extrait d’un article paru dans le Journal Français de Psychiatrie, n°18, « La culture des surdoués », Éd. Eres.
L’un des traits de génie de Freud (*), peut-être le plus fructueux, est bien d’avoir repéré à quel point tous les enfants manifestent une remarquableprécocité sexuelle.
Jusqu’à lui, l’infans, celui qui ne peut pas parler, était à peine un être de raison, et il avait fallu attendre le XVIIesiècle pour qu’on lui prête quelque intelligence. Mais la seule révélation de sa vie sexuelle, de ses désirs et de son auto-érotisme, avait, pas seulement dans la Vienne bourgeoise à la fin du XIXe, déclenché un tollé général à l’encontre du père de la psychanalyse.
Comment la sexualité des tout jeunes enfants avait-elle pu, jusque-là, échapper à l’observation des chercheurs, alors qu’elle affiche dès les premiers mois son omniprésence, dans la masturbation par exemple ? C’est bien une énigme qui montre à quel point l’observation scientifique peut être bernée par le refoulement, l’interdit, la censure, qui viennent s’opposer à l’hypothèse même d’une sexualité infantile, jusqu’à ce que la psychanalyse vienne apporter sa clinique révolutionnaire sur ce point. L’hypothèse même ne peut être soulevée, marquant ainsi la limite inaugurale de toute recherche, de toute connaissance sur ce point. C’est d’ailleurs ici que gît la contradiction foncière des sciences de la connaissance, et de l’une de ses branches appliquées, la psychologie cognitive : quel moteur à la connaissance, quelle poussée à l’origine de l’élan à apprendre, de la détermination à trouver la solution des problèmes ?
Wallon, Piaget, dans la mise en jeu d’un parallélisme d’évolution entre les fonctions posturo-motrices préludant à l’action orientée par la perception et la sensibilité, établissent les stades du devenir psychomoteur. Les divers stades de cette évolution guidés par la maturation du système nerveux dévoilent successivement les complexités de la cognition. Et lorsqu’il est question d’évaluer les fonctions intellectuelles, les tests viennent mesurer les rapports de potentialités d’action, d’organisation de celles-ci dans et sur l’espace, avec les capacités cognitives du testé mis en demeure de donner le meilleur de lui-même, de montrer ce qui est caractérisé par le concept de « motivation », c’est-à-dire se donner à soi-même un motif, encore un moteur, de répondre, de répondre de sa connaissance, celle-ci étant sollicitée apparemment par l’examinateur.
Mais voici que s’élève une objection dont je me permettrai de souligner le caractère radical : l’examinateur propose donc au testé de répondre, de faire valoir sa connaissance de la question. Mais l’enfant, l’adulte, de quelle motivation va-t-il pouvoir faire preuve, puisque apparaît immédiatement à ses yeux la duplicité, le mensonge de cette affaire, à savoir que l’examinateur lui demande de répondre à une question dont il connaît, lui, examinateur, la réponse ? On voit bien qu’il s’agit là de la ruine même de l’hypothèse selon laquelle il y aurait quelque nouveauté à découvrir, quelque exploration à mener à bien ! Non seulement l’autre me demande de lui apprendre ce qu’il sait, à savoir ce que je dois savoir, mais encore il m’incite à lui apporter la preuve que j’ai une connaissance concernant son savoir à lui, comme si ce savoir n’était pas frappé du sceau de ce que je ne veux pas savoir.
Car c’est ici, très précisément, que vient nous plonger dans l’embarras la caractéristique même du savoir sexuel, à savoir que non seulement il est frappé d’ostracisme par le non-dit qui le caractérise, mais encore il est l’objet du refoulement : c’est ce refoulement même qu’implique l’inconscient, et il s’agit d’un savoir insu, savoir sans sujet, scandale sur lequel Lacan attire notre attention.
Voici le moment de reconnaître en effet les caractéristiques du discours des enfants précoces :
– ce discours est aisé, il abonde en mots justes et rares et son irruption a étonné chacun à la maison : on a l’impression qu’il a toujours parlé comme un grand (que penser des richesses syntaxiques chez tous ces enfants ? L’usage de ce « par conséquent », « en fait », etc. contrevient à l’idée que l’on apprendrait peu à peu à parler… mais ceci n’est pas l’apanage des surdoués) ;
– autre point particulier à ce discours : l’évidente qualité et la richesse du lexique, de la syntaxe et surtout le plaisir dont fait preuve cet enfant à manier la langue, à jouer sur les mots ;
– ce jeu plaisant envahit le dialogue : l’intérêt de l’enfant pour la question de l’adulte d’autant plus grand, plus multiforme, plus inventif que la question elle-même est complexe et problématique ;
– en somme, il s’agit pour lui d’un véritable défi, il s’agit de montrer l’insuffisance ou la non-pertinence de la question proposée : cette revendication phallique porte avant tout sur la connaissance et se manifeste par le maniement du discours, maniement qui est une jouissance stimulée par la question des adultes et entretenue par l’hypothèse qu’à cette question, l’adulte suppose que l’enfant peut ne pas répondre.
