Conférence de Paula Cacciali : Ce que l’enfant doit à l’interdit de l’inceste
Je vais essayer ce soir en suivant l’orientation que Marc Darmon a donné lors de la première soirée de ce séminaire à propos de l’objet a, de comprendre moi-même pourquoi j’ai donné ce titre à mon exposé de ce soir. Donner ce titre c’est venu comme ça. Pourquoi « Ce que doit l’enfant à l’interdit de l’inceste » alors que nous traitons la question de l’objet petit a en psychanalyse dans ce séminaire cette année?
En préambule je partirais de cette affirmation que tout enfant est un parlêtre, quelque soit sa pathologie et si grave soit-elle. Je serai très clinique et cela m’amènera à parler de ma pratique avec les enfants dont certains, avec leur pathologie, m’ont beaucoup enseignée sur cette question de la Chose. En effet il subsiste chez chacun d’entre nous cette part constante et inconnue, relative à la première expérience de satisfaction avec la mère ou son substitut, mère en tant que prochain secourable, séductrice dans ses soins, via du sexuel, amoureuse de la chair de sa chair, mais qui est aussi grand Autre du langage.
Marc Darmon, lors du dernier séminaire, nous parlait de la préhistoire de l’objet a et de ses rapports avec la Chose. Il nous a rappelé qu’au moment où Lacan avait voulu écrire l’objet a, il l’avait écrit en relation avec la Chose et le petit autre, même initiale que l’objet a. Donc la Chose, le petit autre, et l’objet a.
Je vais également m’appuyer sur ce que disait Bernard Vandermersch il y a quelques jours en espérant ne pas déformer ses propos. En commentant le chapitre VI du séminaire L’angoisse, il faisait la remarque suivante : que la Chose c’était la vacuole, le vide premier, quelque chose qui vient creuser le Réel, mais, disait-il, la Chose doit devenir habitable, c’est la construction du fantasme, construction imaginaire ,qui constituera une interprétation de la Chose, c’est-à-dire de ce vide premier. Donc la Chose comme vide premier est une condition fondamentale pour qu’il y ait du sujet mais ce vide doit être habité, que quelque chose soit cédé pour que la rencontre avec ce vide ne soit pas trop angoissante.
Je vais essayer de suivre cette liste pour tenter d’appréhender le lien que je suppose entre la Chose, l’interdit de l’inceste et l’objet petit a dans la construction psychique du petit d’homme, en m’appuyant plus spécifiquement sur la clinique de l’enfant. Tout cela ne peut aller sans évoquer la question de la castration, signifiant qui sépare le monde de la sexualité, toujours insatisfaite, du monde de la jouissance absolue, celle de la Chose.
Dans le séminaire que nous étudions cette année, au chapitre XII, Lacan souligne son accord avec Freud sur l’hypothèse d’un roc d’origine biologique, comme sous-jacent à la fonction essentielle de la castration. Charles Melman faisait la remarque que la castration n’avait besoin de personne pour se manifester, puisqu’elle était un effet du langage. Freud avait construit une fiction sur l’origine de l’interdit de l’inceste. Il la déduisait logiquement du mythe d’un père sans limite dans sa jouissance sexuelle, de son meurtre, puis de son incorporation. Ce mythe s’avérait à l’œuvre dans l’ensemble des institutions de la communauté de discours, nous pourrions dire inscrit comme loi du langage lui-même. Le tabou de l’inceste se déduisait de la limitation de la jouissance sexuelle qu’est la castration, avec sa loi pour tous au cœur de l’ordre symbolique. Le tabou de l’inceste est écrit nulle part au titre de loi juridique et ce, dans toutes les cultures.
Je crois que la dernière fois qu’a été évoquée cette question de l’inceste c’est dans les lois pour l’enfant en …, peut-être bien 2012, mais concernant les abus sexuels, avec une majoration quand il s’agit d’un ascendant, quand le criminel est un ascendant. C’est aussi le cas pour la mère dont la limite quant à ses propres pulsions s’impose à l’enfant qu’elle porte, qu’elle fait naitre, et au-delà à son nourrisson, qu’elle limite par exemple, avec le retrait du sein, que ce soit de son fait ou du fait de l’enfant. C’est son corps qu’elle soustrait à l’enfant. La limite de la jouissance de la mère s’impose à l’enfant, cette limite vaut pour la jouissance de son corps propre et pour celui de l’enfant, vaut donc pour deux corps et non pour un seul dans ces premiers moments de l’hilflosigkeit ,( je sais pas comment on le prononce), du nourrisson, c’est essentiel dans ces premiers rapports du nourrisson avec sa mère. En effet la limite du plaisir de la mère s’impose dans le sens de la génération, à ses filles et à ses fils. Lorsque les filles et les fils peuvent échapper à la loi de la jouissance maternelle, si elle le permet, c’est pour rentrer dans celle du non rapport sexuel, c’est-à-dire dans l’ordre du langage. C’est aussi le moment des premiers « non », je veux dire quelque chose qui vient dire non à cet accord parfait.
À propos de cet accord parfait, je voudrais …, ce qui me vient là et que j’allais dire tout à l’heure à Christiane, c’est que Marie-Charlotte Cadeau avait fait une intervention concernant Maria Callas qui ne pouvait chanter que dans cet accord parfait avec sa mère, et elle pouvait travailler des nuits, des jours, des heures entières juste pour pouvoir réaliser cela, et en même temps, ça l’a tuée.
