De la voix du conteur au dire
Je me souviens de cette première fois où je me suis assise, la bougie au creux d’une main et la boite d’allumettes dans l’autre, et où je fis face à ce petit groupe d’enfants mais aussi d’adultes, de collègues, qui étaient là pour m’écouter et entendre ce que j’avais à leur dire. J’avais peur. Peur de plonger ces mômes dans l’angoisse, d’éveiller le sensoriel, les émotions, les corps. De ce que j’allais susciter chez eux mais aussi de ce qui allait se produire en moi. De ne pas être en mesure de m’accueillir et d’accueillir les mouvances de l’autre. Bref, peur de la rencontre. J’ai attendu un peu, qu’ils s’installent en face de moi. Adossés au mur pour ceux en manque de dur, blottis au creux des coussins pour les plus contenus, ou encore allongés sur le ventre, leur regard s’est alors calé dans le mien. Ils me dévisageaient, me dévoraient des yeux, prêts à boire mes paroles. Il fallait que je me lance.
« Lance le conte et il se déroulera tout seul » avais-je lu et m’avait-on dit. J’ai donc allumé la bougie et une parole a prit corps. La mienne ? Oui, sans aucun doute. Mais pas tout à fait. La sensation est étrange et il me semble que cette voix m’échappe, ou s’échappe plutôt, et qu’elle ne m’appartient plus totalement déjà. Objet chu de l’organe de la parole, elle se fait alors commune entre moi et ceux qui sont là, commune à nous tous, entre ceux qui m’ont précédés et ces petits qui sont là, à me « suivre ». Je donne quelque chose de moi, de cette voix qui est la mienne, mais qui parle de choses anciennes. Ma voix se fait support d’un récit ancien qui puise son contenu dans les temps les plus reculés de l’humanité. Je fais entendre ma voix, certes, mais surtout, donne de la voix.
Dans la psychose les mots sont déchus, sans corps, dématérialisés. Alors, qu’est ce qui se passe entre le conteur et ces enfants dits « fous », aliénés à « lalangue » maternelle ? A l’hôpital de jour, les soignants du groupe conte s’interrogent. Lorsqu’on se situe dans un en-deçà du langage, lorsque les mots ne suffisent pas, ou plus, qu’est ce qui fonctionne ? Comment se fait-il que les enfants d’hier, comme ceux d’aujourd’hui, qu’ils soient névrosés ou psychotiques, parviennent toujours à (re)-trouver leur chemin dans un conte ? Qu’est ce qui fait soin ? Et de quoi sont faits les petits cailloux que nous leur proposons, ou que nous semons à leur place, pour qu’ils soient en mesure de (re)-trouver leur voie ? Ah voilà, nous y sommes ! Trouver leur chemin, leur voi(e)x, eux qui se sont égarés entre mutisme et logorrhée, pour échapper à la voix maternelle. Et si donner un peu de sa voix, de son souffle, pouvait les ramener dans le monde du vivant ? Car chez l’enfant psychotique, vie et mort se confondent. Et ne pouvant naître à eux-mêmes, ou refusant la naissance, ils restent alors bloqués, dans un entre-deux, sans pouvoir advenir.
D’une voix suffisamment bonne
Chacun sait aujourd’hui que la vie fœtale est peuplée de bruits, appelés bruits de fond. Battements du cœur, bruit cadencé de la respiration, vacarme du transit digestif, tressautements du corps. Et que, de ces bruits étranges, émerge une voix qu’entend le fœtus : la voix maternelle. Premier objet d’amour, la voix se révèle être le premier organisateur de la personnalité. Et les métaphores de « miroir sonore », de « bain sonore » et d’ « enveloppe sonore » ou encore le « mamanais », aussi appelé « baby-talk », caractéristiques des premières interactions, soulignent l’importance d’une mère chantante et parlante, vibrante et vivante, caressante.
La voix apparaît aussi dans le premier cri poussé par le bébé à sa naissance. Elle apparaît avec le premier souffle indiquant ainsi que le fœtus accède au monde des vivants comme être dès lors physiquement séparé de sa mère, séparé de l’autre. Ce premier cri souligne donc la coupure physique et radicale d’avec la mère, la séparation définitive de ce lien au corps de la mère qui contenait, retenait et faisait jusqu’alors lien grâce au cordon ombilical. C’est lorsque le cordon ombilical est rompu que peut alors se mettre en place un autre type de lien, un autre type de cordon, plus immatériel, qui est la voix. Cordon ombilical symbolique, elle devient donc, dès la naissance, un moyen de rapprochement et une tentative permanente de restauration du lien dans la séparation.
Qu’est ce qui pousse un soignant à investir plus particulièrement la voix dans son travail avec des patients ? Ne serait-ce pas pour lui l’occasion d’un appel à la mère perdue ? D’un appel à la reliance physique au corps de l’autre ? De l’ordre d’un « appeler, être appelé, se faire appeler » ?
