« Le propre de l’humanité est de croire
qu’elle peut garder la mort à distance,
créer des barrages et des récits,
manigancer pour la tenir éloignée,
ou se persuader que des rites ou des
mots lui confèrent ce pouvoir. »
(Delphine Horvilleur,
Vivre avec nos morts, p. 13)
Il y a deux ans dans le cadre d’un séminaire public organisé par l’Ecole de Nancy pour la Psychanalyse j’ai présenté un travail qui interrogeait les effets potentiellement mortifères de tentatives d’écriture de situations traumatiques extrêmes vécues par certains déportés en m’appuyant sur l’analyse de textes publiés par Primo Lévi d’une part et par Jorge Semprun d’autre part.
Il m’était apparu que si Primo Levi malgré tous ses efforts n’avait pas pu border le réel qui l’avait hanté à son retour d’Auschwitz et avait fini par se suicider, Jorge Semprun, quant à lui, était parvenu après un long parcours, à nouer ce réel pour le rendre supportable et reprendre goût à la vie[1].
Mon hypothèse était que Levi, en scientifique qu’il était avait surtout voulu décrire le plus précisément possible l’expérience vécue à Auschwitz alors que Semprun au retour de Buchenwald s’est vite rendu compte que sa tentative d’écriture faisait ressurgir une angoisse insupportable et que, choisissant la vie au détriment de l’écriture, il s’était abstenu d’écrire dans un très long premier temps.
Comme me l’a fait remarquer Roland Chemama après avoir lu le texte de cette intervention Semprun a pu recourir à un autre imaginaire pour aborder le réel du trauma.
Il m’était également apparu qu’au fur et à mesure du temps Levi disait de plus en plus qu’il était un survivant et qu’il n’a pu « survivre à sa survie[2] » alors que Semprun a pu dire qu’il n’avait, par chance, jamais éprouvé la culpabilité du survivant. La mort de ses camarades il l’avait partagée. Ce qui lui a permis de se dire, de se nommer comme revenant[3], en faisant appel à la fiction ce qui lui a été beaucoup reproché par certains rescapés des camps.
Je reviendrai plus avant sur ces deux points.
Précision terminologique liminaire : il sera ici question de traumatisme entendu comme les effets psychiques de la violence extrême subie dans les camps de la mort. Le traumatisme ainsi défini est à différencier du trauma structurel lié à l’accès au langage du parlêtre tel que Lacan l’a défini ( « Je suis un traumatisé du malentendu »).
Autre précision : mon travail n’a aucune prétention prédictive. D’autres rescapés des camps ont réussi à survivre en ayant recours à d’autres stratégies inconscientes que celle de Semprun.
C’est une patiente qui m’a poussée à mettre cette question au travail en me faisant clairement entendre que je ne l’écoutais pas de la bonne place. Cette femme violée et battue par son père et qui s’est ensuite mariée avec un homme alcoolique et violent m’a rapidement dit qu’elle voudrait trouver des « mots sans images ». Face à mon invitation sûrement trop insistante à parler des cauchemars récurrents qu’elle faisait, elle m’ a vite fait entendre que d’en parler, voire de les écrire (ce qu’elle faisait régulièrement) lui faisait revivre les scènes de violence sans aucune distance ni émotionnelle ni temporelle .
J’essaye ici de frayer une piste balisée par le remarquable travail d’auto-analyse de deux écrivant qui préciserait la spécificité souhaitable de la place de l’analyste mis au défi d’entendre quelque chose de l’ordre de l’effroi. Quand la pulsion destructrice vient faire effraction et met à mal la fonction du pare-excitation dont parle Freud. Il ne s’agit pas ici de se demander si le traumatisme était fantasmatique ou pas. Cependant il importe déjà de repérer au mieux comment chaque sujet tente de se coltiner avec cette effraction. A commencer par évaluer si le patient peut en parler et si c’est le cas de quelle manière ?
Première rencontre :
Comment, peu de temps après cette psychothérapie qui a vite tournée court, ai-je « rencontré » L’écriture ou la vie que Jorge Semprun n’ a pu écrire que 49 ans après sa libération de Buchenwald, je ne m’en souviens pas mais je doute que cela soit dû à un pur hasard.