Le rapport incestueux représente une exception à la règle et peut se présenter sous diverses formes. À rebours du déroulement de la vie, l’abus maternel confronte l’une et l’autre de ces deux modalités citées plus haut, c’est-à-dire la confrontation pour l’enfant à deux choses : une jouissance qui dépend de l’Autre, et l’enfant dépend de l’Autre, et la rencontre avec la séduction sexuelle opérée par ce même Autre qui prend soin de lui. La jouissance pouvant aller de la chatouille à la brûlure
Une mère que je rencontrais m’avouait que sa fille n’allait aux toilettes que chez eux parce qu’elle voulait que sa mère l’essuie. Elle rentre en sixième l’an prochain. Ça n’est pas rare. Ça n’est pas rare également que des enfants de deux ou trois ans soient accrochés au sein de leur mère, avec le motif que, même s’il n’y a plus grand chose de nourrissant, ça les calme, y compris dans le temps de la consultation dans mon bureau.
Mais quelles sont les conditions pour qu’une mère limite, y compris avec son enfant plus âgé, sa jouissance? Nous pourrions dire que la Chose qui dure le moment de la séduction, de la séduction primordiale opérée par l’Autre maternel, érigée au rang de la Chose, est une figure de la jouissance incestueuse. L’impensable de cette séduction sera recouvert du voile phallique, celui de première trace laissée par le discours de l’Autre. Une mère est une femme qui parle, une mère parle, on va le dire pour l’instant comme ça.
Mais encore. Ce champ de la Chose est extime, néologisme créé par Lacan pour expliquer qu’il est ce plus proche tout en étant à l’extérieur, mais il reste indissociable de l’existence de ce trou. Et ça n’est qu’à partir de son voilement opéré par le Un dans l’Autre, qu’il sera possible pour un enfant de se construire un objet. Nous pourrions le dire autrement : « Tu ne réintégreras pas ton produit ». Cette injonction nous enseigne que cette dyade mère-enfant est une affaire de corps, et si nous disons corps et pas organisme, c’est une affaire de langage.
Le poète le dit beaucoup mieux. Je vais vous lire un passage d’un des romans d’Erri De Luca qui s’intitule au nom de la mère, c’est le chant de Myriam, la vierge Marie du christianisme, elle vient de donner naissance à son enfant. Voici ce qu’elle dit : « À qui est ce fils parfait? demanderont-t-ils en fouillant son visage. À qui est cette semence suspecte? La paternité de ton sourire? Il est à moi, rien qu’à moi, à aucune autre chair, il n’est qu’à moi, il n’est qu’à moi, tant que dure la nuit il n’est qu’à moi, tiré d’une source secrète venue au soutirage du bain, il n’est qu’à moi, il n’est qu’à moi, son nom cette nuit n’est qu’à moi, demain il aura un autre nom, maintenant il n’est qu’à moi. C’est le chant humain. Tu dors? Oui, tu dors, n’écoute pas ta mère furieuse contre elle-même saisie à la gorge par une horreur, dors! Demain tu verras ta première lumière et tu auras ta première bourre. En moi tu n’en faisais pas. Dors, rêve que tu es encore là, que ta vie a toujours mon adresse, que tu pourras toujours y retourner. Quel vide tu m’as laissé, quel espace inutile en moi doit apprendre à se refermer? Mon corps a perdu son centre, à partir de maintenant nous sommes deux détachés et qui jamais ne reviendront en une seule personne. Par terre, sur les pierres de l’étable, il y a le placenta, le sale vide de notre attente. La lumière du jour vient glissant depuis l’orient, ton père est devant la porte. Mon enfant, je te présente le monde. Entre, Joseph, celui-ci est maintenant ton fils. »
Dit par Erri De Luca il n’y aurait presque rien à rajouter. Ce sac vide de notre attente peut nous rappeler cette remarque de Lacan à propos du placenta, ce sac vide dont il a fait à un moment le premier objet a, ou le précurseur de l’objet a.
Charles Melman dans un de ses derniers livres faisait la remarque à Jean-Luc Cacciali qu’une mère est la gardienne de la vie, du réel de la vie, limitée par le phallus mais un phallus sublimé, c’est d’ailleurs pourquoi, rajoutait-il, les mères sont toujours sublimes, sublimes, sublimées dans l’Autre, désexualisées, hors sexe, et c’est pour cela qu’une mère est toujours vierge. L’existence d’un père dans l’Autre est le sacrifice essentiel dans notre rapport au signifiant.
Dans ce poème du chant de Myriam on entend bien comment l’enfant, le nourrisson a d’emblée à faire à la Chose et l’on entend bien aussi l’importance et la puissance de ce premier Autre de l’enfant qui doit céder quelque chose de sa jouissance pour justement tenir cet engagement, premier Autre comme Autre du langage. Et cela ne peut s’inscrire que par les lois du langage. Marie énonce avec force et haine ce que représente pour elle cette restriction de jouissance, elle , la gardienne de la vie de ce bébé qu’elle vient à peine de mettre au monde, avec la terreur qu’il ne meure .
Il me semble que ce « il n’est qu’à moi » répété est une figure, une des figures de la Chose, et l’on imagine ainsi la jouissance que cela peut constituer pour un bébé, je dirais une sorte d’immortalité. Pourtant dans ce chant de Marie, la suite du propos fait scansion : « demain tu auras un autre nom », et on entend là la logique qui prévaut dans cet énoncé, un oui entaché d’un non, « Oui tu es à moi, non tu n’es pas à moi, tu appartiens au monde, à la lignée du père, représentant de ce Un dans l’Autre ».
Une mère me racontait qu’il lui était impossible de se séparer de son enfant ne serait-ce qu’une nuit. « C’était, disait-elle, comme si on lui arrachait un membre ». Il avait cinq ans et elle ne l’avait jamais confié, il était bien malade. Cette soumission à la loi de l’interdit de l’inceste est la condition même de la parole et du langage.
