Préparation au Séminaire d’été 2025
Étude du séminaire de J. Lacan, L’Acte psychanalytique
Mardi 7 janvier 2025
Président-discutant : Cyrille Noirjean
Fabrizio Gambini : Comment entendre que l’opération de l’acte analytique doit, ce sujet, le réduire à la fonction de l’objet a ?
Tout ce séminaire nous oblige à tenir compte d’une position radicale : les psychanalystes, comme les universitaires, sont capables de produire des propositions qui n’entraînent pas de conséquences. Par exemple, ils peuvent parler d’objet perdu et de génitalisation du même objet, comme s’ils disaient quelque chose de leur pratique, lorsqu’ils sont plutôt en train de produire, de bâtir l’édifice d’un savoir où ils s’accommodent comme chez eux. Cet édifice ne se laisse pas interroger par ce qui arrive dans une séance ; plutôt il se renforce, il s’achève par la répétition d’une pratique qui prend son sens de ne pas se confronter avec la théorie qui la définit.
Dans ce cadre, les actes qu’il leur arrive, je veux dire que ça arrive à eux, aux psychanalystes, de produire sont et restent des actes symptomatiques. C’est comme un lapsus avant Freud : un acte symptomatique que seulement l’invention de la psychanalyse, son actualisation, permet de qualifier d’analytique. Donc un double penchant de l’acte analytique : le corps qui le produit et le corps qui l’enregistre comme un signifiant qui, comme vous savez, représente le sujet pour un autre signifiant. Deux corps qui ne sont pas nécessairement deux personnes.
Or, et j’arrive à notre question de ce soir, qu’est que veut dire « représenter le sujet » ? Je tiens beaucoup à être clair et, dans ce but, je vais me référer à une vignette clinique. Un homme se baigne dans un endroit tranquille. Une petite plage d’une petite île de la Grèce. Trois hommes surviennent et se baignent à son côté. Ils commencent à bavarder entre eux en anglais et il se joint à la conversation. Les trois sont israéliens et, au moment de se séparer, l’un d’eux lui serre la main d’une façon affichée, un peu dramatisée. Aussitôt il se sent ému, un sentiment se produit chez lui, qui le prend à la gorge pendant plusieurs secondes. Appelons ceci l’émergence du sujet : un mouvement, une émotion, un émoi que la conscience enregistre. Vous vous rappelez tous le séminaire sur l’angoisse : de l’inhibition à l’émoi, un mouvement qui grandit tout en gardant un bas niveau de difficulté.
Émergence du sujet donc. Ce qui veut dire, je le répète, repérage d’un signifiant qui se trouve être découvert et représenter le sujet pour un autre signifiant. Restons pour l’instant sur l’île grecque. L’acte est là, mais il est là comme acte symptomatique. Le moi, ou mieux, le Je du discours conscient, du discours courant s’interroge : qu’est-ce qu’il m’arrive ? Pourquoi suis-je ému ?
Un psychanalyste peut interroger davantage cette question en cherchant une réponse. Réponse qui a la qualité, la fonction de clore, de boucher l’interrogation. Cet analyste, qui chercherait à poser le sujet du discours conscient à la place du je ne pense pas, à la place du lieu d’où le mouvement, l’émotion jaillit, bien, cet analyste ne sera pas lacanien. L’acte symptomatique reste dans ce cas symptomatique, révélant avec sa nature d’acte, quelque chose de la chose supposée (excusez le jeu de mots qui n’est pas un hasard), de la chose sue, connue à sa place, à sa place de chose. Place donc qui se trouve entièrement recouverte par le savoir su dont le psychanalyste fait acte, sans que cet acte soit nullement analytique. Place donc qui fait de l’analysant un analysé, un patient, comme nous rappelle Lacan. Ça serait la fonction de l’acte éclairé, illuminé par le savoir su de l’analyste. Le Grand séminaire de l’ALI est dédié à l’interprétation, n’est-ce pas ?