N’être sans voix
Mais la voix maternelle peut ne pas se constituer comme « suffisamment bonne ». Discordante, brusque, impersonnelle, ou pire, dans l’injonction paradoxale, le miroir sonore peut vite devenir pathogène et ne plus faire office d’enveloppe. Sans l’effet de portage et de parexcitation c’est une écholalie que peut vivre le nourrisson. Et si l’on se réfère au mythe malheureux d’écho, on se rend compte à quel point l’expérience écholalique peut être désastreuse pour la constitution du Moi. Suzan Maïello se pose même la question de savoir si déjà, à l’état fœtal, l’enfant serait en mesure de capter l’incongruité des messages convoyés par la voix d’une mère souffrante.
Le schizophrène Louis Wolfson nous décrit, dans son livre intitulé « Le schizo et les langues », les sons vocaux maternels tels les bruits effrayants d’un corps éclaté. Il ne supporte pas d’entendre la voix de sa mère et chaque mot qu’elle prononce le blesse, le pénètre et résonne intrusivement. Dès que sa mère approche, nous raconte-t-il, il se prépare à traduire ses phrases dans une langue étrangère. La relation d’altérité est niée. La mère recherche l’écholalie et la conversion que lui-même opère, des mots anglais en mots français, vise à neutraliser cette voix et cette « lalangue » que son corps ne peut tolérer. L’étrangeté vient en lieu et place de l’altérité.
Le sujet psychotique s’invente donc un procédé linguistique, un langage, une voix, qui pourra venir faire rupture. Ou en tous cas, rendre plus tolérable, supportable, ce qui émane de l’autre. Et de la logorrhée au mutisme, les solutions trouvées visent à se départir de cette voix qui rend fou, à tout prix, quitte à se perdre soi-même. Les psychotiques se retrouvent alors sans voix, leur voix n’est pas la leur et le sujet ne peut trouver sa place dans le monde symbolique de la parole. Aliénés à lalangue maternelle, ils ne peuvent naître à eux-mêmes et restent donc ainsi, dans l’impossibilité de se frayer un passage, de s’accorder une voi(e)x. « Abwarten », l’attente de rien disait Oury reprenant Tosquelles. Tels des colis en souffrance oubliés dans une gare de campagne.
« Mordre dans lalangue de l’Autre ».
Je vais maintenant faire référence à « L\’efficacité symbolique » de Claude Lévi-Strauss ainsi qu’au travail d’Olivier Douville. Vous savez, il s’agit de l’histoire de cette femme indienne qui n\’arrive pas à accoucher. L\’enfant veut peut-être rester dans son ventre ou alors c’est elle qui veut le garder dans son ventre mais, enfin, il ne sort pas. Alors, il est fait appel au service d\’une femme qui, dans ce texte, est appelé chamane et qui va procéder à deux choses. D\’une part, elle va tresser puis détresser deux fils mais, surtout, elle va raconter un récit dans une langue que la patiente ne peut pas comprendre. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne peut pas l’entendre ! En tout cas, ce que raconte la chamane va apaiser quelque chose chez cette femme et permettre ainsi à l’enfant de venir au monde. Alors, je vais me répéter mais qu’est ce qui fonctionne ?
C’est l’aspect vocal de ce que dit la chamane qui produit des effets. Pas ce qu’elle dit mais la manière dont elle le dit. Car il n’y a pas que signifiant et signifié dans le langage, il y a aussi l’aspect musical, poétique et poïétique, avec les souffles, les silences, les rythmes, la prosodie. Les balbutiements et les vibrations du corps. Des choses de ce genre faites de débris de mots et de sons purs. Chemins par où « Les signifiants se mettent à parler et à chanter tout seuls », nous disait Lacan. Le chant est incompréhensible en ses termes signifiants mais il ne manque pas de prendre aux tripes et c’est là l’effet du signifiant sur le corps. Le corps de la parturiente peut ainsi s’ouvrir et permettre à l’enfant de venir au monde.
Alors, c’est peut-être de cela dont il s’agit, qui agit et opère, entre le conteur et l’enfant fou. Une langue sacrée, musicale, rythmique et poétique, qui remet le sujet en mouvement, le sort de l’impasse et lui propose un passage, une voie. Il s’agit peut-être pour ces enfants de « mordre dans lalangue de l’Autre », belle expression que je reprends de la langue d’Olivier Douville. Il s’agit peut-être pour ces enfants de mordre dans lalangue du Conteur qui colporte un récit ancien, plein de symbolique.
La voix comme lieu d’accueil
Je vais maintenant vous parler de Julien, « môme » de dix ans qui vient depuis peu au groupe conte et je me souviens vivement de ses premières séances. D’une en particulier. L’enfant pleurait, se débattait, se refusait l’écoute et couvrait de ses cris et de ses pleurs celle du conteur. Peut-être n’avait-il même pas perçu que l’histoire était amorcée ou peut-être essayait-il de s’y dérober. Julien ne voulait rien entendre et nous ne parvenions à apaiser et contenir son corps en proie à l’effondrement. Nous étions néanmoins arrivées, une collègue et moi-même, à lui proposer « un coin », fait d’un angle de murs et de nos corps respectifs, qui s’essayaient à être soignants et parlants. Rien n’y faisait. Julien se délitait, lalangue s’emballait et il nous glissait entre les doigts.