J’ai ainsi été saisi en lisant ces lignes écrites par Semprun :
« A Ascona, sous le soleil de l’hiver tessinois, à la fin de ces mois du retour dont j’ai fait ici un récit plutôt elliptique, j’avais pris la décision d’abandonner le livre que je tentais en vain d’écrire. En vain ne veut pas dire que je n’y parvenais pas : ça veut dire que je n’y parvenais qu’à un prix exagéré. Au prix de ma propre survie, en quelque sorte, l’écriture me ramenant sans cesse dans l’aridité d’une expérience mortifère. »[4]
J’avais pourtant lu ce que Freud dit des rêves traumatiques dans L’au-delà du principe de plaisir mais il a fallu que je découvre le travail de Semprun sur sa propre « expérience de la mort » pour réaliser combien il pouvait être mortifère de demander à un sujet ayant vécu l’horreur du traumatisme d’en parler ou de l’écrire (ici cela ne faisait aucune différence) car cela ne pouvait lui permettre une mise à distance de cette jouissance mortifère bien au contraire. Le témoignage de Semprun résonnait avec la parole de ma patiente[5].
C’était un premier pas. La question de l’abord clinique du traumatisme restait présente quelque part dans ma tête ravivée de temps en temps par la parole de tel ou telle patient(e).
Deuxième rencontre :
En flânant dans ma librairie d’élection à Nancy, l’Autre Rive (!), il y a trois ans mon regard fut attiré par le titre d’un livre de Rachel Rosenblum, Mourir d’écrire ?[6].
Dans ce livre remarquable l’auteure nous fait part de ses réflexions à partir de son expérience clinique, de celles d’autre analystes mais aussi de sa lecture des écrits de certains survivants de la Shoah. Elle y souligne les effets singulièrement mortifères d’une certaine forme d’écriture mais aussi d’une écoute obstinément silencieuse de l’analyste qui, pour certains rescapés des camps, n’a fait que redoubler, réactiver l’insupportable silence des bourreaux nazis, l’impossibilité de recourir à cette « personne secourable »[7], ce « Nebenmensch » que Freud évoque dans l’Entwurf quand il aborde la question de la première expérience de satisfaction et de ses conséquences structurelles lors de la deuxième épreuve de satisfaction.
Rachel Rosenblum consacre un chapitre entier de son livre au combat que Sarah Kofman a mené (sans y parvenir malgré son grand courage) pour tenter de « rendre tolérable l’intolérable »[8]
Elle y pose en effet la question théorico-clinique cruciale quant à la juste position de l’analyste vis-à-vis du traumatisme. Ce chapitre intitulé inventer un récit qui ne tue pas ? reprend l’interrogation de Sarah Kofman à propos de la culpabilité et de la honte des survivants. A savoir est-ce qu’un interlocuteur privilégié pourrait écouter leur récit pour qu’il soit moins dévastateur pour eux [ les survivants de la Shoah ou du traumatisme vécu par des disparus]?
« Peut-être, répond R. Rosenblum, faut-il l’inventer. Tel devrait être en tout cas, selon Sarah Kofman, le rôle d’une écoute analytique qui ne pourrait plus ici se permettre de s’enfermer dans la neutralité. Cette écoute, dit la philosophe, devrait se rendre capable d’accueillir le dire du survivant, de ne pas le laisser s’énoncer dans le silence, de ne plus adopter vis-à-vis de cette parole un comportement qui semble mimer l’indifférence collective. La psychanalyse qu’appelle Sarah Kofman se voit ici confier une tâche digne d’Orphée. Il s’agit de trouver le poros, le chemin qui permet de ramener le locuteur chez les vivants. La tâche est démesurée. »[9]
On pourrait objecter qu’il n’est pas sûr que la position de l’analyste puisse être qualifiée de neutre mais on ne peut qu’être d’accord avec l’auteure sur la question de l’effet dévastateur d’un grand silence opposé à de tels sujets qui risque fort d’être un silence mortifère.
L’analyste pourrait peut-être aussi bien s’inspirer de la figure de Virgile, le poète, qui accompagne Dante dans sa traversée de l’Enfer et du Paradis perdu, sous les traits de son aimée pour finalement revenir chez les vivants. Ni l’Achéron ni le Styx ne sont pour autant des fleuves tranquilles.