Je vais maintenant aborder un chapitre que j’appellerais ‘l’économie de la Chose’
Nous recevions il y a encore quelques années des enfants aux prises avec des problématiques connues, œdipiennes je veux dire, œdipiennes pour certains, il y avait d’autres pathologies bien sûr. Nous avions toujours une idée de comment mener au mieux la thérapie analytique. Les temps ont changé et nous avons à faire aujourd’hui à des enfants au plus mal, parfois dans une agitation maniaque où c’est le tsunami dans notre bureau, ou à l’inverse dans une passivité tout aussi inquiétante.
J’avais reçu un enfant il y a quelques années, il avait trois ans et ses parents craignaient qu’il soit autiste. Il venait de renter en classe de maternelle. Lors du premier entretien il était blotti dans les bras ou plutôt dans le corsage de sa mère, pendant que son père nous relatait leur motif d’inquiétude. Il parlait à peine, papa, maman. Par ailleurs, il évitait le regard de ses parents et se montrait d’une passivité inquiétante, il restait là où on le posait, il dormait bien mais mangeait difficilement. Dans mon bureau il ne me regardait pas quand je lui parlais, le regard rivé au plafonnier. Dans cet entretien il avait consenti à venir gribouiller à mon bureau, le regard toujours perché il avait tracé quelques gribouillis sur une feuille, à l’aveugle, comme ça, et je l’avais félicité pour son dessin et en lui demandant où était papa sur son dessin, puis maman, et enfin où il était. Toujours les yeux rivés au plafond il avait pris son crayon et l’avait plongé sur la feuille , la trouant à chaque fois à l’endroit de papa, à l’endroit de maman, et enfin à son endroit. Cela m’avait beaucoup amusée et un peu rassurée, je dois dire. Et alors, j’avais écrit les noms à côté des trous, mais quelle était la signification de ces trous?
Je l’ai reçu sept ans à peu près. J’ai encore des nouvelles de lui par sa mère qui est venue me voir quelques années plus tard, de nouveau inquiète pour lui, et qui fait depuis une analyse chez moi. Cette femme, ainée d’une famille de sept enfants, avec des parents dans le milieu médical, père médecin, mère pharmacienne, l’un alcoolique, l’autre psychotique avait pratiquement élevé ses frères et sœurs, les protégeant autant que faire se peut, des folies de leurs parents. Avec son fils elle était d’une inquiétude extrême, redoublée par celle de son compagnon. Mais j’ai su dans l’après coup combien, malgré le souci de bien faire, elle n’avait pas pu donner cet enfant au monde, c’est-à-dire, et j’insiste, au monde dans lequel il y a du Un dans l’Autre que vient représenter le père. Elle ne se le gardait pas comme son objet, non, elle craignait pour sa santé psychique et intellectuelle, comment dirais-je? Elle le gardait à l’abri de la vie extérieure.
Cet enfant m’avait beaucoup touchée quand je l’avais eu en thérapie, quand il s’était mis à parler puis plus tard, à lire et à écrire. J’avais une grande et ancienne boîte aux lettres dans un coin de mon bureau, accrochée au mur, et il y avait d’abord posté ses dessins, puis ses premiers écrits. Ce jeu avec la boîte aux lettres dans ces premiers moments de la cure, je dirais qu’il ressemblait au jeu du fort da. Mon jeune patient allait vérifier à voix haute que son dessin était toujours là dans la boîte aux lettres après qu’il l’avait posté. « Elle est où la lettre? », me demandait-il, « Ah, elle est là », comme si en la nommant il nommait la Chose et ainsi la tenait à distance petit à petit, en la nommant. Je pense qu’il avait trouvé, si je puis me permettre une comparaison, une bonne boîte où il a pu tranquillement adresser ses lettres qu’il n’a jamais réclamées une fois consignées dans un dossier qu’il n’a jamais demandé à consulter. Et nous la vidions chaque fin de trimestre parce qu’elle était très pleine. Dans ce jeu de portée symbolique il avait pu mettre sans doute, une barrière entre lui et la Chose.
Par ailleurs sa mère a attendu des années avant de lui faire faire la moindre activité à l’extérieur de la maison et avec d’autres enfants. « Ça ne l’intéresse pas, me disait-elle, il préfère jouer tranquillement à la maison et je n’arrive pas à le faire bouger ». Très tôt il s’était lui-même confiné chez lui comme beaucoup d’enfants et d’adolescents aujourd’hui, parce qu’il jouait sur l’ordinateur de la maison, à des jeux de son âge, les parents étaient très attentifs et les promenades étaient de courte durée et de santé.
Il était venu avec ce symptôme concernant le regard qui faisait craindre l’autisme à ses parents et qui s’était manifesté lors du premier entretien par les yeux rivés au plafond. Je dis regard mais à ce moment-là, pouvions-nous lui prêter le statut d’objet a? Dans sa toute petite enfance, il s’était sans doute trouvé, à mon sens, dans une relation avec sa mère où il n’y avait pas de place référencée à ce Un de la paternité dans le discours de la mère.
Si nous considérons avec Lacan que la pulsion est un effet du dire dans le corps, il s’avérait que dans l’hypoactivité de cet enfant, quelque chose de l’ordre du phallique n’avait pas fonctionné ou fonctionnait encore difficilement. Tout allait entre la mère et le fils sans dire. Elle me demandait souvent si je croyais qu’elle pouvait dire telle chose ou telle chose à son fils.
Alors, je me répète, qu’est-ce qui rend habitable cette vacuole, ce vide premier? Peut-être que cet objet qui n’est pas encore celui du fantasme, y occupe, sur son bord, une place. Mais cela est-il possible sans la présence dans le discours de la mère de cette instance Une dans l’Autre, cette instance qui a entre autre fonction d’être un lieu d’où émane le souffle, celui de la vie, puisque sans doute, comme le poète le dit « demain tu appartiendras au monde des mortels et du sexuel, tu auras un autre nom ».