Mais si nous sommes à l’écoute du discours qui raconte ce qu’il s’est passé sur l’île en tant qu’analyste lacanien, nous écoutons d’abord un signifiant mystérieux (la main serrée virilement, d’une façon affichée, dramatisée) dont la seule chose que nous savons est qu’il représente le sujet pour un autre signifiant. Lequel ? Sur l’île le sujet est représenté par le signifiant « main serrée » pour un signifiant qui reste à construire : c’est ça qui rend l’acte un acte symptomatique ; mais, dans la séance, le même signifiant (« main serrée ») représente le sujet pour un signifiant que l’analyste se charge d’incarner. Il y a chez l’analyste un signifiant supposé, en attente, un signifiant silencieux, en attente d’être réveillé. Lorsqu’un signifiant se trouve à représenter le sujet pour ce signifiant en le réveillant, alors l’acte dont il s’agit, peut être qualifié d’analytique.
À ce point, où en sommes-nous avec l’objet ? Qu’est-ce que ça veut dire réduire ce sujet à la fonction de l’objet a ?
Les signifiants silencieux, en attente, dont l’analyste est enceint sont des signifiants qui ont leur demeure dans l’Autre. L’analyste y est d’être la porte vers ces signifiants. Comme la femme. Vous vous rappelez peut-être le délire de ce pauvre garçon qui s’appelait Otto Weininger et qui, âgé de vingt-trois ans, s’est suicidé après avoir publié un livre qui s’appelait Sexe et caractère dont la thèse fondamentale est que les femmes et les juives sont une sorte de malédiction pour les êtres humains car les deux sont portes d’entrée et de sortie vers l’au-delà : le corps d’une femme d’où on naît et le corps d’une femme où on meurt. De même avec les Juifs, peuple qui a donné naissance à Jésus Christ et peuple qui s’est aussi chargé de le renvoyer au Père.
Le point est donc cette position féminine ou féminisante qui est celle de l’analyste qui se trouve occuper la place de l’objet a. Ceci veut dire, concrètement, dans les faits, qu’avec ses actes, activement, l’analyste se trouve tomber de la position de détenteur du savoir qui lui est supposé. Pas de maîtrise des signifiants dont il est enceint.
De nouveau je vais vous donner une vignette. Quelqu’un me disait qu’il était angoissé à l’idée d’être licencié de son boulot, qu’il n’arrivait pas à ne pas s’inquiéter, qu’il ne pensait qu’à ça. J’ai eu l’idée de souligner la valeur polysémique du mot « licence ». J’avais en tête quelque chose comme « licence » pendant le service militaire : en italien, un militaire qui est à la maison, libre du service pendant quelques jours, est « en licence ». Bien, le bonhomme a sauté sur le divan pour me dire que « Oui, absolument ! » Depuis sa licence obtenue à la fin du lycée, il était angoissé de devoir acquérir la responsabilité d’un âge adulte ; une sorte de licence, de permis de vivre comme James Bond avait un permis de tuer. Vous voyez le point : l’analysant a pêché un signifiant entre ceux dont j’étais enceint. C’est lui qui l’a pêché. Que moi-même je pensais à autre chose est totalement dépourvu d’importance. Je me suis limité à signaler qu’il y avait de la pêche à faire. C’est ça l’ambiguïté à laquelle Lacan nous invite : une invitation à laisser que le sujet puisse pêcher entre les signifiants qu’il nous suppose. Une fois pêché le signifiant qui lui convient, qui convient au sujet, il le pense comme l’objet qui le possède : « Ah ! Oui ! C’est ça ! C’est que depuis ma licence de lycée, mon diplôme, je n’ai pas eu de paix. » Vous voyez donc surgir l’objet dont le sujet est possédé.
Ceci veut dire que le sujet, qui se trouve à être représenté, lit le signifiant pour lequel il est représenté comme une actualisation de l’objet qui le possède. Si vous regardez le petit tétraèdre que Lacan propose dans la leçon du 17 janvier vous voyez que, en bas à gauche, on y trouve l’objet a, (p. 95, Fig. 2) et que dans la même leçon (p. 99, Fig. 3) on y trouve le sujet, le S barré.
Et maintenant arrive le difficile : l’objet, en tant que a, nous dit Lacan (première leçon, p. 18), prend toute sa valeur de position subjective de [se] référer à la distinction de l’ensemble et de la classe.