Primo Levi
Avant de me centrer plus particulièrement sur le travail d’élaboration de Jorge Semprun, je voudrais dire quelques mots sûrement trop succincts de l’émouvante trajectoire singulière de Primo Levi. Pour ce faire je m’appuierai sur la biographie que Myriam Anissimov lui a consacré et dont le titre, Primo Levi ou la tragédie d’un optimiste[10] rend à mon sens assez bien compte de la position subjective de ce dernier. Ma réflexion sera nourrie aussi par le livre de Rachel Rosenblum[11] et la lecture de plusieurs ouvrages de Primo Levi[12].
Quand il arrive à la gare de Porta Nuova de Turin le matin du 19 octobre 1945 après un interminable détour par l’Europe Centrale qui a duré 9 mois puisqu’Auschwitz fut libéré par l’Armée Rouge le 27 janvier de la même année, Primo Levi note à la fin de La trêve : « La maison était toujours debout, toute ma famille vivante, personne ne m’attendait »[13]
Mais l’inattendu pour lui ce fut de rencontrer l’amour sous les traits de Lucia Morpurgo, qui deviendra rapidement sa femme et lui donnera deux enfants.
Dès son retour dans sa ville natale il se met à écrire en voulant rendre compte le plus exactement possible de la réalité vécue dans le Lager. « Levi voulait que l’ordre des mots coïncidât avec celui du monde »[14], dit Rachel Rosenblum. C’est d’abord un poème qui deviendra un livre portant le même nom Si c’est un homme [15] .
Il semble que la conjonction de ces deux événements (la rencontre de Lucia et son livre de témoignage) lui permettent d’aller mieux pendant assez longtemps, de mettre à distance les affects liés à l’horreur vécue à Auschwitz.
Mais comme le fait remarquer Rachel Rosenblum, il est, quelques années plus tard, rattrapé par son angoisse quand il rencontre les écrits de Kafka, dont il a accepté de traduire Le Procès en italien.
« Devant Kafka je me suis découvert des défenses inconscientes.[…] Mes défenses se sont écroulées en le traduisant. En découvrant le personnage de Joseph K. je me suis moi-même accusé, comme lui. »[16]
La lecture des écrits publiés ensuite par Levi laisse apparaître de plus en plus souvent l’insupportable culpabilité du survivant qu’il « rejette activement », comme le fait remarquer M. Anissimov. C’est le cas dans le poème Il superstite (Le Survivant[17]). Ce poème commençant par un vers d’un poème de Coleridge, « Since then, at un uncertain hour (Depuis lors à une heure incertaine[18]) est d’abord écrit à la troisième personne du singulier puis il passe rapidement à la première personne pour dire le refus de la culpabilité du survivant :
« Arrière, hors d’ici, peuple de l’ombre,
Allez-vous-en. Je n’ai supplanté personne,
Je n’ai usurpé le pain de personne,
Nul n’est mort à ma place. Personne.
Retournez à votre brouillard.
Ce n’est pas ma faute si je vis et respire,
Si je mange et je bois, je dors et suis vêtu. »[19]
Levi tente à plusieurs reprises de dire l’insoutenable culpabilité du survivant auquel il s’identifie par le biais de plusieurs poèmes tout à fait remarquables. Mais le poème de Coleridge ne cesse d’y resurgir comme un bloc impossible à fragmenter. En même temps il confesse dans des interviews ou des courriers son sentiment grandissant d’impuissance face au retour du négationnisme lui qui a consacré beaucoup de temps pour aller témoigner de la Shoah dans les écoles. Le 11 avril 1987 il se jette dans le trou de la cage d’escalier de sa maison natale où il vivait.
Rosenblum affirme que cette identification au vieux marin du poème de Coleridge répond à la fois à un désir de confession de sa culpabilité [d’abord déniée] mais qu’elle est aussi « une sorte d’identité-carapace, de camouflage protecteur.[…] D’un côté elle permet la mise à distance d’un affect insupportable. De l’autre, elle annonce le réveil de l’expérience atroce.»[20]
C’est bien l’expérience atroce jamais passée, réellement présente qui finira par l’emporter et le fera se jeter dans le trou de la cage d’escalier de son immeuble.