Ce que je voudrais faire remarquer, c’est combien le corps dans son fonctionnement, est affecté par cette proximité dangereuse de la Chose, c’est-à-dire dans une jouissance incestueuse. Chez certains enfants le corps ne prend pas la verticalité, que ce soit dans l’hyperactivité, une façon de bouger continuellement pour tenir le corps dans l’espace, ou dans l’hypotonie, où l’enfant se liquéfie véritablement, tombant réellement de sa chaise.
C’est loin d’être le bonheur, mais pour autant l’enfant, comme tout parlêtre, y participe, en ne décollant pas du corps de sa mère, même quand elle n’est pas là. Vous l’aurez peut-être entendu, dans le cas que je viens de vous présenter, et peut-être vous serez d’accord avec moi, que l’objet a a à prendre la relève de la Chose. Dans le cas de mon jeune patient, c’est le regard plafonnant et apparemment non adressé qui était concerné, je me suis dit dans l’après coup, sans doute adressé, c’est un garçon maintenant qui vit bien.
Il y a d’autres situations plus délicates, et je vais en parler maintenant, où une mère au titre de gardienne de la vie, peut mettre son enfant à l’abri du monde des mortels, et notamment du sexe. Il peut se trouver encombré par cette instance du Un dans l’Autre, la rendre de façon inconsciente tout à fait inopérante. Nous abordons là le cas de certains enfants avec des pathologies plus difficiles, et qui ont un impact sur la façon dont les mères vont s’engager malgré elles avec eux.
C’est le cas d’une mère que j’ai rencontrée avec son bébé pendant quinze mois. Ce dernier avait neuf mois lors de la première consultation. Cette mère, malgré ses efforts, n’a pas pu se faire pas-toute gardienne de la vie de son bébé. C’était un bébé dont, dans l’après coup je pourrais dire qu’il vivait sous le régime de l’économie de la Chose. Ce bébé m’a beaucoup appris. En effet, déjà, je n’avais jamais rencontré un bébé aussi hypotonique et absent. Dans le premier entretien, outre cette hypoactivité, j’avais pu observer chez ce bébé une absence de mouvements spontanés, qu’ils soient réflexes ou volontaires, mais encore une hyper extension des membres quand sa mère ou moi tentions de le porter, un évitement du regard humain, et à la moindre sollicitation du regard, il baissait la tête et non les yeux, je disais « baissait la tête », un peu comme s’il la laissait tomber. D’ailleurs cette tête il la tenait à peine, il ne se retournait pas sur le dos. Par moments il paraissait interrogatif, avec un regard assez sévère au loin, parfois douloureux. À cette époque il débute un traitement pour soigner ses reflux gastro-œsophagiens et on peut imaginer qu’il cherche une posture antalgique par rapport à cette souffrance, il oscille entre pleurs et humeur sombre.
Cette première année, un traitement pluridisciplinaire, comme nous le faisons habituellement a été difficile à mettre en place, puisqu’il y aura la période du premier confinement où les séances de psychothérapie ont malgré tout continué, mais par écran interposé. J’ai découvert que les séances en visio sont possibles et ne manquent pas d’intérêt avec les bébés. Au début, avant le confinement, j’avais installé ce bébé sur un coussin d’allaitement pour qu’il trouve un appui au dos et j’arrivais en lui parlant, en chantant aussi, à capter son regard et son attention. Il paraissait engoncé dans ses vêtements, un peu comme si métaphoriquement parlant, il ne les portait pas ses vêtements, et nous le déshabillerons à chaque séance. Je vais jouer avec lui en lui parlant et il va très vite me reconnaitre à la voix et me gratifier d’un sourire en arrivant, du moins les jours où il est en forme, il est souvent malade. J’interpréterai, pour sa maman et pour lui, qu’il ne nous regarde pas parce qu’il boude, il boude son plaisir. Tu boudes, le concernant, fonctionne comme l’hypothèse d’un savoir chez lui sur ce qu’il nous manifeste.
Avec les petits jouets que je lui présente il esquissera très vite un engagement moteur vers eux, bras et jambes en mouvement, me gratifiant parfois d’un regard en coin, parfois d’un sourire.Il répondra de mieux en mieux à nos sollicitations, mais il retombera vite dans son apathie dès lors que je me détourne, ne serait-ce qu’un instant, pour répondre à une question de sa maman. Elle parle peu et c’est assez difficile de la faire participer à nos conversations.
Les séances se termineront toujours par le moment du repas et du change.
À dix mois il mange encore dans les bras de sa mère, en position mi-allongée comme un nourrisson. Il ingurgite sans mots ni regard le repas, il finit ses petits pots mais mes « Hum, c’est bon! », ne semblent pas l’émouvoir. Quant à son rapport à l’objet oral, je dirais que c’est un bébé qui se porte bien mais qui pourtant, ingurgite sans appétit .
Le moment du change est beaucoup plus créatif, il regarde par moments sa maman et prend plaisir aux bisous et compliments qu’elle lui prodigue, il aime attraper ses cheveux et semble s’en caresser le visage. Dès lors qu’il est rhabillé, il ne bouge plus, immobile, le regard ailleurs. Pour l’avoir porté, c’est un bébé lourd parce qu’aussi sans vie dans les bras.
