Charles Baudelaire et les vers trouvés
19 février 2011

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MAYNADIER Monique
Textes
Philosophie-littérature-poésie



 

« Ce sont de précieux alliés que les poètes et l’on doit attacher grand prix à leur témoignage, car ils savent toujours une foule de choses entre ciel et terre dont notre sagesse d’école ne peut encore rien rêver. En psychologie, ils sont bien en avance sur nous, hommes du quotidien, parce qu’ils puisent à des sources que nous n’avons pas encore rendues accessibles à la science » S. Freud

« Le propre de la poésie quand elle rate, c’est (…) de n’avoir qu’une signification, d’être pur nœud d’un mot avec un autre mot » J. Lacan

 

Le poète, suivant le vecteur d\’une intention mystérieuse, puise dans le trésor des signifiants et participe au déroulement de significations[1] qu’il n’a pas directement produites, mais « trouvées ».

 

Les vers rêvés

 

Dans le poème Le soleil, Charles Baudelaire décrit ainsi son activité de poète :

Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime,
Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,
Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,
Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.

 

Quels sont ces vers « depuis longtemps rêvés » ? À quoi les reconnaît-on ? Peut-on essayer de les identifier dans l’œuvre du poète ?

Au fil des poèmes, on re-trouve certains vers (et les deux derniers de ceux que j’ai précédemment cités me semblent en faire partie) qui nous retiennent, à la fois par leur rythme particulier, leurs associations de sons ou de sens inhabituels et les images qu\’ils font naître en nous. Ce sont ceux dont on se souvient, ceux qu’on cite à l’occasion, purs cristaux de mots qui chantent à notre oreille. C’est comme si le poème entier, vis-à-vis duquel ils jouissent d’une certaine autonomie, était là pour leur servir d’écrin ou de piédestal.

Ces vers, que je propose d\’appeler des « vers trouvés », pourraient bien être le déclencheur, le choc initial qui a poussé le poète à s’enchaîner à sa table de travail pour obéir au diktat de son rêve.

C’est parfois le premier vers d’un poème que l’on peut ainsi reconnaître comme en étant sa « cause ». Mais ce vers, ou cet ensemble de vers, peut aussi se trouver à la fin ou à tout autre endroit dans le corps du poème.

En tant que lectrice, je me suis exercée à rechercher dans les poèmes de Baudelaire ces séquences fortes vers lesquelles semble « monter » le poème ou, peut-être plus justement, desquelles il s’origine comme d’un ombilic secret.

Il m’est difficile d’affirmer que ce que je perçois comme l’arête du poème, soit effectivement ce vers « rêvé », heurté par le poète et reconnu par lui.

Je ne donnerai donc pas davantage d’exemples de ces vers perçus et reçus par moi comme étant des vers « trouvés».

Je m’en tiendrai aux quelques vers cités par Paul Verlaine dans un recueil de textes consacré à Baudelaire. Il y parle du vers « qui est toute une atmosphère, tout un monde, le vers qui, sitôt lu, se fixe dans la mémoire pour n’en sortir jamais et y chante. » (Paul Verlaine Charles Baudelaire – p. 23)

Et il citait ces vers « pris entre mille dans les Fleurs du mal » :

… Le regard singulier d’une femme galante …
… J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans …
… Un soir l’âme du vin chantait dans les bouteilles …

J’évoquerai tout de même, pour ma part, quelques vers de Baudelaire, qui nous sont parvenus sous forme manuscrite et qui ne furent publiés qu’après sa mort sous le titre : Bribes.

Ces fragments, copiés à l’encre « d’une belle écriture »[2] – ce qui peut laisser penser que Baudelaire les considérait comme un trésor – consistent en vers isolés ou en morceaux de poèmes. Ils pouvaient constituer pour lui une réserve de vers pour la composition ultérieure de poèmes.

Certains de ces vers copiés pourraient être des vers « trouvés », surgis tels quels dans l’esprit du poète.

On lit ainsi dans Bribes :

En ruminant, je ris des passants faméliques.
L’ornière de ton dos par le désir hanté. 

etc.