Malgré tous ses livres le réel comme ce qui ne cesse pas de ne pas s‘écrire n’ a pu être entamé ou plutôt bordé par les mots.
Jorge Semprun
« Le 11 avril 1987 […] Primo Levi choisissait de mourir en se jetant dans la cage d’escalier de sa maison de Turin. C’est la première nouvelle que j’entendis à la radio, le lendemain dimanche », écrit Semprun dans L’écriture ou la Vie.
Puis il s’interroge sur les raisons de ce passage à l’acte :
« Pourquoi quarante ans après, ses souvenirs avaient-ils cessé d’être une richesse ? Pourquoi avait-il perdu la paix que l’écriture semblait lui avoir rendue ? Qu’était-il advenu dans sa mémoire, quel cataclysme, ce samedi-là ? Pourquoi lui était-il devenu impossible d’assumer l’atrocité de ses souvenirs ? » [21]
Si Semprun est bouleversé par l’annonce de la fin tragique de cet homme c’est, écrit-il, parce que tout à coup il réalise que lui aussi va mourir.
Il n’a, curieusement, jamais souhaité rencontrer Levi.
« […] je n’éprouvais pas le besoin de rencontrer Primo Levi. Je veux dire de le rencontrer dehors, dans la réalité extérieure de ce rêve qu’était la vie depuis notre retour. »[22]
Etonnante formulation quant à la vie (un rêve ?) au retour des camps.
Comment Semprun s’y est-il pris pour mettre en place des défenses inconscientes contre l’angoisse de la mort ? Il nous a dit qu’il avait choisi la vie. On a du mal à penser qu’il lui avait suffi de le décider de façon consciente. Et pourtant…
Creusons à partir de ce qu’il en dit avec le recul de ce demi-siècle nécessaire à son élaboration.
« Si l’écriture arrachait Primo Levi au passé, si elle apaisait sa mémoire […] , elle me replongeait moi-même dans la mort, m’y submergeait. J’étouffais dans l’air irrespirable de mes brouillons, chaque ligne écrite m’enfonçait la tête sous l’eau, comme si j’étais à nouveau dans la baignoire de la villa de la Gestapo à Auxerre. Je me débattais pour survivre. J’échouais dans ma tentative de dire la mort pour la réduire au silence : si j’avais poursuivi, c’est la mort, vraisemblablement, qui m’aurait rendu muet. »[23]
Vouloir dire la mort, le réel de la mort c’est impossible sauf à risquer de faire revivre, de ressentir ces moments hors du temps, ce passé-toujours-présent comme affect et impossible à représenter.
Fort heureusement pour lui sa pulsion de vie n’était pas complètement inhibée par ce qu’il avait vécu à Buchenwald[24] et de mettre suffisamment de distance avec les effets de la pulsion autodestructrice. Il renoue alors avec une vie amoureuse réjouissante. Après quelques aventures au lendemain de sa libération de Buchenwald il se marie avec Lolah Bellon en 1947 avec qui il aura deux enfants.
Cela lui permet de botter en touche, de différer sa confrontation avec la Grande Faucheuse. Mais cette question cruciale ne le laisse pas en repos pour autant et il réfléchit en philosophe critique :
« La mort ne peut être vécue », avait écrit ce con de Wittgenstein. J’avais vécu la mort de Morales, pourtant, j’étais en train de la vivre. Comme j’avais, un an auparavant vécu la mort de Halbwachs. Et n’avais-je pas vécu de même la mort du jeune soldat allemand qui chantait La Paloma ? La mort que je lui avais donnée ? N’avais-je pas vécu l’horreur, la compassion de toutes ces morts ? de toute la mort ? La fraternité aussi qu’elle mettait en jeu? »[25]
Il semble construire ici une sorte de fantasme qui, on l’a dit précédemment, s’articule autour du signifiant-maître revenant.