Or, une classe répond à une logique de sens, à une logique imaginaire qui regroupe des corps selon un ordre, par exemple l’espèce, le genre, la famille, la classe, etc. Mon chien par exemple : genre : canis ; famille : canidé ; ordre : carnivore etc. Autrement dit, la classe est supposée correspondre à quelque chose de la réalité, de l’ordre supposé intrinsèque à la réalité. Mais si mon chien n’est pas l’élément d’une classe, et s’il est plutôt l’élément d’un ensemble, alors sa définition en tant qu’élément est beaucoup plus aléatoire. Selon le choix du facteur commun aux éléments de l’ensemble il sera partie d’un ensemble d’objets caractérisés par le fait d’avoir quatre pattes, donc comme les éléphants, les tables, les mouches et les fauteuils, ou bien il sera un objet blanc, comme la neige, une assiette ou un ours polaire. Vous voyez bien la différence : la classe correspond à l’ordre supposé dans la nature, ce qui dans nos cas correspond à un ordre supposé dans l’Autre. L’ensemble, en revanche, est un ordre construit, provisoire qui traite un signifiant comme partie d’un corps d’autres signifiants. Je reviens à Lacan : l’objet, en tant que a, prend toute sa valeur de position subjective de [se] référer à la distinction de l’ensemble et de la classe.
Or si le signifiant pour lequel le sujet se trouve à être représenté, est lu par le sujet même comme l’objet qui le possède en tant que a, de le concevoir comme élément d’une classe, n’est pas la même chose que de le concevoir comme élément d’un ensemble.
Il faudrait ajouter que l’objet a est un pur reste : pas de classe ni d’ensemble pour le caractériser. Au même temps nous constatons que l’objet, en tant que a, est ce qui structure, articule la formule du fantasme et donc sa fonction est celle de maintenir, d’articuler la fonction du fantasme à travers le défilé métonymique des représentations d’objet. Ce n’est pas pour rien que là où se trouve a, se trouve aussi (– φ). C’est en ceci qu’en considérant a comme élément d’un ensemble revient à quelque chose de l’ordre de l’invention, d’une construction pour se référer à Freud, et que le considérer comme élément d’une classe, nous amène plutôt à postuler un ordre dans l’Autre pour lequel n’importe quel acte est destiné à rester un acte symptomatique et à ne jamais pouvoir être un acte analytique.
Une dernière considération : revenons pour un instant à l’île grecque. Dans la situation, le sujet est aliéné. L’analysant le dit : « Je [le sujet logique identifié au moi de la conscience] me [le voilà l’objet qui vient à la place du sujet du je ne pense pas] trouve à être ému. » Mais qui a produit l’émotion ? Eh bien, c’est le même sujet que l’analyste sait être défini par le je ne pense pas. Au fond c’est très simple : il n’y a pas de façon de penser le mécanisme inconscient qui forme, qui détermine l’émotion que le sujet enregistre comme effet en tant que moi conscient. C’est cette articulation du sujet qui est supposée deux fois : une première fois par l’analyste, qui sait que le sujet est défini par le je ne pense pas, et une deuxième fois par l’analysant qui suppose ce savoir à son analyste en tant que sujet. En effet la flèche du transfert (fig. 2, p. 95) va du lieu originaire de l’ou ou jusqu’à l’objet a, à savoir l’analyste, qui échouant de sa propre position de sujet supposé savoir, occupe la place du reste, de l’éponge tordue en attente d’un nouvel analysant qui puisse le bouffir de ses attentes, de sa propre supposition. Mais la flèche de la tâche analytique va à rebours : du lieu du je ne pense pas jusqu’au lieu du je ne suis pas et du –φ, qui connote la place à travers le manque symbolisée par la castration. Cette tâche, nous dit Lacan, est une mise au travail du sujet vers un je pense qui ne peut pas se rencontrer. Cette rencontre manquée est soutenue par le – φ. C’est en somme la barrière du – φ qui nous oblige à venir occuper, en tant qu’analysant à la fin de l’analyse, la place du je ne suis pas. Expérience bizarre qui trouve sa répétition dans l’acte d’un analysant à qui il arrive de se dire analyste.