On y trouve aussi des ensembles de vers et même un sonnet, dont seuls les quatrains sont écrits, comme d’un jet ; rêve interrompu qu’un dur travail aurait peut-être permis d’achever :

Grand ange qui portez sur votre fier visage
La noirceur de l’enfer d’où vous êtes monté ;
Dompteur féroce et doux qui m’avez mis en cage
Pour servir de spectacle à votre cruauté,
Cauchemar de mes Nuits, Sirène sans corsage,
Qui me tirez, toujours debout à mon côté,
Par ma robe de saint ou ma barbe de sage

Pour m’offrir le poison d’un amour effronté ; 

 

Ces quatrains ne sont pas sans rappeler la fin du poème Je te donne ces vers :

Statue aux yeux de jais, grand ange au front d’airain !

 

Certains de ces fragments font écho, plus étroitement encore, à des poèmes achevés.

Ainsi, une séquence de Bribes commence ainsi :

Ta jeunesse sera plus féconde en orages

Et, dans L’ennemi, poème des Fleurs du mal, on lit le vers suivant :

Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage,

 

Dans Bribes :

J’ai pétri de la boue et j’en ai fait de l’or.

« devient » dans le projet d’Épilogue pour l’édition de 1861 des Fleurs du mal :

Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.

 

Le travail du poète

 

Le cristal peut donc être retouché, légèrement retaillé ou poli par le poète.

Polis des vers, sculpte des marbres,

énonce-t-il dans le poème L’Avertisseur.

La trouvaille ne va donc pas sans travail. Paul Verlaine dit de Baudelaire : « Il est de ceux-là qui croient que ce n’est pas perdre son temps que de parfaire une belle rime, d’ajuster une image bien exacte à une idée bien présentée, de chercher des analogies curieuses, et des césures étonnantes, et de les trouver… » (Paul Verlaine Charles Baudelaire – p. 18)

On pourrait dire que l’assemblage des mots dans le vers, leur « ajustement » s’heurte à une réalité dure, imposant ses lois.

C’est comme si une image cherchait son expression. En ce lieu de la rencontre entre le mot et l’image, surgit le trait poétique, se réalise la précipitation alchimique qui engendre la beauté. Moment éphémère, instant suspendu. Qu’un déplacement survienne et la magie n’opère plus.

Je hais le mouvement qui déplace les lignes,

fait dire Baudelaire à La Beauté elle-même dans le poème éponyme.

Cette Beauté, Baudelaire la voit comme quelque chose de fixe, imposant sa volonté, tyrannique et maléfique :

Ô Beauté, durs fléaux des âmes, tu le veux !

S’exclame-il dans le poème Causerie.

C’est donc par son travail, mais un travail contraint, que le poète va concevoir et construire son œuvre.

Le style de Baudelaire n’est pas « coulant ».

Dans Mon cœur mis à nu, parlant de George Sand, il dit, parmi d’autres propos désobligeants : « Elle a le fameux style coulant, cher aux bourgeois. »

Et si le sien, de style, ne l’est pas, coulant, c’est que le cristal du « vers trouvé » impose une écriture heurtée, à l’image du poète « trébuchant sur les mots comme sur les pavés ».

Parfois le cristal éclate, se divise, traversant divers poèmes, reflétant diversement une image, permettant de cerner un rêve, peut-être un fantasme profond.

 

Des « éclats » de vers

 

J’ai retenu quatre poèmes : Les bijoux, Semper eadem, Causerie, Le masque[3], dans lesquels se manifeste particulièrement cette répétition de séquences signifiantes qui semblent se répondre, de poème en poème.

Dans ces « éclats » de vers, les mots sont les mêmes, diffèrent ou s’opposent selon l’axe métaphorique, dévoilant les arcanes de leur signification.

Ainsi, on rencontrera le roc, se déclinant en falaise, pierre ou statue ; le flux ascendant ou descendant de la mer, identifié aux mouvements de l’âme (amour, tristesse) ; la vigne, la vendange, associées au corps de la femme ; le mal et la douleur, tantôt mystérieux, tantôt non-mystérieux ; le sommeil, le songe et le mensonge ; etc.