« C’était excitant d’imaginer que le fait de vieillir, dorénavant, à compter de ce jour d’avril fabuleux [jour de la libération du camp] , n’allait pas me rapprocher de la mort, mais bien au contraire m’en éloigner.[…] Je n’étais pas seulement sûr d’être vivant, j’étais convaincu d’être immortel. Hors d’atteinte en tout cas. »[26]
Mais il constate, si l’on peut dire, cliniquement qu’il y a néanmoins un revers de la médaille :
« Mais la certitude d’avoir traversé la mort s’évanouissait parfois, montrait son revers néfaste. Cette traversée devenait alors la seule réalité pensable, la seule expérience vraie.[27] »
On l’ a dit c’est ce qui resurgit pour lui à l’annonce du suicide de Primo Levi qui lui fait penser « avec un tremblement de toute [son] âme »[28] que vu sa différence d’âge avec ce dernier il n’avait plus que 5 ans à vivre. Je songe ici à Freud qui était persuadé qu’il ne vivrait pas plus vieux que son propre père.
Une nuit peu de temps après la libération du camp il rêve qu’il entend une voix allemande criant « Krematorium, ausmachen ! (éteignez le crématoire,) » . Mais au lieu de lui faire comprendre qu’il rêvait, cette voix qu’il vient d’entendre lui fait croire qu’il est enfin réveillé « dans la réalité de Buchenwald ». Curieusement il n’éprouve aucune angoisse.
« Bien au contraire, écrit-il, une sorte de sérénité m’envahissait d’abord, une sorte de paix : comme si je retrouvais une identité, une transparence à moi-même dans un lieu habitable […] le lieu-dit d’une plénitude, d’une cohérence vitale malgré la voix autoritaire qui répétait d’un ton irrité : Krematorium, ausmachen ! Krematorium, ausmachen ! »
Toutefois la voix enfle devient assourdissante, il se réveille en sursaut complètement paniqué.
« Je me redressais dans le lit moite de sueur. J’entendais le souffle régulier de mon amie. J’allumais une lampe de chevet. J’écartais le drap, je regardais son corps nu. Une peur abominable m’étreignait, malgré la certitude déchirante de sa beauté. Toute cette vie n’était qu’un rêve, n’était qu’illusion. J’avais beau effleurer le corps d’Odile, la courbe de sa hanche, la grâce de sa nuque, ce n’était qu’un rêve. […] Tout n’était qu’un rêve depuis que j’avais quitté Buchenwald, la forêt de hêtres sur l’Ettersberg, ultime réalité.[29] »
Arrêtons-nous un instant sur ce rêve et sur ce que Semprun en dit. Moment d’angoisse, d’inquiétante étrangeté où les repères familiers de la réalité (le corps nu de son amie) vacillent et où la réalité et le rêve semblent se confondre et menacent l’ek-sistence symbolique du sujet.
La voix du haut-parleur qui répète son injonction « Krematorium ausmachen » était liée à l’espoir d’une survie puisque cet ordre résonnait effectivement la nuit pour que les bombardiers ennemis ne puissent pas repérer le site du camp.
Rêve de désir ? Que le grand Autre éteigne enfin les fours crématoires ?
Rêve qui d’abord ne déclenche aucune angoisse mais révèle une jouissance troublante et impensable jusque-là celle d’avoir trouvé dans cette captivité un havre de paix, une identité malgré la voix impérative de l’Autre, ce que la lalangue allemande dans son intonation vient faire résonner hors du sens de la phrase.
Vie et mort sont entremêlés au même titre que se révèle la confusion entre le rêve et la réalité. Peut-on dire ici qu’à l’instar de ce qu’affirme Lacan il se réveille pour continuer à rêver ? Je n’en suis pas sûr. Alors qu’il vient de se réveiller la voix enfle, dit-il, et face à la beauté du corps de son amie, il est saisi d’une peur abominable, unheimlich. J’y vois là l’émergence d’une jouissance de l’Autre sous-jacente qui menace de se révéler. Jouissance d’un Autre sadique réduisant le sujet au rang d’objet. Figure du traumatisme où le réel n’est plus troué. Si mon hypothèse se tient alors cela nous donnerait une indication sur la raison de l’extrême difficulté de réadaptation des survivants à la vie hors du camp, dans le retour à la vie de tous les jours avec ses jouissances bornées. On va voir plus loin comment Semprun, quant à lui, a pu faire avec cette jouissance particulière.
