Ce qui caractérise la démarche de Lacan dans "L’identification", c’est que justement il n’y parle jamais d’identité, mais d’identification.
Il y reprend le chapitre intitulé die Identifizierung, l’identification, dans Massenpsychologie de Freud.
Il y repère la fonction du trait unaire dans une phrase de ce chapitre qui mérite d’être citée intégralement :
"Es muss uns auch auffallen, dass beide Male die Identifizierung eine partielle, höchstst beschränkte ist, nur einen einzigen Zug von der Objektpersonn entlehnt"
Il ne doit pas, dit Freud, non plus nous échapper que l’identification est, les deux fois une identification partielle, extrêmement limitée, et n’empreinte qu’un trait unique à la personne-objet.
Cette identification vient après l’identification au père et avant l’identification hystérique. Elle est régressive, car elle est liée à l’abandon de l’objet aimé. Selon Lacan c’est toujours en quelque mesure lié à l’abandon ou à la perte de l’objet que se produit cette sorte d’état régressif d’où surgit cette identification qu’il souligne. Quel enseignement en tire Lacan ?
Il part d’une expérience clinique contingente pour en élaborer une théorie générale du trait unaire. Elle est cette marque symbolique auquel s’identifie le sujet qui entre dans les défilés du signifiant. Dans ce trait qu’est-ce que Lacan reconnaît ? C’est l’Un comptable, tel qu’Euclide le met en place dans Les Eléments ("L’identification", 13 décembre 1961). Lacan va alors décliner les dimensions du trait unaire que j’énumère ici sans en reprendre les riches développements :
Ces modalités renvoient toutes à cette marque symbolique à laquelle le sujet accède à l’ordre du signifiant.
Car "L’identification" propose d’articuler le trait unaire au signifiant, comme son départ originaire et sa marque de fabrique : "La fondation de l’Un que constitue ce trait n’est nulle part prise ailleurs que dans son unicité : comme tel on ne peut dire de lui autre chose sinon qu’il est ce qu’a de commun tout signifiant d’être avant tout constitué comme trait, d’avoir ce trait pour support." ("L’identification", 22 novembre 1961). Avec cet un comme tel, c’est à la différence pure que le sujet a affaire : "Cet 1 comme tel, en tant qu’il marque la différence pure, c’est à lui que nous allons nous référer pour mettre à l’épreuve les rapports du sujet au signifiant." Lacan fait de la différence pure l’acte de fondation du sujet dans son rapport au signifiant et il situe cette différence dans l’ordre de la plus grande généralité.
Dés lors comment penser les différences qualitatives, si l’on entend par différences qualitatives ces traits imaginaires, réels ou symboliques qui semblent distinguer les identités entre elles. Que faire des coutumes, des institutions, de la langue dont Freud dit dans "Massenpsychologie" qu’elles constituent à proprement parler le génie des foules organisées ? Convient-il de les penser par rapport à cette identification au père ? Peut-être Freud essayait-il de répondre à cette question en s’intéressant à la foule chrétienne. Freud y traite de l’Eglise, comme foule structurée autour de l’amour du Christ. "Cet amour égal est expressément affirmé par le Christ lui-même : ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits d’entre mes frères : c’est à moi que vous l’avez fait ." dit Freud. Il est par rapport aux individus de la foule des fidèles dans la position d’un frère aîné, plein de bonté, il est pour eux un substitut paternel. "Toutes les exigences imposées aux individus isolés découlent de cet amour du Christ. Un courant démocratique parcourt l’Eglise (…) parce que devant le Christ tous sont égaux, tous ont part égale à son amour". Il y a chez Freud une manière de penser l’identité chrétienne autour de l’amour du Christ pour ses fidèles et des fidèles qui s’identifient au Christ dans leur amour. Cet accent mis sur le substitut paternel devrait nous indiquer une voie.
L’identification au frère aîné, substitut paternel, joue un rôle crucial (c’est le cas de le dire). Il reste également que ce qui caractérise cette identité est la foncière antipathie qu’elle entretient à l’endroit des autres religions. Freud en profite pour montrer qu’il ne s’agit nullement d’un cas particulier, mais qu’au fond toutes les religions sont ainsi. Elles sont des religions d’amour pour leurs coreligionnaires et cessent de l’être pour ceux qui se trouvent en dehors d’elles : "Mais sont exclus de ce lien, même pendant le règne du Christ, ces individus qui n’appartiennent pas à la communauté de foi, qui ne l’aime pas lui et que lui n’aime pas ; c’est pourquoi il faut qu’une religion, même si elle s’appelle religion d’amour, soit dure et sans amour envers ceux qui ne lui appartiennent pas . Au fond chaque religion est bien une telle religion d’amour pour tous ceux qu’elle englobe et chacune tend vers la cruauté et l’intolérance à l’encontre de ceux qui ne lui appartiennent pas." Freud dit d’ailleurs que si cette intolérance se manifeste moins aujourd’hui, ce n’est pas en raison d’un adoucissement des moeurs, mais d’un affaiblissement du sentiment religieux. L’actualité permettrait sans doute de nuancer encore ce propos, s’il est vrai que des décisions politiques importantes se prennent au nom du sentiment religieux.
