuellement ?
Pierre CoërchonIl me semble que structuralement, quand Lacan parle de contingence, c\’est à ça qu\’il fait référence. Après, en donner des coordonnées schématiques, c\’est au cas par cas, la contingence. C\’est du côté du pas tout, c\’est au cas par cas.
Roland ChemamaJe voudrais dire quelque chose. À propos de contingence, Lacan dit : « comment un homme aime-t-il une femme : par hasard. » Mais comment une femme aime-elle un homme ?
(Marie-Charlotte Cadeau qui était proche de moi a dit : « par caprice »)
Jean-Luc CaccialiS\’il s\’agit d\’une vraie rencontre, au sens de la rencontre d\’un réel, à ce moment-là à quelle place est ce réel parce que du coup, dans la rupture, dans cette impossibilité à rompre, est-ce que ne se trouve pas mise en jeu cette question de ce réel qui ne peut pas être dialectisé, et qui du coup devient traumatique ?
Pierre CoërchonJe ne dirais pas que ce cas renvoie à la clinique du traumatisme. Quoi qu\’il arrive, elle essaye de dialectiser quelque chose. Il me semble que son nouage n\’est pas en péril [la salle: \ »pas en perd il ?\ »] malgré la difficulté, la douleur et le pathos et ce trouble qu’elle exprime, il me semble que son nouage n’est pas en péril.
Roland ChemamaJe crois effectivement que ce qui était indiqué par l\’exposé, c\’est cette dimension de la rencontre qui ne s\’appuie pas sur la nomination par un père par exemple et qui n\’entre pas, qui n\’est pas codifié en quelque sorte par la loi, par le discours commun et qui en ce sens nous pousse à interroger la dimension effectivement de la contingence. La seule chose c\’est que, enfin, j\’ai cité une formule de Lacan du séminaire antérieur Les non-dupes errent, où Lacan le dit mais à propos de l\’homme : « Comment un homme aime-t-il une femme ? Par hasard. » Effectivement, qui indique quelque chose d\’un questionnement, sur ce point où on n\’a pas sans doute à introduire un quatrième rond, c\’est-à-dire ce tressage… Seulement ce qui est frappant, c\’est que au moment où il parle de ça à propos du masculin, il n\’en parle pas à propos du féminin, ce qui d\’ailleurs est compréhensible, parce que sinon ça voudrait dire qu\’on rentrerait dans une réciprocité et donc dans l\’idée d\’un rapport sexuel possible. Or là, il y a bien rencontre, avec ce caractère de contingence et qui permet en quelque sorte de suppléer à l\’absence de rapport sexuel, mais nous n\’arrivons pas forcément à saisir en quoi, du côté féminin, il y aurait une spécificité. C\’est peut-être ce qui nous manque, quand Marc dit qu\’il n\’y a pas assez d\’éléments cliniques…, au fond ce qu\’on attendrait, c\’est de voir comment l\’homme aimait cette femme et comment elle, l\’aimait, parce qu\’après tout rien ne prouve, même s\’il y a rencontre, elle s\’est quand même protégée toute sa vie. Voilà l\’ordre des questions mais je n\’ai pas pu développer toute suite…, qu\’éventuellement on puisse dire un peu plus.
Jean-Jacques TyszlerJe plaisantais mais c\’est parce que il ne peut peut-être pas donner la réponse parce qu\’il n\’est peut-être pas sûr que du point de vue de la femme, on puisse dire que la rencontre justement elle noue (remous dans la salle…) Enfin, si elle rencontre une lettre par exemple ! (rires) On plaisante mais il semble qu\’il y ait une hésitation sur le statut de ladite rencontre. On a, non mais là je plaisante, mais on a quand même…, il y a une idée, donc y a une réponse dans l\’aliénisme classique à cette question, Roland ? Dans l\’aliénisme classique, le maître de Lacan psychiatrique, tu connais le nom, il y a une réponse : « il m\’aime », [Marie-Charlotte Cadeau : Oui, ce n\’est pas suffisant.], la forme de la rencontre.