Seize ans plus tard en 1961 Semprun parvient à écrire Le grand voyage[30](publié en 1963) où il relate son arrivée à Buchenwald.
L’écriture est devenue possible mais elle a pour effet le retour de l’angoisse.
«Si j’avais réussi en 1961, à écrire le livre abandonné seize ans plus tôt […] je payais cette réussite qui allait changer ma vie, par le retour en force des anciennes angoisses.[31] »
Quelques mots sur cet ouvrage qu’il dédie à un de ses petits-fils, Jaime « parce qu‘il a 16 ans », ce qui n’est pas anodin. Semprun explique que pour éviter de revivre la solitude qu’il avait éprouvée dans le voyage qui l’avait mené à Buchenwald il a inventé un compagnon d’infortune, un personnage censé l’accompagner qu’il appelle le gars de Semur. « La réalité a souvent besoin d’invention pour devenir vraie. C’est-à-dire vraisemblable.[32] », écrit-il à ce sujet. Le « vrai » de la fiction pourrait ainsi s’adresser aux semblables pour qu’ils en entendent quelque chose sans en être complètement horrifiés, happés par l’horreur.
Que puis-je avancer comme hypothèse quant à cet autre imaginaire qui peut permettre l’émergence des récits/RSI chez Semprun ?
Pour ce faire je vais m’appuyer sur la lecture que je fais des leçons du 11 et du 18 février 1975 du séminaire RSI au cours desquelles Lacan affirme que la consistance du nœud (à trois) est de l’ordre de l’imaginaire mais que cela n’empêche pas que ce tressage ek-siste par ailleurs.
« Si le nœud tient, c’est justement que l’Imaginaire doit être pris dans sa consistance propre […]
Et c’est bien en quoi je crois que j’avance quelque chose qui, aux analystes qui m’écoutent, peut être utile dans leur pratique. C’est qu’ils sachent que ce qu’ils tressent, que ce qu’ils tressent d’Imaginaire n’en ek-siste pas moins. Que cette ek-sistence, c’est ce qui répond au Réel. » [33]
Je voudrais souligner ici que Lacan nous met bien en garde contre toute tentative de simplification, contre la pente qui consisterait à imaginer qu’il y aurait une hiérarchie où la place de l’imaginaire serait prépondérante. Il nous rappelle clairement que les trois consistances sont strictement équivalentes.
Autre précision de Lacan l’imaginaire dont il est question ici ce n’est pas l’imagination. Il me semble qu’ici il fait référence à l’imaginaire du 2, à l’illusion du un à partir de l’imaginaire spéculaire alors que cet « imaginaire de la consistance »[34] est, pourrait-on dire un imaginaire du 3 qui lie les trois consistances. Cet imaginaire de la consistance est un imaginaire troué ( par le – φ).
Quid de l’ek-sistence ?
« Qu’est- ce que ça veut dire qu’il ek-siste une construction dont il faut bien que la consistance ne soit pas imaginaire ? Il n’y a qu’une seule condition qui est tout à fait lisible, lisible ici au tableau noir, il faut pour ça qu’il y ait un trou. »[35]
Ce serait trop long de rendre compte ici de la recherche très dense de Lacan pour penser l’articulation complexe du nœud à trois mais aussi du nœud à 4. Je me contenterai de souligner que ce trou de l’imaginaire ne peut être envisagé qu’en lien avec le trou dans le symbolique, l’impossible à dire, et au trou dans le réel, l’impossible rapport sexuel.
J’avance l’hypothèse que lorsqu’il s’agit de nouer le réel du traumatisme, quand comme le disait ma patiente, il n’est pas possible de trouver des mots sans images cela signifierait que l’impossible à dire le réel n’est en quelque sorte pas opérant, ne vient pas faire butée puisque les mots (je ne dis pas les signifiants) actualisent, présentent sans fin les images, les affects vécus par le sujet dans la situation traumatisante.
Cela nous donne une indication précieuse quant à notre position dans le transfert dans ces cas-là. Sans pouvoir en dire plus pour des raisons de confidentialité cela m’a ainsi conduit à être plus prudent quant à l’invitation à parler du traumatisme mais aussi plus libre d’inventer au cas par cas dans ce qui m’est apparu dans l’après-coup comme un recours à cet imaginaire de la consistance. Ici en évoquant par exemple un livre à découvrir, là en invitant à voir une peinture qui pourrait regarder l’analysant et faire écran au réel de la Chose.