Dans nos séances il se saisit de plus en plus de jouets, de petits jouets que je lui présente, pas beaucoup, et particulièrement d’un petit ballon mou très coloré. C’est le premier moment de la thérapie réanimatrice, si je puis dire. Cependant il n’appelle toujours pas la relation sauf pour ses besoins et je vais tenter de le frustrer un peu, de lui ravir le ballon qu’il semble affectionner tout en lui garantissant mon amitié, je commente. Cela va beaucoup l’intéresser, il va venir le chercher, il va le suivre du regard et commencer à essayer de ramper. Et puis au moment du repas je vais proposer de le caler assis dans mes bras.
Tout ce que je raconte là n’est pas bien sûr une histoire sans paroles et je trouve alors chez sa maman une oreille attentive puisqu’à la maison il va commencer à manger sur la chaise haute, bien calé dans un coussin. L’arrière fond de l’appui dos me semble essentiel chez cet enfant qui se présente au départ empaqueté et raide dans ses vêtements, il les porte comme un cintre, c’est-à-dire ça ne lui procure aucune sensation quand on l’habille, quand on le déshabille, il ne réagit pas. Bien sûr je pense tout de même que ses vêtements font enveloppe et le contiennent, enfin j’ose espérer à ce moment-là.
À ce moment dans la thérapie je remarque qu’il est beaucoup plus dans la relation et dans un plaisir évident dans ce que nous faisons dans les séances, aller chercher par exemple le ballon
ou un jouet. Sur le plan moteur, il est peu à peu rassemblé, se retourne sur le ventre et inversement peut se déplacer par ce moyen et prendre plaisir à le faire. Il émet quelques petits sons au milieu d’un tonus pneumatique mais tout de même je l’entends, c’est-à-dire ça fait la voix rauque, comme j’ai un peu d’ailleurs.
Je vais insister avec le petit ballon. Dans nos jeux auxquels sa mère participe un peu, l’objet convoité n’est pas le ballon qui, lui, est un prétexte. L’objet, c’est la relation avec nous, nos éblouissements, engageant regard, voix et motricité. Peu après, c’est hélas le confinement général en France et nous allons nous trouver ensemble dans nos séances WhatsApp. Mon propos, ma voix vont prendre toute leur place dans nos rencontres hebdomadaires, il ne me voit pas beaucoup, j’apparais sur un tout petit écran. Quelques syllabes arrivent dans une voix où l’on sent encore présent ce tonus, il a une voix rauque.
L’événement marquant sera le suivant : depuis quelque temps il se met à quatre pattes mais n’avance pas. Il reste là planté, découragé et se rassoit. Nous allons l’encourager à avancer. Alors que je le quitte à la fin d’une séance, je lui dis que j’espère le retrouver la semaine d’après faisant le quatre pattes. Il faudra quelques mois avant que ce quatre pattes, qu’il va faire, soit dissymétrique, mais il se déplace enfin avec plus de liberté. Sa maman l’a certainement entrainé cette semaine-là, mais il a bien fallu qu’ils se laissent tous les deux séduire par le défi.
Quelque chose m’avait surprise chez cet enfant. Quand il esquissait des mouvements vers l’autre, même vers les objets, il s’arrêtait brutalement, comme si devant l’effort que ça allait lui demander, il abandonnait. Il réessayait un moment après sans plus de succès. Je me posais la question de savoir si ce corps ne se réduisait pas à un organisme. En effet le corps n’y était pas. Pour qu’il y ait corps nous pourrions dire qu’il faut qu’il y ait des orifices, c’est-à-dire que l’objet a ait chuté, c’est-à-dire que cet objet ait été soustrait par la découpe phallique induite par l’opération du Nom du Père. C’est un peu comme si la pulsion était là mais que le corps ne suivait pas, il n’avait pas à ma connaissance de troubles neurologiques.
En septembre nous reprenons les séances, il a repris la crèche, il semble en forme. Et puis il y a cet épisode qui nous parait très important quant à la question de la Chose et de l’objet a. Nous sommes sur le tapis et il joue avec des gros boutons dans ma boîte à boutons, cela produit des sons, ( j’ai une boîte avec plein de boutons ), et un toucher qu’il semble aimer, et il y va à deux mains, un court instant cependant. À un moment donné il porte un bouton à la bouche. Alors que je commence à lui extraire de la bouche sans difficulté, sa mère pousse un ‘non’ assez effrayé qui nous laisse son fils et moi sans voix, un peu interdits. Son fils la regarde droit dans les yeux. Maman s’excuse de cette frayeur en disant que pour elle c’est une vraie phobie que l’idée qu’il puisse s’étouffer. Je la rassure en lui disant que je surveille son fils au plus près et nous recommençons à jouer avec d’autres objets. Il tente à un moment donné de se lever, il tombe, il pleure et je le prends dans mes bras, mais je lui dis que c’est maman qui sait mieux le consoler. Alors ce petit bonhomme l’appelle distinctement ‘maman’, et va à quatre pattes se blottir dans ses bras, se lovant dans son cou, se décalant pour la regarder intensément et recommençant le mouvement à plusieurs reprises. Sa mère lui dira « c’est un beau cadeau que tu me fais ». Elle est très émue.
Je raconte cet épisode parce que peut-être, cet enfant semble pour la première fois, sensible à la voix certes effrayée de sa mère, comme s’il avait fallu en arriver à cette extrémité chez elle pour qu’il l’entende, dans sa frayeur certes, mais aussi dans l’impératif que recouvrait ce ‘non’, de ne pas avaler le bouton. C’est l’objet voix qui est là pour lui une découverte et qui engage son regard franc à l’endroit de sa mère. Voix et regard donc. C’est cela que j’appellerais la lalangue, au sens où ça n’est pas que l’interdit qui est nommé par la maman mais aussi sans doute une voix qui lui vient de très loin et ce bébé l’entend.