Il ne s’agit pas simplement de « thèmes » qui reviendraient de poème en poème. Le retour insistant de ces séquences, leurs similitudes et leurs petites différences évoquent plutôt un arrimage à une même problématique, tissée de signifiants plus ou moins fondamentaux, comme peut le laisser entendre le titre Semper eadem[4].

Commençons par ces quelques vers extraits des poèmes pré-cités (pour un repérage plus aisé, les séquences visées sont transcrites par moi en caractères gras) :

La très chère était nue, et, connaissant mon cœur,
Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores,


Et du haut du divan elle souriait d’aise
A mon amour profond et doux comme la mer,
Qui vers elle montait comme vers sa falaise.
(Les Bijoux)

« D’où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange,
Montant comme la mer sur le roc noir et nu ? »
(Semper Eadem)

Mais la tristesse en moi monte comme la mer,

Et laisse, en refluant, sur ma lèvre morose Le souvenir cuisant de son limon amer.

Ne cherchez plus mon cœur ; les bêtes l\’on mangé.
(Causerie)

 

Dans Les bijoux, la mer, comme métaphore de l’amour, monte vers son objet, la falaise, elle-même métaphore de la femme. Dans Semper eadem, l’objet s’est pétrifié, devenant indifférent et dur : « le roc noir et nu » ; et l’amour s’est transformé en une « tristesse étrange ».

Dans Semper eadem l\’aride nudité du « roc noir » répond à la nudité chaleureuse de la femme au teint « fauve et brun », célébrée dans Les bijoux.

Dans Causerie, le roc s’est désagrégé, devenant limon. En un seul vers, Le poète, ramasse en lui la tristesse : « Mais la tristesse en moi monte comme la mer ». La vague – désir, amour, tristesse – ne monte plus qu’en lui. Faute d’objet, la tristesse elle-même reflue ne laissant sur la « lèvre morose » que « le souvenir cuisant de son limon amer » L\’objet n\’est plus qu\’une ombre, laissant vide le sujet lui-même : « mon cœur ; les bêtes l\’ont mangé »[5]

On ne peut cependant dire qu\’il y ait évolution d\’un poème à l\’autre, mais une tendance, traversant chacun des poèmes, vers la dévitalisation de l\’objet, sa pétrification au seuil de sa disparition.

La chronologie des poèmes importe peu. Par exemple, dans Les bijoux, poème qui semble le plus évoquer l\’amour charnel, la métaphore de la « falaise » minéralise l’objet d’amour ; toujours dans ce poème, le « monde rayonnant de métal et de pierre » que constituent les « bijoux », ou encore le « rocher de cristal », refuge du poète, sont comme un écho ou une préfiguration du « roc noir et nu » de Semper eadem.

Continuons.

Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,

S’avançaient, plus câlins que Les Anges du mal,
(Les Bijoux)

 – Quand notre cœur a fait une fois sa vendange
Vivre est un mal. C’est un secret de tous connu, 
Une douleur très simple et non mystérieuse,
(Semper Eadem)

Quel mal mystérieux ronge son flanc d’athlète ?
– Elle pleure, insensé, parce qu’elle a vécu !
Et parce qu’elle vit ! mais ce qu’elle déplore
Surtout, ce qui la fait frémir jusqu’aux genoux,
C’est que Demain, hélas ! il faudra vivre encore !
Demain, après-demain et toujours ! – comme nous !
(Le Masque)

 

Dans Les bijoux, « son ventre et ses seins », requalifiés en : « ces grappes de ma vigne », représentent ainsi une sorte d’objet premier, revendiqué par le poète comme son bien. Cet objet fonctionne comme « appartenance » du sujet, mais, étant situé sur le corps de l\’autre, sa possession en est impossible autant que sa perte, irréparable. Les « Anges du mal », personnification du manque, pourraient ainsi annoncer la chute imminente au cœur de la volupté.

Si, dans Les bijoux, « le mal » est annoncé, dans Semper eadem, il est là : « vivre est un mal ». La perte est consommée, la vie n’est plus que douleur. Cette douleur est « très simple et non mystérieuse ». Elle serait la conséquence de la disparition de l\’objet, métaphorisée par la vendange unique.