C’est équivoque la consistance. On peut toujours risquer de la réduire au trop plein, comme on dit poliment d’un plat qu’il est consistant pour ne pas dire qu’il était bourratif. J’entends plus la consistance du côté de l’ étoffe, de ce qui est suffisamment tissé pour que ça ne se déchire pas (ou plus) facilement. Lacan a plusieurs fois évoqué l’étoffe de l’analyste en précisant, si je me souviens bien, que cela ne se décrétait pas. Jean Oury fait aussi référence à cette idée de Lacan. S’il nous arrive, souvent à notre insu, d’avoir un peu d’étoffe il vaudrait mieux que nous ne nous prenions pas pour une mère enveloppante, étouffante.
Et pourtant il y a lieu de figurer le Nebenmensch et pas que de manière abstraite, celui qui n’est pas loin, qui se tient au chevet du patient (cf l’étymologie du mot clinique) et qui évite d’être dans ce silence terrible qui ne peut que faire re-advenir l’horreur de la jouissance sans mots du bourreau et de sa victime.
Mais bien sûr c’est un long travail toujours à reprendre et il n’est jamais sûr que le cheminement de l’analyse du sujet traumatisé ne soit interrompu par l’émergence de l’absence de trame dans l’étoffe du sujet en question
Pour terminer je reviens aux derniers chapitres de L’écriture ou la vie qui, je pense, rendent compte d’un pas important que Semprun, l’écrivant, a pu finalement faire, soutenu par un fort désir de vivre pour revenir de l’enfer en recourant à cette écriture appuyée sur une fiction suffisamment consistante. Sans oublier que l’écriture était pour lui un moyen de rencontrer les autres.[36]
En 1992 Semprun revient à Buchenwald accompagné par ses deux petits-fils. Dans l’hôtel de Weimar où il est descendu il rêve de la neige.
« Et la neige était de nouveau tombée sur mon sommeil[37]. Ce n’était pas la neige d’autrefois. Ou plutôt c’était la neige d’antan mais elle était tombée aujourd’hui sur ma dernière vision de Buchenwald. La neige était tombée dans mon sommeil sur le camp de Buchenwald tel qu’il m’était apparu ce matin.[38] »
Dans un chapitre précédent il avait conclu que vivre la mort, en revenir ne pouvait être saisi que « sur le mode du futur antérieur »[39]. Alors je propose d’écrire : « la neige sera tombée sur Buchenwald » devenu par un jeu de lettres Bücherwald, la forêt des livres, cet âpre travail où il a vécu la mort[40] et qu’il a pu finalement transmettre.
Conclusion
« J’aurais aimé vous avoir vraiment tenu compagnie, pendant le voyage », lui a dit Jean Le Mouël qui a tenu le rôle du gars de Semur dans l’adaptation télévisuelle du Grand Voyage , rapporte Semprun dans L’écriture ou la vie avant d’ajouter : « Mais la fraternité n’est pas seulement une donnée du réel. Elle est aussi surtout peut-être, un besoin de l’âme : un continent à découvrir, à inventer . Une fiction pertinente et chaleureuse. »[41]
Puissions-nous nous souvenir de cette dernière phrase dans le quotidien de notre pratique analytique, à l’instar de Jean Oury qui, dans une conférence donnée à Strasbourg nous confiait que chaque matin au réveil il se demandait « qu’est ce que je fous là ? »
[1] Semprun J., L’écriture ou la vie, Paris, 1994, éd. Gallimard, Folio poche
[2] Cité par Jeanne Bernard dans son article La lucidité féconde d’Imre Kertész. https://www.cairn.info/revue-journal-francais-de-psychiatrie-2010-1-page-42.htm
[3] C’est Jean Bolzinger qui m’a mis sur cette piste quand il écrit dans un article de L’Evolution Psychiatrique intitulé Autobiographie 5, A propos de « L’écriture ou la vie » de Jorge Semprun, :« Les stratégies narratives mises en œuvre dans L’écriture ou la vie auront abouti à cerner, à fonder, à créer l’identité du narrateur. Non pas un survivant. Non pas un rescapé. Un revenant. » (p. 965). On trouvera cet article dans L’évolution Psychiatrique n° 61, 4, Paris, 1996, p. 959-966.
