Je voulais évoquer d’abord le contexte de ce séminaire qui vient après D’un autre à l’autre où, comme le disait Valentin Nusinovici à l’instant, il y a des références à Marx et donc à la question de la jouissance.
L’envers est un séminaire où il est question de matrice. En tout cas, lors de nos réunions de préparation, on a beaucoup parlé de matrice, qui est l’un des points forts de ce séminaire, cette proposition de Lacan, d’avoir une matrice qui nous permet de lire, d’avoir justement un outil qui nous permet d’interroger quatre modalités du lien à l’autre. Et quand on parle de lien à l’autre, il est forcément question de jouissance. C’est-à-dire ce qu’on va chercher à obtenir, à chaque fois, de l’autre. Avec seulement quatre termes, cette matrice minimale est une suite des recherches de Lacan, celles qu’il menait depuis déjà quelques années, quelques décennies, en partant des schémas qu’il avait proposés avant, qui étaient très simplifiés.
Dans ce séminaire-ci, il complexifie et ça nous permet de débattre, de travailler. C’est pourquoi je voulais proposer simplement deux idées pour partager et échanger avec vous.
Nous avons ainsi à disposition un outil de travail précieux. Qu’en faisons-nous ?
Du point de vue politique d’abord, peut-être par facilité – je viendrai après à la clinique. Politique, puisqu’il s’agit, je le disais, de jouissance, et que c’est exactement de ça dont il s’agit quand on parle de politique, c’est-à-dire de savoir qui et comment, dans un groupe, va avoir la poêle par le manche ; qui, dans ce déséquilibre qui existe toujours dans un groupe social, va être du côté de la commande ; et de quelle manière gouverner. Vous vous souvenez que Freud avait parlé des métiers impossibles, gouverner en faisait partie. Alors gouverner, grâce à cette matrice que propose Lacan dans ce séminaire, nous pouvons voir ces quatre éléments, ce qui se joue entre eux, notamment ce reste d’insatisfaction, c’est-à-dire que c’est impossible de gouverner sans reste, sans qu’il y une par d’insatisfaction.
Il est facile de constater que les gouvernements n’ont jamais 100% de satisfaction, ils ne sont jamais, sauf des exceptions caricaturales élus au 100% de voix, et qu’après un mandat, toute la population n’est pas contente. Il y a un reste.
Comme le disait Pierre-Christophe Cathelineau tout à l’heure, la politique et la clinique sont articulées parce qu’elles sont faites de langage. Comment utiliser et comment tirer profit de cette matrice, de ces quatre modalités de lien à l’autre dans la clinique ?
Je voudrais mettre l’accent sur le fait que nos patients, quand ils font une demande d’analyse, une demande de suivi, qui n’est pas toujours une demande d’analyse, ils viennent interroger où ils en sont de ce lien à leur interlocuteur.
Il viennent parfois dans une hystérisation, une plainte, quelques fois liée à l’argent, à leur place dans la famille, à un problème au travail, justement où il y a une insatisfaction. Et je trouve que c’est très intéressant de pouvoir, avec ces matrices, situer où sont les éléments, comment ça circule pour lui.
Vous aurez déjà fait l’expérience avec un patient, de l’avoir en tête, comme disait Valentin Nusinovici, quand on est en train de lire un séminaire. Il y a toujours un patient qui vient nous faire coucou, qui vient nous faire penser que c’est de lui dont il s’agit entre ces deux lignes.
Reprenons ces quatre discours, mettons l’accent sur le premier, le discours du maître, celui qui régule notre lien social, et voyons les effets que nous trouvons, que ce soit du point de vue politique ou du point de vue clinique. Ces deux lignes qui séparent les deux étages, entre S1 et le sujet, puis entre S2 et petit a, ces deux traits horizontaux qui indiquent une opération de représentation, et je dirais même une opération de voile, une opération symbolique qui est abolie quand il y a violence – c’est là, sur ce point que j’aimerais m’arrêter un petit peu. Les patients qui sont venus pour moi entre les lignes, ce sont justement des patients qui ont vécu des situations violentes, que ce soit des violences extrêmes, que ce soit des violences intrafamiliales, par exemple des enfants, des enfants qui parfois nous sont envoyés par des tribunaux, mais aussi je pense au séminaire d’hier soir [sur « Conjugalité et parentalité »] où nous avons eu la chance d’écouter Nazir qui parlait d’adoption et, tout en parlant d’adoption, j’étais déjà en train de travailler avec vous pour notre séminaire de préparation sur L’Envers.
Je ne pouvais pas ne pas entendre cette difficulté des enfants adoptés qui cherchent le parent biologique, qui recherchent une espèce de vérité qu’il pensent accessible, qu’il pensent pouvoir retrouver.
On l’a donc vu avec la question du récit, du mythe, pour les enfants adoptés, et c’est exactement ce que j’ai pu voir avec des patients qui ont vécu des violences graves. Il s’agit de remettre un voile, un peu d’opacité, de remettre en place un récit qui refasse représentation, c’est-à-dire qui permette à nouveau ces opérations de permutation, mais toujours avec la représentation. Un mot sur des patients dont j’ai déjà eu l’occasion de parler, des patients qui ont fui des situations de guerre civile ou des dictatures. Dans ces contextes violents, les policiers par exemple, n’étaient pas des représentants de la loi. Mais des policiers qui se trouvaient dans une position d’incarner la loi, de décider sans avoir à référer, notamment à une autorité quelconque, mais qui pouvait décider sur le champ de la vie ou la mort d’un prisonnier, pour des raisons souvent capricieuses, comme une appartenance religieuse, ethnique ou politique.
Je termine avec cette idée, parce que nous devrions tenir aussi notre séminaire d’été en août prochain, dans un continent qui a vécu, plus récemment qu’en Europe, des discours totalitaires. Je pense aux Chili, puisque nous avons travaillé ensemble avec les collègues chiliens aussi, pour la commémoration des 50 ans du coup d’État de Pinochet, qui était une dictature qui a laissé des cicatrices profondes dans la société chilienne, et au-delà. Mais nous avons vécu la même chose dans d’autres pays de la région, et donc je pense que ce séminaire sera aussi l’occasion de nous demander où nous en sommes de ces cicatrices, et du travail qui a été fait, et de ce que nous disent les collègues qui travaillent sur place.
Voilà, je vais m’arrêter là, merci.