Dans Le masque, le « mal mystérieux », n’est plus circonstanciel mais absolu. Le mal c’est d’avoir vécu, de vivre, et de devoir vivre encore. Le regret comme l’espoir sont abolis. Il n’y a jamais eu de vendange heureuse !

Avançons encore.

Ton mensonge m’enivre, et mon âme s’abreuve

Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux !
(Le Masque)

Laissez, laissez mon cœur s’enivrer d’un mensonge,
Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe,
Et sommeiller longtemps à l’ombre de vos cils !
(Semper Eadem)

 

Que reste-t-il ? L’ivresse du mensonge ?

Dans ces deux poèmes, l\’emploi des mêmes mots, « enivrer » et « mensonge » dans des formes grammaticales différentes, vient en approfondir les significations.

Dans Le masque, Le mensonge est non équivoque. Il consiste, pour la femme que représente la statue, à cacher, sous le masque d\’une « beauté parfaite », sa douleur de vivre.

Dans Semper eadem, il semble plus ambigu. Ce mensonge peut consister, pour le poète, dans le fait feindre de croire encore au « beau songe » de l’amour.

On peut aussi entendre le mensonge du côté de la femme dont la « joie », l’ « âme toujours ravie », la « bouche au rire enfantin » pourraient bien être masque et mensonge. C’est alors du mensonge de l’autre, son alter ego, que le poète s’enivrerait.

Son mensonge à lui serait dans la mise en avant d\’une « douleur très simple et non mystérieuse » (voir plus haut) cachant l\’autre douleur, la douleur de vivre, énoncée sans fard dans Le masque.

Alors que dans Le masque, l\’ivresse est lucide, l\’âme du poète s\’abreuvant à la « Douleur » elle-même, dans Semper eadem, elle conduit au sommeil : dans les yeux de la femme (toujours la même dans sa multiplicité ?) comme dans un miroir, il « plonge » rejoindre sa propre image, échappant, pour un temps, à la douleur.

Mais pour un temps seulement car, par-delà les jeux de miroir, règne « l\’Idéal » et son intangible exigence.

 

L’Idéal – le rêve de pierre

« Tout enfant, j’ai senti dans mon cœur deux sentiments contradictoires, l’horreur de la vie et l’extase de la vie », livre Baudelaire dans ses Journaux intimes.

C’est cette tension qui fait que l’extase de la vie ne s’exprime jamais aussi bien que lorsque cette dernière se fige dans sa forme éternelle et rejoint l’Idéal.

Dans la strophe finale du poème Une charogne, le poète sauve ses « amours décomposés » en en gardant « la forme et l’essence divine » :

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !

 

Dans plusieurs poèmes, l’Idéal est identifié à la pierre ou la statue. La dureté, la froideur, l’immobilité et l’inaltérabilité en sont les attributs.

Statue aux yeux de jais, grand ange au front d’airain

 Dit-il à la femme qu’il veut immortaliser dans le poème Je te donne ces vers.

Le poème La Beauté commence ainsi :

Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Eternel et muet ainsi que la matière.

 

Dans le poème Je n’ai pas oublié, voisine de la ville, où Baudelaire fait allusion à des « détails intimes » de son enfance en évoquant la maison où il vécut avec sa mère pendant la période de son veuvage, sa mémoire s’attache à deux statues se cachant dans un « bosquet chétif »

Je n’ai pas oublié, voisine de la ville,
Notre blanche maison, petite mais tranquille ;
Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus
Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus,

 

Faisons un pas de plus, celui qui relie le souvenir d’enfance au rêve.

Dans l’un des poèmes que Baudelaire classe dans les Tableaux parisiens, et qu’il intitule Rêve parisien, il décrit un paysage purement minéral :

J’avais banni de ces spectacles
Le végétal irrégulier,

Non d’arbres mais de colonnades
Les étangs dormants s’entouraient
Où de gigantesques naïades,
Comme des femmes se miraient.

C’étaient des pierres inouïes
Et des flots magiques ; c’était
D’immenses glaces éblouies
Par tout de qu’elles reflétaient !
Dans ce « rêve », la ville entière n’est plus que
Du métal, du marbre et de l’eau. »

Le temps est arrêté, donnant à ce paysage un caractère d’éternité.

