Choisir un titre est-il un acte analytique ?
Nicolas BALAGNY
Titre peut s’entendre ici de deux manières : « désignation correspondant à une charge, une fonction, un grade » ou bien « désignation d’un sujet traité ; nom donné par son auteur et qui évoque plus ou moins bien son contenu ».
Lors de la conférence inaugurale de l’EPHEP du 16 septembre 2021 intitulée « Le temps des passages à l’acte », Claude Landman nous alertait sur la responsabilité de l’acte que nous aurons à poser à l’issue de notre formation, à savoir devenir psychothérapeute. Acte qu’aura à poser un psychanalysant qui au terme (ou au cours) de son analyse décide de devenir psychanalyste. Acte d’un sujet qui s’autorise de son désir, qui s’autorise à en assumer les conséquences. Désir qui serait le sien, qui ne relèverait pas de la demande d’un autre (qui l’amènerait à refouler son propre désir). Commettre l’acte de s’autoriser du désir d’être psychanalyste comporte tout de même un risque : cet acte permettra-t-il « au sujet d’être en accord avec la question du désir qui l’habite et dont il ne sait pas grand-chose ». Le choix du titre d’un exposé peut-il avoir valeur d’acte au même titre que choisir le titre de psychanalyste ou de psychothérapeute ?
Où se situe l’acte ? A quel moment ? Après avoir assisté à la journée des cartels l’année dernière, j’ai eu le souhait d’en rejoindre un, non sans interrogations. L’année se terminant, de nouvelles questions se sont posées, participer ou non à cette journée, choisir le titre de mon intervention. Jacques Lacan évoque le commencement dans la leçon du 10 janvier 1968 du séminaire L’acte psychanalytique, « Un acte, c’est lié à la détermination du commencement et tout à fait spécialement là où il y a besoin d’en faire un, précisément parce qu’il n’y en a pas »[1] (p77). Il interroge ensuite le commencement : se situe-t-il au niveau du verbe ou au niveau de l’action ? Ce à quoi il tranche qu’il n’y a pas d’acte sans une pointe signifiante. Avant l’acte, on serait du côté d’un pur réel, avec l’acte commence a émergé quelque chose de l’ordre du symbolique. L’acte serait-il un point de passage entre le réel et le symbolique ? Il me semble y avoir une similitude avec le mouvement qui me conduit ici. Entre le jour où j’ai parlé à mon analyste de mon désir de le devenir à mon tour, le moment où je me suis inscrit à l’EPHEP, mon travail dans ce cartel, la décision que je prendrais à la fin de mon cursus de formation.
Le fait de parler ici avec un titre préalablement choisis institue quelque chose qui me semble être de la dimension du transfert. Le choix du titre est une façon de me présenter à vous, en retour, en miroir, je vais être attentif à vos réactions et questionnements. A la lecture du séminaire L’acte psychanalytique, il me semble que Lacan fait de l’acceptation du transfert par le psychanalyste un élément fondateur de l’acte. Transfert qui l’installe aux yeux du psychanalysant comme Sujet Supposé Savoir. Supposé savoir quoi ? Quelque chose sur le manque, sur le désir. Le psychanalyste doit savoir que dans le transfert, il est pour le psychanalysant en place d’objet a, d’objet cause du désir et qu’à ce titre, il échappe toujours. Peut-être est-ce cela le maniement du transfert, une vigilance à ne pas rester toujours à une même place, à en changer le moment opportun ? La psychanalysant, à l’issue de sa cure, en saura un peu plus sur le fait qu’il est un être manquant et que cela fait de lui un sujet désirant.
Le contexte de cette journée est différent de celui d’une psychanalyse. Je me présente à vous avec une question à laquelle j’ai réfléchi et à laquelle vous pourriez attendre que j’apporte une réponse. Je peux aussi être dans l’attente d’un retour vis-à-vis de mon élaboration. La place du Sujet Supposé Savoir est beaucoup moins claire. Peut-être dépend-elle de la façon dont je réponds à la question que j’ai choisie pour titre. Je peux essayer de démontrer, de vous convaincre que le choix d’un titre est ou n’est pas un acte analytique, dans quelles conditions il peut l’être ou pas. Dans ce cas, il me semble que je serais plutôt du côté du discours de l’universitaire, que j’occuperais une place de savoir. Je peux aussi attendre de vous un avis, réprobation ou approbation de la direction prise par mon travail. Le savoir serait alors de votre côté.