Dans cette même séance sa mère me dira qu’elle ne pourra plus venir à partir des vacances d’octobre, elle est enceinte et elle habite Lyon. Je décide à la fin du mois de septembre, devant quelques autres demandes provenant de la même ville que c’est moi qui me déplacerai à Lyon, pour elle et son fils et quelques autres bébés. Elle me demandera si à Lyon, son fils est le seul enfant que je rencontrerai. Dans l’après coup je me suis dit que peut-être, ma proposition avait fonctionné pour elle comme un ‘Che vuoi’, ‘que me veux-tu?’ Avait-elle entendu mon désir que la thérapie continue et en même temps ,pour elle cela a-t-il constitué une énigme? C’est une question.
Dans ce nouveau local, de façon tout à fait nouvelle, mon jeune patient va se mettre à croquer très fort les objets, particulièrement le ballon mou qu’il préfère, comme s’il voulait l’entamer. Sa maman est toujours étonnée de le voir faire parce que, dit-elle, il ne croque jamais un aliment, et même si la nourriture contient des petits morceaux, il les avale tout rond. Je vais lui dire à lui qu’il aime un peu trop fort les objets. Quelque temps après je vais dire à cet enfant qui mord tous les objets mais pas les personnes, – ça m’aurait rassurée -, qu’il existe aussi le chocolat à croquer. Maman craint un peu qu’il l’avale tout rond, je la rassure et j’en amène avec son accord. C’est un essai, il croquera le chocolat petit bout par petit bout, attendra que le chocolat fonde un peu dans sa bouche. Il va goûter son plaisir avec nous: « Hum, c’est bon! ». Le chocolat en question est une sucette en forme de Père Noël dont mon jeune patient va croquer avec délectation le bonnet blanc, les cheveux blancs puis la barbe, c’est ce que je commenterai à chaque fois. Il ne finira jamais la sucette et celle-ci fut pour moi une tentative de mettre en place quelque chose de la pulsion orale. il n’ingurgite plus, il mange le Père Noël. À partir de ces séances-là sa maman le laissera croquer des gâteaux secs tout seul. Quelque chose de l’objet oral, de la pulsion orale, me semble-t-il, de la demande orale s’est mis en place, et dans ces moments, j’ai moins eu l’impression d’avoir à faire à un enfant avec un corps compact, sphérique.
À ce propos Lacan a pu dire que le schizophrène était un sujet dépourvu de discours pour lier ses organes en fonction, il aurait sans doute pu préciser que cela ne valait pas seulement pour le schizophrène. Notre bébé n’est certainement pas schizophrène. Pour autant dans le travail avec lui et sa mère nous allons nous employer à parler, et c’est important, je vais le dire à ma façon, pour remettre en circulation le discours, le discours étant le mode de lien social, un mode de lien social, mais le mode de lien social, ça ne se passe pas de mots.
Le professeur Dehaene, professeur de psychologie cognitive au Collège de France a pu dire dernièrement que dès la naissance, le cortex est actif et on peut le stimuler avec la parole, rien ne sert d’exposer les enfants à la radio et la télévision, ce sont les dialogues en tête à tête qui comptent. Il est intéressant de constater que le grand spécialiste de l’imagerie cérébrale en arrive à ce constat.
Je relevais plus haut que dans la thérapie de cet enfant, quand nous jouions, ça n’était pas seulement le ballon qui l’intéressait, qui, lui, était un prétexte mais la relation de plaisir qu’il trouvait avec nous, parfois de déplaisir.
Je ferme cette parenthèse pour en venir à la question du transfert avec sa maman, et en revenir à la question de la Chose. Cette mère m’avait dit quelques mois avant que ce qu’elle aimait bien chez moi, c’était que je prenais mon temps, que je laissais à son fils sa façon à lui de venir nous interpeller. Ce que je pourrais dire à propos de cette mère c’est combien parfois elle n’était pas convaincue par mes initiatives, les boutons, le chocolat, quelques fois elle a pu me dire que c’était dur alors même que son bébé, dans la séance se risquait à tenter d’entreprendre quelque chose.
Je n’ai jamais pu savoir quelque chose de histoire de cette femme; Quand je m’y étais hasarder, très délicatement je peux l’assurer, elle m’avait répondu très sèchement qu’elle était là pour son bébé, donc je n’avais pas insisté. Et je m’étais dit que le transfert haineux à l’endroit de l’analyste qui s’occupe de votre enfant à risque autistique allait avec l’humeur ambiante concernant les analystes, ce qui allait se confirmer, je n’ai donc pas insisté. Je me suis par contre appliquée à parler avec elle et mon jeune patient de ce bébé qui allait arriver. Lors d’un rendez-vous de dernière séance, du fait de son choix de poursuivre désormais avec la méthode des 3i, et où je me suis étonnée à voix haute de l’arrêt brusque de la thérapie, j’ai demandé à cette mère ce qu’au fond elle pensait de notre travail à tous les trois, ça fait quand même un an que nous nous voyons. « Ainsi m’a-t-elle dit, vous vous demandez ce que je pense de vous (je n’ai pas eu le temps de répondre non) je pense que vous m’avez appris à considérer mon bébé autrement, ça a été dur mais ça m’a beaucoup aidée. Aujourd’hui on ne peut pas tout faire, il faut choisir.
Je suis resté sur ce ‘tout faire’ qui m’a fait immédiatement associer sur cet autre signifiant ‘étouffer’, sa phobie que son fils n’étouffe. Peut-être ces deux signifiants n’avaient rien à voir mais pourtant ils me sont tout de suite revenus ainsi. Dans cette fameuse séance où cet enfant avait pris des risques, ne se contentait plus d’ingurgiter ses petits pots sans la poindre manifestation, des risques, je dirais calculés parce que j’étais là avec lui sur le tapis, peut-être avait-il tout fait, à une lettre près, pour faire enfin parler sa mère et interroger son désir. Mais aussi il s’était manifesté à cette dernière qui en avait été très émue. Et là il était sans doute passé à une autre économie de la jouissance, le décollant de la Chose.