Mais ce monde idéal bascule dans le néant quand le temps, symbolisé par la pendule, se remet en marche :

En rouvrant mes yeux plein de flamme
J’ai vu l’horreur de mon taudis,

La pendule aux accents funèbres
Sonnait brutalement midi,

J\’enchaînerai avec l’évocation d’un autre rêve, un rêve que Baudelaire consigna dès son réveil et adressa à son ami Charles Asselineau. On trouve ce rêve, daté du jeudi 13 mars 1856, dans La Correspondance I de Baudelaire. Bien qu’il n’ait pas fait l’objet d’un poème, ni même d’un « poème en prose », il a été écrit pour être lu et, à ce titre, on peut le considérer comme faisant partie de l’œuvre de Baudelaire, comme, par exemple, ses journaux intimes ou ses poésies de jeunesse. Ce rêve a donné lieu à de nombreuses analyses. J’en citerai deux : celle de Michel Butor : Histoire extraordinaire – essai sur un rêve de Baudelaire, de 1961, et une, plus récente, de Roberto Calasso, dans l’ouvrage : La folie Baudelaire, publié en Italie en 2008. Ces deux auteurs établissent des liens intéressants entre ce rêve de Baudelaire et les fondements de sa pensée et de son œuvre.

Je m’attacherai à une partie du rêve, celle où le rêveur décrit sa rencontre, dans « une grande maison de prostitution » – qui s\’avère être, en même temps, un musée – d\’un personnage qui est à la fois un être vivant et une statue.

Voici quelques extraits de ce rêve[6] :

« Dans une foule de petits cadres, je vois des dessins, des miniatures, des épreuves photographiques. Cela représente des oiseaux coloriés, avec des plumages très brillants, dont l\’œil est vivant. Quelquefois, il n\’y a que des moitiés d\’oiseaux. Cela représente quelquefois des images d\’êtres bizarres, monstrueux, presque amorphes, comme des aérolithes. Dans un coin de chaque dessin, il y a une note: la fille une telle, âgée de, a donné le jour à ce fœtus, en telle année, et d\’autres notes de ce genre.

Mais parmi tous ces êtres. Il y en a un qui a vécu. C\’est un monstre né dans la maison et qui se tient éternellement sur un piédestal. Quoique vivant, il fait donc partie du musée.

Il se tient accroupi, mais dans une position bizarre et contournée. Il y a de plus quelque chose de noirâtre qui tourne plusieurs fois autour de ses membres, comme un gros serpent. Je lui demande ce que c\’est. Il me dit que c\’est un appendice monstrueux, qui lui part de la tête, quelque chose d\’élastique comme du caoutchouc, et si long, si long, que, s\’il le roulait sur sa tête comme une queue de cheveux, cela serait beaucoup trop lourd et absolument impossible à porter; que dès lors, il est obligé de le porter autour de ses membres, ce qui, d\’ailleurs, fait un plus bel effet. Je cause longuement avec le monstre. Il me fait part de ses ennuis et de ses chagrins. Voilà plusieurs années qu\’il est obligé de se tenir dans cette salle, sur ce piédestal, par la curiosité du public. Mais son principal ennui, c\’est à l\’heure du souper. Étant un être vivant, il est obliger de souper avec les filles de l\’établissement, – de marcher en chancelant, avec son appendice de caoutchouc, jusqu\’à la salle du souper, – où il lui faut le garder enroulé autour de lui, ou le placer comme un paquet de cordes sur une chaise, car, s\’il le laissait traîner par terre, cela lui renverserait la tête en arrière.

Je me réveille fatigué, brisé, moulu par le dos, les jambes et les hanches. Je présume que je dormais dans la position contournée du monstre. »

Baudelaire n’a jamais été sur un divan (et pour cause! Freud n’avait que onze ans en 1867, année de la mort de Baudelaire) et seul le rêveur aurait pu dire si cette image d’un être ployant sous le poids d’un « cordon » (c’est moi qui emploie ce mot, Baudelaire parle d\’« appendice ») dans lequel il est « ligoté » (Baudelaire dit qu’« il est obligé de le porter autour de ses membres ») et qui le tire en arrière, pouvait être associée ou non à la prégnance d’un lien de dépendance au « maternel ». Nous n\’en sommes réduits qu\’à des hypothèses concernant cet encombrant attribut phallique.