Et puis, ça a pris d’un coup. L’enfant s’est accroché physiquement à l’avant-bras de ma collègue, l’a empoigné de toutes ses forces et Julien a mordu dans le mot « maison ». Il a mordu et s’est apaisé. Son corps s’est détendu, sa bouche s’est entrouverte et il s’est mis à boire les paroles. Comme après un long voyage en errance, il a pu poser ses bagages et se loger le temps d’un récit dans la voix du conteur. Julien est passé d’une réclusion errante à un habitat, la voix s’est faite terre d’asile, sol sur lequel il a pu reprendre un peu de son souffle, souffler un peu. La voix du conteur se doit d’être caressante, vibrante et chantante. Il s’agit de proposer un lieu qui n’enferme pas. Un lieu habité par un Autre dont la langue et la main ne se referment pas sur l’enfant.
De la voix à la parole qui fait acte
Julien me demandait, il y a de cela pas si longtemps, au détour d’un couloir, que signifiait le mot « conversation ». J’ai tenté de répondre, non sans mal, quelque chose comme cela : « La conversation c’est lorsqu’on échange des mots avec quelqu’un. Quand on veut dire quelque chose à l’autre. A priori, il faut au moins être deux pour qu’il y ait conversation ». Il a marqué un temps, est resté à réfléchir, puis m’a répondu : « La vie ne vaut pas la peine sans conversation alors ». Ce n’était pas une question qu’il me posait là, mais bien une affirmation. Comme une confirmation qu’il se faisait peut-être à lui-même. Mais, qu’est ce que converser ? Et surtout qu’est ce que dire des choses à quelqu’un ? A quel registre appartient la parole du conteur ? Pourrait-elle s’apparenter à celle de l’analyste au sens où Lacan l’a définie, c\’est-à-dire comme un dire qui fait acte ? Ou n’est-elle que « bavardage » et « vaines paroles » ?
Lorsque nous reprenons l’exemple clinique de Julien et la façon qu’il a eu d’ « accrocher » le signifiant « maison », ou plus justement dit, de « se faire accrocher » par le signifiant, nous voyons bien à quel point la parole du conteur a permis quelque chose de l’ordre de l’événement pour ce jeune sujet. Et, « Un dire c’est de l’ordre de l’événement… Pour tout dire ce n’est pas de la philosophie. C’est quelque chose qui est dans le coup. Dans le coup de ce qui nous détermine en tant que ce n’est pas ce que l’on croit… » nous dit Lacan.
Car le dire est donc non seulement une parole qui fait acte mais aussi une parole qui comporte nécessairement une équivoque. Et l’équivoque du dire est ce qui permet que le sujet auquel on s’adresse est libre d’y croire ou pas. Elle n’a aucune accointance avec la vérité absolue mais vient par contre toucher la vérité du sujet.
Nous pouvons relever que le « Il était une fois », dit en tout début d’un conte, place immédiatement celui-ci au niveau de la fiction, « bonne à penser » dira Bettelheim. Ces récits ont donc cette particularité de ne parler d’aucune vérité si ce n’est peut-être celle du sujet, qui est alors libre d’y croire ou pas et de les prendre, ou pas, à son compte. Le conte, support de cette parole en tant que dire qui fait événement et qui comporte une équivoque, peut dès lors opérer telle une interprétation. « L’interprétation, n’est pas une interprétation de sens, mais jeu sur l’équivoque » et Lacan ajoutera dans « Le sinthome » : « C’est uniquement par l’équivoque que l’interprétation opère ».
Ainsi, l’efficace d’une parole se repère en ceci qu’elle interpelle le sujet en trois endroits du langage, à savoir le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire. Cependant, quand la parole s’impose sans équivoque, elle tient alors lieu de vérité absolue. C’est donc l’équivoque dans le nouage de ces trois registres qui a valeur d’effet structurant pour le sujet car elle est une parole qui dans sa polysémie permet au sujet de s’approprier librement sa vérité. Or le nouage équivoque de ces trois registres est le nouage borroméen. La parole peut alors pacifier le sujet en ce sens qu’elle va non seulement permettre de dénouer son « sac de nœuds » mais aussi, et surtout, proposer un nouveau nouage qui va ainsi le libérer.
Le conteur, sa voix et le récit ancien pourraient donc représenter ces trois registres qui, noués ainsi ensemble sur l’équivoque du matériel, permettent à Julien de trouver apaisement ou encore à Pierre, enfant autiste, de s’exclamer à voix haute et claire en pleine séance de conte : « Moi aussi, je veux parler !». Le sujet est alors mis en acte.