Comment interpréter ce que dit Freud à la lumière de ce que dit Lacan ? Sans doute serait-il pertinent de faire de l’identification au père le vecteur de l’identité ? Si la langue, les coutumes, les institutions sont le génie des foules organisées, il paraît logique que les sujets s’identifient à ces traits et puissent emboîter le pas d’un meneur qui prendra la place de l’idéal comme objet d’amour. Ici pourra être saisie la face matérielle et parfaitement contingente du trait d’identification, la moustache du Führer. De même que ce sentiment de toute puissance qui s’empare de la foule contre l’ennemi intérieur ou extérieur et qui fait oublier aux individus la composant les règles du respect et de la civilité. La foule est violente, meurtrière et sans refoulement quand elle agit sans limite contre l’étranger. Ainsi le partage de certains traits fait-il renoncer à notre commune appartenance aux lois du signifiant et oblitère la dépendance à cette identification symbolique qui fait du trait différentiel universel le fondement du lien humain. C’est l’identité contre l’identification. Elle délimite un territoire entre un dedans et un dehors hostile, projetant le sujet dans un espace de type paranoïaque. L’identité est paranoïaque dans ses formes paroxystiques.
Au vu de ces observations y-a-t-il une consistance de l’identité ? Il semble que Lacan ait envisagé dans Les non-duppes-errent cette perspective précisément à propos de l’identité chrétienne, puisqu’il en propose le 18 décembre 1973 le noeud. Il présente en effet le noeud borroméen sous une forme inhabituelle puisqu’il attribue à chaque dimension, réel, symbolique, imaginaire un nom sous l’égide duquel cette dimension se trouve. Ainsi l’amour divin tient-il lieu de symbolique comme le moyen entre le réel qu’est la mort et l’imaginaire qu’est le corps. Toute la théologie du Salut par la mort et la résurrection de la chair se trouve ainsi élégamment résumée par un seul nouage où l’amour divin est cette médiation symbolique qui tisse par la Passion ce lien entre la mort conçue comme passage obligé vers la rédemption et le corps exalté par cette mort glorieuse. C’est ainsi que réel, symbolique et imaginaire se noue dans le christianisme, comme si dans cette identité les dimensions étaient vectorisées par le sens d’une nomination théologique dont les conséquences se font sentir jusque dans la perception éthique des problèmes : accent porté sur la souffrance rédemptrice et amour pour la douleur, condition du salut, bref symptômes – mais symptômes inscrits par le pouvoir d’une nomination. Ici cette nomination n’est pas donnée sous la forme d’un rond quatrième, mais d’une triade signifiante, dont le sens vectorise le noeud borroméen. A quel prix s’accomplit ce nouage ? Du vidage de l’amour sexuel et de l’insensibilisation du corps et il est inutile de gloser sur la place du sexe dans la tradition chrétienne.
Qu’en est-il alors de l’identité juive ? A cette question je vais tenter de répondre en étayant sur Berechit une hypothèse faite par Charles Melman lors d’une réunion préparatoire au colloque de Fez le 12 septembre 2005. Le symbolique serait désigné par le sexe et serait le moyen entre un réel désigné par la vie et un imaginaire qui serait le corps. Le passage qui justifie pleinement cette interprétation se situe au début de Berechit. Le livre parle de ce que l’homme dit de sa femme qui n’est pas encore nommée. Elle est Isha (femme) parce qu’elle vient de Ish (homme). Puis le texte enchaîne ainsi : "Aussi l’homme abandonnera son père et sa mère et s’accolera à sa femme (vedavak)." Le signifiant hébraïque est cru ; il parle du sexuel avant que ne s’accomplisse le péché originaire. La copulation est présente au Jardin d’Eden comme la conséquence de la renonciation au lien avec les parents curieusement évoqué ici, alors qu’il s’agit du premier homme et de la première femme. "Et l’homme a crié le nom de sa femme Eve (Havva, c’est-à-dire la Vivante), car c’est elle qui a été la mère de tous les vivants" dit le texte un peu plus loin. Ici c’est le paradigme de la vie qui enveloppe l’identité féminine et qui donne un sens aux générations. Ainsi le sexe, la vie et le corps constitue la triade du judaïsme. Il est vrai que le sexe y occupe une place majeure jusque dans la liturgie et en tout cas dans l’accomplissement des commandements. Quel est le prix à payer de cette mise en place borroméenne ? Le fait tout d’abord que la mort soit dans cette culture considérée comme un accident. De même alors que la prétention à l’universalité est dans le christianisme à l’origine de l’exclusion des autres religions, c’est la particularité du noeud dans le judaïsme qui aboutit à un résultat similaire. L’autre culture constitue bien l’altérité radicale.
L’Islam n’est pas loin de partager avec les deux autres monothéismes certaines caractéristiques que nous n’avons pas ici l’opportunité de développer. Ces considérations nous font entendre le type d’antipathie qui peut exister entre des nouages identitaires aussi différents dans leurs interprétations. Que dire par exemple de l’antinomie Mort-Vie et de la prévalence du sexe dans une religion et de sa relégation dans l’autre ? Sinon que christianisme et judaïsme partent de signifiants-maîtres qui sont entre eux difficilement compatibles. Certes cette dépendance au sens et à la nomination a-t-elle une indéniable dimension d’aveuglement et de violence, mais elle est le lot de la transmission dans une culture donnée. Il semble que seul le travail de la métaphore est susceptible de jeter des ponts entre les interprétations et les religions, comme nous le suggérions dans un texte précédent, mais également le constat qu’il s’agit bien en deçà des interprétations et des nominations d’un noeud commun au trois monothéismes. Bien entendu cette proposition triadique peut également être généralisée à d’autres cultures envisagées comme nationales, et non pas nécessairement monothéistes. Peut-être cette triade est-elle un progrès dans la pensée, en tout cas il est visible que le noeud dépouillé de ses interprétations permet d’en penser la logique. C’est sans doute là la position de l’analyste qui évidemment ne saurait s’en tenir à un repérage identitaire des interprétations du noeud. Est-ce possible ?