Quoi qu’il en soit, Baudelaire s’identifie explicitement au « monstre » puisqu’il dit : « Je présume que je dormais dans la position contournée du monstre ».

Notons au passage que monstres, chimères, êtres composites ou « contournés » ne sont pas rares dans les poèmes de Baudelaire.

On trouve, par exemple, dans Les bijoux 

Je croyais voir unis par un nouveau dessin
Les hanches de l’Antiope au buste d’un imberbe,

Ou encore dans L’Idéal :

Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange,
Qui tors paisiblement dans une pose étrange
Tes appas façonnés aux bouches des Titan ![7]

 

Mais revenons au monstre du rêve.

Le rêve, d’une manière générale, grâce au mécanisme de la « condensation », peut réaliser d’improbables compromis. Il ne connaît pas la contradiction. Et, dans ce cas, il « résout », à sa manière, la tension entre l’idéal d’inaltérabilité et d’éternité, représenté par la statue, et l’ « incontournable » nécessité de la vie qui, seule, permet de penser l’Idéal.

Mais regardons de plus près les mots employés par Baudelaire pour relater son rêve. D’abord, cet être « qui a vécu » s’oppose à d’autres êtres qui, dans le rêve, ne sont représentés que sous forme de dessins et pour lesquels une note précise, par exemple : « la fille une telle, âgée de, a donné le jour à ce fœtus », fœtus qui, on l’imagine, « n’a pas vécu ». Dans le poème Le masque, où la femme, représentée, elle aussi, sous forme de statue, pleure « parce qu’elle a vécu ! », le sens de ce « a vécu » peut s’éclairer du rapprochement avec le « a vécu » du rêve, chargé de toutes ses significations contradictoires. Le malheur n’est-il pas d’ « avoir vécu » au sens d’être né, c’est-à-dire d’avoir survécu à sa naissance, de ne pas être « mort-né » ?

Dans le rêve, ce monstre, qui « a vécu » et qui, en même temps, se présente comme un éternel fœtus, pourrait être le symbole d\’une vision de la vie étrange : statufiée, immortelle, prosaïque et bavarde : un fantasme aussi « contourné » que la position de l’être du rêve.

 

Conclusion

Les « vers trouvés » par le poète dans sa quête, taillés, travaillés et sertis par lui, ces vers qui ont initialement cheminé par la voie du rêve, gardent la marque de ce rêve dont ils sont issus. On peut les repérer dans la manière dont se répètent certaines séquences signifiantes, certains arrangements de mots, de sons, de rythmes, dont la forme insiste au-delà des variantes.

Ces vers, dans leur littéralité, pourraient donc, en témoignant de la présence d’un réel, confirmer que l’écriture poétique est celle qui est la plus apte à en dessiner les contours. 

A la fin de son Histoire extraordinaire (p. 247), Michel Butor écrit : « Certains estimeront peut-être que, désirant parler de Baudelaire, je n’ai réussi qu’à parler de moi-même. Il vaudrait certainement mieux dire que c’est Baudelaire qui parlait de moi. Il parle de vous. »

J\’ajouterai que Baudelaire n’a pas fini de parler de nous, et, si ma modeste et laborieuse tentative de mise en forme de mes rêveries autour de sa poésie pouvait donner envie à un seul ou une seule de se replonger dans ce beau (autant qu’« horrible ») miroir, j’en serais réjouie.

 

Annexe facultative

(Essai d’application du « graphe du désir » de Jacques Lacan au poème Semper eadem)

Pour ceux qui ne sont pas adeptes de la topologie lacanienne, cette dernière partie peut être laissée de côté. Pour les autres, je me soumets volontiers à leurs critiques éclairées.

J’ai donc tenté de reporter sur le « graphe du désir » de Lacan certains vers où séquences de vers significatifs, du poème Semper eadem.