[4] Semprun, op., cit., p. 322.
[5] En retrouvant récemment le dossier de cette très ancienne patiente dans lequel j’avais laissé quelques notes, je me suis aperçu que le nom marital de celle-ci était l’exacte anagramme d’un grand écrivain français naturaliste du XIXème siècle. L’avait-elle lu ? Auquel cas cherchait-elle inconsciemment à inscrire quelque chose de la Chose en s’emparant de ce nom, celui de son mari sous lequel elle se présentait ? Je ne le saurai jamais. Et puis pourquoi donc n’avais-je pas su lire, au moment où je la recevais, ce jeu de lettres ?
[6] Rosenblum R., Mourir d’écrire ? Shoah, traumas extrêmes et psychanalyse des survivants, Paris, PUF, Le fil rouge Psychanalyse, 2019
[7] Freud S., Esquisse d’une psychologie scientifique, in Naissance de la psychanalyse, Paris, 1986, PUF, p.337
[8] Rosenblum R. , op. cit. p. 39.
[9] Id. p.55-56.
[10] Anissimov M., Primo Levi ou la tragédie d’un optimiste, éd. Lattès, Paris, 1996,.
[11] Rosenblum, op. cit., chapitre un, Peut-on mourir de dire ? Sarah Kofman – Primo Levi, p. 25-56.
[12] Si c’est un homme, A une heure incertaine, Le système périodique, La trève.
[13] Levi P. , La trêve, Grasset, Paris 1966, p. 249.
[14]Anissimov M. , op. cit., p.410.
[15] Levi P., Si c’est un homme, Julliard, Paris, 1987.
[16] Interview donnée à la Stampa, citée par M. Anissimov, op.cit., p.547.
[17] Levi P., A une heure incertaine, Paris, 1997, Gallimard, p. 88.
[18] Le vieux marin du poème de Coleridge est rongé par la culpabilité car il pense être responsable de la mort de ses camarades lors du naufrage de leur bateau dont il est le seul survivant. Naufrage qu’il attribue au fait qu’il a tué un albatros qui était censé protéger le bateau
[19] Levi P., )A une heure incertaine, p. 88.
[20] Rosenblum R. , op.cit., p. 33.
[21] Semprun J., op. cit., p. 318 et 323.
[22] Id., p. 318.
[23] Semprun, L’écriture ou la vie, p. 322.
[24] Notons aussi qu’il fut très actif dans les mouvements de résistance clandestine à Buchenwald. Comme on le sait après la Libération il continua à vivre pour une part dans la clandestinité en adhérant au Parti Communiste Espagnol dont les membres étaient activement traqués par les sbires de Franco. La pulsion de vie était aussi à l’œuvre dans cet engagement risqué.
[25] Id., p. 252.
[26] Id., p. 25.
[27] Id., p. 29.
[28] Id., p. 319.
[29] Id., p. 203.
[30] Semprun J., Le grand voyage , Paris, 1963, éd. Gallimard, .
[31] Semprun J., L’écriture ou la vie, p. 293.
[32] Id., p. 336-337.
[33] Lacan J. RSI , leçon du 11 février 1975, éd. Afi, Paris, 2002, p.79-80.
[34] Julien P., Le retour à Freud de Jacques Lacan, l’application au miroir, ch. 3 L’imaginaire de la consistance, Erès, Toulouse, 1986, p. 209-223.
[35] RSI, p.81 ?
[36] Benestroff B., Jorge Semprun, Entre résistance et résilience. P ???
[37] Il a souvent rêvé par le passé de la neige qui tombait à Buchenwald.
[38] Semprun J. ; op. cit. p.389.
[39] Id., p. 121.
[40] Id.: « Et pourtant nous avons vécu l’expérience de la mort comme une expérience collective, fraternelle de surcroît fondant notre être-ensemble… comme un Mit-Sein-Zum-Tode. »
[41] Semprun, L’écriture ou la vie, p. 337.