Je peux aussi essayer de m’appuyer sur mon manque de savoir concernant cette question et sur le désir d’y voir un peu plus clair. Mon manque serait du côté réel et mon désir d’y voir un peu plus clair une tentative de symbolisation. Cependant, à mesure de l’avancée de mon écriture, quelque chose échappe à ma tentative de cerner cette question. Lorsqu’elle m’est venue à l’esprit j’avais l’impression d’avoir une idée assez précise de la réponse que j’allais y apporter, du parallèle que je pourrais faire entre l’acte de prendre le titre de psychanalyste et l’acte de choisir le titre d’un exposé. Dans la leçon du 29 novembre 1968 (p50), Lacan nous rappelle que dans La psychopathologie de la vie quotidienne, Freud a désigné du mot acte des choses qui relèvent du ratage : l’acte symptomatique, l’acte manqué. Ratage dans ma tentative d’apporter une réponse à cette question comme le ratage dans la tentative d’approcher l’objet a qui échappe toujours ou comme le ratage du symbolique à dire le réel.
Dans la leçon du 24 janvier 1968, Lacan nous parle « d’évènements qui emportent des conséquences » (p112). Pour être analytique, l’acte ne doit pas être de l’ordre stimulus-réponse, ni conseil ni approbation. Le propre de l’acte analytique est de refuser l’acte, de laisser un blanc. Plus tôt dans le séminaire (leçon du 29 novembre), pour illustrer ce qu’il en est du Sujet Supposé Savoir, il fait référence au Ménon où Socrate interroge un esclave, lui permettant de trouver la réponse à un problème géométrique. Socrate n’apporte pas la réponse à l’esclave, il lui apporte les questions lui permettant de trouver lui-même sa réponse … Laisser un blanc pour permettre au psychanalysant de trouver sa réponse, chercher son objet qui ne sera pas le bon, plutôt que de lui en apporter un tout prêt, à l’image des objets de consommation venant saturer le désir. Laisser un blanc, un équivoque, aura peut-être pour conséquence de permettre au sujet d’accepter (d’apprécier ?) ce manque et ainsi d’aller à la rencontre de son désir.
Dans la premières leçon de son séminaire La décision, tenu en 1985-86 à St-Anne, Jean Oury évoque l’interprétation qui « ne se produit pas au moment de la séance analytique. Elle se produit souvent entre deux séances, en rapport disons avec des phénomènes de rencontres, dans un système dont on peut avoir plus ou moins de maîtrise, mais qui n’est pas de la suggestion : un système aléatoire, c’est-à-dire où il y a du hasard, où il y a de la rencontre »[2]. Il ajoute plus loin « l’interprétation sur un plan logique, est de l’ordre de la coupure, c’est à dire de l’ordre d’un trait, d’un certain arrêt d’une chose pour passer à une autre »[3]. L’interprétation serait à la fois diffuse dans le temps : entre deux séances ; elle est aussi nette, précise : de l’ordre d’un trait. Il me semble qu’on retrouve ces deux dimensions dans l’acte analytique, à la fois diffus, quelque chose de l’ordre d’une suspension, qui flotte, qui est présent en arrière fond et à un certain moment se produit quelque chose de net qu’on peut repérer temporellement : après un temps de maturation, un analysant décide de devenir analyste, reçoit son premier patient.
Pour conclure, je dirais que le choix du titre de mon exposé n’est pas un acte analytique à proprement parlé, il est tout au plus un pas sur le chemin de cet acte.
Mon analyste m’a dis un jour qu’il aurait été plus juste qu’elle ait inscrit sur sa plaque « psychanalyse » plutôt que « psychanalyste ». A l’époque, je n’avais pas bien saisi le sens de cette remarque. Après ce travail, je dirais que l’acte psychanalytique est de l’ordre d’un mouvement constant, ce n’est pas quelque chose qui s’arrête une fois qu’on choisi de le devenir et qu’on inscrit « psychanalyste » sur sa plaque. Le moment de l’écriture sur la plaque vient faire coupure, trait dans un processus diffus dans le temps. Mais quand commence l’acte analytique, quel est sont point d’origine, lorsque l’idée de devenir analyste émerge, lorsque quelqu’un décide d’entrer un analyse ou bien (je parle pour moi) lorsque j’ai entendu parler d’inconscient, de psychanalyse et que je me suis dis « qu’est-ce que c’est que ce truc ? ».