Lacan, dans le cours de la construction de son graphe, en ayant élaboré plusieurs versions, j’ai fait le choix d’utiliser celle qu’il propose dans le séminaire Le désir et son interprétation et à partir de laquelle il reprend l’interprétation d’un rêve rapporté par Freud : « le rêve du père mort »

De même que la « topologie » du graphe semble particulièrement bien appropriée pour rendre compte de la structure du rêve, je fais l’hypothèse qu’elle doit l’être également pour aider à approcher celle de l’écriture poétique.

Mais avant de continuer je vous livre le texte complet du poème Semper eadem, en signalant les séquences que je reporterai sur le graphe :

 

« D’où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange,
Montant comme la mer sur le roc noir et nu ? »
– Quand notre cœur a fait une fois sa vendange,
Vivre est un mal. c’est un secret de tous connu,

Une douleur très simple et non mystérieuse
Et, comme votre joie, éclatante pour tous.
Cessez donc de chercher, ô belle curieuse !
Et, bien que votre voix soit douce, taisez-vous !

Taisez-vous, ignorante ! âme toujours ravie !
Bouche au rire enfantin ! Plus encore que la Vie,
La Mort nous tient souvent par des liens subtils.

Laissez, laissez mon cœur s’enivrer d’un mensonge,
Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe,
Et sommeiller longtemps à l’ombre de vos cils !

 

\"graphe\"

Au premier étage du graphe, sur le vecteur s(A) → A, ligne de l’« énoncé » (où s(A) est le lieu du signifié du grand Autre, ou encore le lieu du message, et A est le lieu du « trésor des signifiants »), je place le vers « Quand notre cœur a fait une fois sa vendange, »

Au deuxième étage, sur le vecteur S(A/) → $ ◊ D, ligne de l’ « énonciation » (où S(A/) est le signifiant du manque dans l’Autre et $ ◊ D représente la pulsion), je place la séquence signifiante : « Vivre est un mal ».

Pourquoi séparer ainsi, dans l\’intentionnalité du sujet, les deux parties de la phrase?

Je propose de donner valeur d\’ « énoncé » à la proposition « quand notre cœur a fait une fois sa vendange » parce qu\’elle se présente comme une affirmation, une simple réponse apparemment dénuée de mystère. En revanche, la deuxième partie de la phrase « vivre est un mal » (proposition principale), du fait qu\’elle se trouve, par un enjambement, rejetée au début du vers suivant, acquiert une autonomie par rapport à sa circonstancielle. Elle prend aussi valeur d’ « énonciation » par son rapprochement avec ce qui est affirmé dans Le masque : « elle pleure, insensé, parce qu’elle a vécu ! » mais aussi par sa position de contigüité dans le vers avec la formule contradictoire : « c’est un secret de tous connu ».

L’intentionnalité du sujet se développe donc sur deux niveaux (représentés par les deux étages du graphe), le deuxième niveau ayant pour soubassement le circuit passant par le désir inconscient (d) et le fantasme ($ a). C’est sur ce circuit que je place le vers « montant comme la mer sur le roc noir et nu » qui témoigne de la montée constante du désir (qui de manière métonymique devient « tristesse étrange ») et de la présence d’un réel fantasmatique ou l\’objet se dévitalise, se pétrifie, c\’est-à-dire se pérennise en disparaissant, provoquant une oscillation entre douleur de la perte et retour éternel du même.

Enfin, sur la ligne m → i(a), qui est celle de la méconnaissance, c’est-à-dire du rapport du moi à l’image du petit autre, je place les séquences « s’enivrer d’un mensonge » et « plonger dans vos beaux yeux »: le sujet s’évanouit dans l’image que renvoie le regard de l’autre.

Mais ce leurre où « mensonge » n\’est que temporaire, le poète n\’en est pas dupe. Et c\’est ce qui permet la circulation du désir.

La poésie de Baudelaire n’est pas un simple jeu de signification (« pur nœud d’un mot avec un autre mot ») même si ce jeu fait sa manière et son style ; elle procède profondément du désir du poète-sujet, lui-même effet de son propre discours poétique. De ce désir, on ne peut évidemment dire, ni dans quelle mesure, ni jusqu’à quel point, il recoupe celui du sujet-Baudelaire.