L’objet a est un objet dont on n’a pas l’idée, dit Lacan. Lui il en fait une figure topologique, cet objet a se réduisant à une coupure sur une surface, celle du cross cap, je n’irai pas plus loin dans la topologie. Concernant mon patient, peut-être s’agissait-il bien de cette opération de coupure en passant des petits pots ingurgités au chocolat dégusté. Je lui avais dit qu’il aimait trop les objets pour les mordre ainsi, peut-être que ça a permis que ces objets réels deviennent des signifiants.
La jouissance n’a pas de représentation, elle est réelle mais elle peut être véhiculée par le signifiant. Mon jeune patient ne tentait-il pas de passer de cette jouissance de la Chose à un représentant de la représentation par la voie justement de signifiants. Nous pourrions alors nous demander si pour barrer l’accès à la Chose, il ne faut pas que soit cédé quelque chose, que l’objet soit définitivement perdu.
À la fin de la leçon VI du séminaire sur L’angoisse, Lacan rappelle que ce qui est masqué sous le mythe de l’œdipe, c’est que le désir et la loi c’est la même chose. Freud va rapporter à l’insaisissable désir du père l’origine de la loi. Ce qui parait se poser dans un rapport d’antithèse, dit-il, de désirer la loi, ne sont donc qu’une seule et même chose pour nous barrer l’accès à la Chose.
Je terminerai en disant que quand Lacan dit que l’interdit de l’inceste est la condition de la préservation de la parole, ceci implique que pour parler, je dirais pour que ça parle, il ne faut pas que la Chose soit au premier plan. Ce que nous enseigne la clinique, ce que doit l’enfant à l’interdit de l’inceste est la transformation de ce vide premier dont la proximité est dangereuse, en manque, manque où pourra se loger l’objet a, l’objet du fantasme qui pourra être le support du désir. Cette opération est une opération symbolique. Elle est permise par la construction de l’instance phallique, j’avais rajouté, mais je vais peut-être pas le dire, venant découper un objet qui deviendra perdu.
Cette opération permet ainsi que l’organisme fonctionne comme un corps en le trouant, pourrions-nous dire, et qui se traduit par une mise en place des orifices, mise en place qui permet le fonctionnement de la pulsion, dans le dernier cas dont je viens de vous parler, la pulsion scopique, la pulsion motrice, la pulsion orale. Il y a cet épisode avec les boutons, pulsion scopique, pulsion motrice et pulsion orale avec l’épisode du chocolat et de ce petit ballon qu’il mord.
Voiler la Chose dans sa proximité dangereuse ne la supprime pas, elle la voile. Aujourd’hui cette opération symbolique défaille ou bien n’est pas possible chez bien des enfants. Dans ces conditions l’objet ne se trouve plus avant le désir comme cause, il est devant. Nous pourrions dire que ça n’est plus un vide qui le cause, il n’est plus manquant, il est offert, et ces objets offerts qui ne sont plus perdus mais réels, exposent les enfants, mais pas seulement, nous sommes tous concernés, à toutes les addictions, au point qu’elles sont devenues une nouvelle norme psychique. Je vous remercie.
Jean Paul Beaumont : Merci Paula pour cet exposé très clinique, passionnant et très clinique, où tu nous montres très bien la série corps de la mère, inceste et Chose et dégagement de l’objet petit a. Christiane, je crois, vous allez discuter.
Christiane Lacôte : Discuter, je ne sais pas, parce que je suis tout à fait admirative du travail clinique de Paula. Mais peut-être marquant ce qui m’a le plus percutée, sur des cas qui sont très difficiles et ils sont de plus en plus nombreux. La question que tu poses, c’est cette opération symbolique, tu le dis à la fin, qui va faire passer de la Chose, la Chose éternelle, immortelle même pour être plus précis, à l’objet petit a, c’est-à-dire quelque chose tout de même qui implique le temps, puisque la sexualité implique la mort et le temps, et la question qu’on pourrait te poser, c’est ; qu’est-ce qui, dans notre travail analytique, fait surgir le temps de façon opératoire? C’est-à-dire, ça, ça me semble tout à fait intéressant . Alors dans les premières pages de ce texte que tu as eu la gentillesse de m’envoyer hier soir, effectivement, qu’est-ce qui va faire qu’on puisse interpréter la Chose et dégager l’objet petit a? C’est ce terme d’interpréter que je trouve très très juste là, pas seulement que quelque chose doit être cédé, ça d’accord, mais il s’agit d’interpréter la Chose et c’est le travail de l’analyste avec la mère et avec l’enfant.
P. C. : Oui, dans ces cas-là l’interprétation vaut pour les deux. Tu n’auras pas la même lecture (incompréhensible).
C. L. : Je trouve aussi que c’est une interprétation qui entame le psychanalyste. C’est ça que je trouve très intéressant et il y a quelque chose qui reprend …
P.C. : Ça demande un transfert au bébé et à la mère, je le dirais comme ça.
C.L. : Oui, et alors quelque chose qui m’avait beaucoup intéressée dans cet ordre d’idée, c’est cette page 9 où il s’agit du petit ballon; « dans nos jeux, sa mère, dis-tu, participe un peu, l’objet convoité n’est pas le ballon qui, lui, est un prétexte, l’objet c’est la relation avec nous, nos éblouissements engageant regard, voix et motricité ». Là je dirais plusieurs choses parce que ça me semble vraiment très juste, je ne te pose pas des questions, je développe des choses que tu as déjà dites. Il me semble que ce que tu dis de ce petit bébé garçon, c’est que aujourd’hui l’objet n’est plus un prétexte à la relation, c’est ce que tu disais à la fin de ton exposé que je trouve très juste, c’est-à-dire, tu mets en œuvre quelque chose qui résiste à l’air du temps, et qui ne met pas l’objet, le petit ballon devant, mais qui fait passer devant, la relation.