C\’est ce qu\’il a appelé l\’érotomanie.
(Mouvements divers)
[M.: Non non non non non non non ! C’est pas vrai. Il veut nous faire passer pour des érotomanes, ça n\’a jamais ..???… AH, Non alors ! C\’est incroyable ça ! Non.]
Marc MoraliOn comprend tout à fait la protestation de M. mais il semblerait quand même que dans la salle il y en a qui soient dans la même idée…???… il m\’est venu exactement la même idée. Dans le fond, non mais je ne dis pas que c\’est juste mais pertinent, ce qui m\’intéresse là c’est que c\’est inédit, ça m\’a traversé l\’esprit, je ne suis pas le seul, je ne dis pas que c\’est cliniquement pertinent, peut-être même que c\’est complètement absurde, mais comme disait l\’autre, j\’ai quand même envie de le dire, en assumant l\’absurdité de ce que je vais peut-être raconter là.
Dans ce que tu racontes, si on dit qu\’il y a eu rupture avec cet homme, alors bien entendu on ne comprend plus rien, mais ce n\’est pas une rupture. Donc on pourrait imaginer que nous soyons là sur deux plans radicalement différents et malgré le dramatique de la situation que tu décris, je ne peux pas m\’empêcher de penser, c\’est exactement comme ça qu\’on rend un taureau un peu fou : on lui met la cape sous le nez, puis on l\’enlève, mais… (rires) il n\’est pas sûr que ma comparaison ne soit pas heureuse ! ….[inaudible]phallus et de places par rapport au phallus dans cette affaire-là. Ce qui fait qu\’on pourrait tout à fait bien se poser la question de savoir si ce que tu dis,entre les lignes, à cet endroit-là, c\’est qu\’effectivement cette femme, qu\’est-ce qu\’elle rencontre à travers cet homme, et on est obligé de penser à l\’érotomanie, non pas au sens on peut dire trivial du terme mais dans sa participation à la question de la paranoïa, parce que si une homme rencontre une femme « par hasard », alors quelle est la forme ? quelle est la structure qui ne supporte pas la rencontre par hasard ? et qui la remplace toujours par une interprétation, fût-elle délirante ? c\’est pour ça que c\’est très troublant. Je ne dis pas que c\’est juste mais ce qui me frappe en tout cas, c\’est que au moment où j\’en ai eu l\’idée et que j\’en ai parlé, on m\’a dit « c\’est faux ». Oui, je sais que c\’est faux et comme tout le monde a eu la même idée fausse en même temps, enfin beaucoup de gens, il faut croire qu\’il y a quand même quelque chose là…, enfin beaucoup de gens en ont parlé, ça a traversé l\’idée. Ça m\’a beaucoup intrigué, voilà ce que je voulais te dire. Est-ce que justement elle rencontre pas cet homme dans cet impossible de la rencontre qui relève toujours d\’une forme d\’interprétation ?
Christian FierensJuste une toute petite remarque, comme ça qui me semble a toute son importance, c\’est l\’usage que vous faites de la topologie, je voulais y insister parce que je trouve qu\’il est tout à fait remarquable, puisque non seulement qui concerne le noeud à trois de ce deuil absolument impossible, mais en même temps, et c\’est ça que je trouve qui est tout à fait remarquable, qui concerne votre écoute et le respect très dépouillé que vous avez dans cette écoute et qui est commandé me semble-t-il très clairement par une clinique borroméenne à trois. C\’est tout à fait remarquable et votre conclusion d\’ailleurs qui apparaît d’un certain niveau théorique est tout à fait dans la ligne de la chose. Je ne peux avoir que de l\’admiration pour la cohérence de ce travail avec la clinique borroméenne.
Pierre CoërchonMerci.