Et c’est de cette jouissance que le surdoué va faire état dans son symptôme.
Jouissance corporelle par l’agitation, l’instabilité, évoquant la mobilité de la pensée qui est prise dans une érotisation de ce que Wallon, d’un point de vue développemental, a décrit « de l’acte à la pensée ». Et qui, d’un autre point de vue, peut être rapproché de l’érotisation de l’activité du tout-petit, jusqu’au moment où « sa mère ne lui obéit plus », perte constituant la position dépressive de Melanie Klein, qui est à l’horizon de l’inanité de ce qui est donné à voir : telle est la condition de la perte de l’objet maternel, parfois se manifestant par une coloration quasi maniaque dans la recherche de ce qui est perdu. Ou bien véritables phases dépressives sur le mode du futur antérieur négativé : non pas « je ne serai pas », mais « je n’aurai pas été », barrage de l’avenir au nom d’un passé.C’est ainsi que l’on comprend mieux le refus scolaire, les ratés caricaturaux aux examens, et que l’on prend à tort pour une névrose d’échec.
Ces quelques caractéristiques de l’enfant surdoué ne nous permettent pas seulement d’en dresser un tableau clinique répété à l’envi dans les médias ou les publications. Elles nous orientent vers ce qui paraît essentiel à leur compréhension.
C’est, comme Freud l’avait établi dès 1908, le questionnement sexuel déclenché par la naissance d’une soeur, d’un cousin, de l’enfant de la voisine, qui va transformer le petit de l’homme en chercheur, en faiseur d’hypothèses : comment rendre compte de la naissance, du rôle du père et de la mère dans la conception, de la différence des sexes ? L’enfant est ainsi précipité par sa jalousie, sa soif de savoir, à la place première de théoricien. D’où la mise en place des questions qu’il va poser autour de lui aux adultes. L’insuffisance, la gêne, la tromperie et la bêtise des réponses qu’il va recueillir peuvent avoir un effet de clôture, de paralysie devant l’échec cuisant de son questionnement, avec un effet d’abandon passif. Mais l’insuffisance de ces réponses, leur fausseté, peuvent aussi avoir un effet tout autre : celui d’exciter le « génie », comme dit Freud du jeune chercheur, et l’élaboration d’une théorie sexuelle infantile dont l’importance est décisive tout au long de la vie sexuelle, car elle n’est jamais tout à fait révisée. Nous ne voulons pas ici aller au-delà, concernant les théories sexuelles infantiles, de ce qui paraît nodal pour notre sujet : cette théorie, quelle qu’elle soit, émerge toute armée de la dénégation de l’enfant devant la réponse parentale : « Non, ce n’est pas la bonne réponse, il n’y a rien de vrai, donc ils ne savent rien. » C’est bien d’une Verneinung qu’il s’agit, et non d’un déni ou d’une négation logique.
La réponse a donc été produite par les parents, et en particulier le père : or, ils détiennent le savoir sexuel, ils ne peuvent pas ne pas savoir et notamment ce que l’enfant sait lui-même, à savoir qu’il y a dans ces opérations quelque chose d’organique, que Freud épingle de l’expression le « fragment de vérité ».
C’est à la fois sur la négation de la réponse et la dénégation de ce que les parents savent malgré tout que se constitue l’essentiel des théories sexuelles infantiles, et que va se former l’hypothèse, c’est-à-dire le pousse-à-penser chez l’enfant.
Cette pensée ou ce penser, est lancée, portée par la jouissance du discours : mais elle vient s’écraser partiellement sur le fragment de vérité organique, qui n’est rien d’autre que le corps : corps troué, corps de l’autoérotisme, érotisé dans son activité, sa posture, corps que vient frapper le refoulement et du même coup le placer du côté de la méconnaissance.
On peut donc avancer, me semble-t-il, que c’est à travers la qualité particulière de ce en quoi cette Verneinung va ou ne va pas aboutir à une « Aufhebung » à soulever le refoulement que le penser dégagé d’une partie du retour possible du refoulé va pouvoir dès lors prendre son essor : à chaque question posée par le surdoué, cette opération se répète, renforcée de celle qui consiste à viser à mettre l’adulte dans l’incapacité de répondre, le menant à craindre à son tour les questions. Répétition qui peut faire symptôme et constitue la majorité des demandes des familles, de l’école. Répétition aussi comme tentative de rester dans la méconnaissance, d’esquiver ce en quoi le corps est impliqué dans le fragment de vérité que la théorie sexuelle infantile esquive sans cesse.
On comprend mieux quel va être le travail proposé dans une analyse avec ces enfants, lorsque celle-ci est indiquée.