P.C. : La relation, et donc le ballon au titre de signifiant.
C.L. : Petit à petit, puisque il va être nommé, ce ballon.
P.C. : Ça va se réduire à un objet réel, qu’il a amené là comme un objet réel.
C.L. : Absolument, mais nous sommes dans une configuration culturelle où …, c’est ce que tu disais à la fin de ton topo.
P.C. : D’ailleurs ça me fait penser à ces enfants qui rentrent dans mon bureau et qui se précipitent sur tous les objets, j’en mets pas beaucoup. Je mets pas de jouets à disposition, ils sont dans un coffre, mais mes objets personnels sur les étagères, ils se précipitent, ils vont saisir ces objets, il y a quelque chose quand même, c’est pas un monde de signifiant là.
C.L. : Non mais ce sont tes objets, c’est peut-être une manière de construire un transfert.
P.C. : Alors petit à petit, parce que j’ai des objets, pas n’importe lesquels, mais au départ, c’est vraiment effracter le corps de la mère. Pour moi c’est vraiment une effraction du corps maternel, une pénétration.
C.L. : Il y a aussi quelque chose, c’est toujours cette phrase, ces trois lignes de la page 9 que j’avais soulignées, « l’objet c’est la relation avec nous, nos éblouissements engageant regard, voix et motricité », c’est-à-dire, il y a pas un objet petit a, c’est toujours une pluralité pulsionnelle, ça me semble très intéressant. Le pulsionnel quand il fonctionne en opérant avec les mots est toujours une pluralité pulsionnelle, c’est intéressant.
P.C. : Je me disais que quand le regard et la voix arrivaient à se nouer, quand les deux fonctionnaient ensemble, du coup la motricité suivait.
C.L. : Il n’y avait plus cette hypotonie effrayante où le bébé …, pour le coup il y a pas de vacuole, c’est la compacité immortelle et éternelle. Il y avait aussi quelque chose dans ce passage de l’immortalité de la Chose à l’objet petit a, c’est le temps, une certaine qualité de temps. D’ailleurs Lacan disait aussi que l’objet petit a c’était le temps, c’est pour arriver à ça et tu le dis pas mal avec ta citation de Erri De Luca où le jour arrive et dans l’encadrement de la porte, il y a le père.
P.C. : Le monde, j’ai trouvé ça très joli.
C.L. : Alors c’est ta page 4, le placenta, le sac vide de notre attente qui est aussi un des objets petit a dont parle Lacan, le sac vide de notre attente, c’est encore le temps ça, c’est-à-dire quelque chose s’arrête d’une attente qui quelquefois dans certaines grossesses est infini.
P.C. : C’est le placenta qui est témoin de cette arrêt, le sac vide.
C.L. : Le sac vide, l’objet petit a, mais pas en tant que représentation, en tant que fin de l’attente infinie. Bon il y a peut-être d’autres questions.
JP.B. : D’autres questions dans la salle ou dans la salle virtuelle.
Valentin Nusinovici : Les petits trous du premier patient, qu’est-ce que tu en dirais? Il y a ce gribouillis et tout de suite, dès que tu lui nommes père mère et lui, il localise trois, il fait trois trous, c’est quand même extraordinaire, il transperce quelque chose, il y a une action et une situation, et trois protagonistes.
P.C. : Mais c’est un art, il est comme ça (elle regarde en l’air), et il rate pas la feuille. J’ai trouvé ça extraordinaire.
V.N. : Tu as trouvé ça de bon augure, non?
P.C. : Oui je l’ai dit, à partir de là j’ai été rassurée, c’est-à-dire là où ça pouvait pas se trouer, hop!
C.L. : C’est un geste qui revient sur terre.
V.N. : Il faut traverser quelque chose, pour nous c’est extraordinairement parlant. L’inconscient a trouvé qu’effectivement il fallait qu’il traverse quelque chose.
P.C. : Il est passé de cet état de colle, de pot de colle dans le corsage de sa maman, à cet état d’action. Moi j’étais même étonnée qu’il vienne à mon bureau pour gribouiller. Vraiment on a discuté longtemps, il est venu à mon bureau, ça c’est le transfert, et à partir de là, il a dit des choses. Moi d’abord ça m’a amusée puis j’ai été carrément rassurée. C’était pas fini mais c’était bon.
V.N. : Pour le reste moi aussi j’ai été intéressé et surtout, avec Lacan, on a un peu tendance à considérer aliénation séparation, hop! objet petit a dans l’Autre, alors évidemment, logiquement c’est utile, mais là, que tu aies parlé de construction, ce sont des constructions, alors moi je l’ai compris, à la fois il y a un aspect signifiant de la construction, et ya quand même, je sais pas jusqu’où ça a été dans ce cas là, ya la construction du trajet pulsionnel. Il est pas tout à fait sûr que le trajet pulsionnel soit le trajet pulsionnel de la maturité, ça c’est pas sûr, mais en tous cas c’est ça la construction.
P.C. : En tous cas c’est la tentative. C’est tout le travail.
V.N. : C’est la tentative, oui, merci.
JP. B. : Est-ce qu’il y a des questions dans la salle virtuelle?
Marie-Christine Laznik : Oui moi je voulais poser une question, je voulais faire un commentaire, c’est possible? Bonsoir Paula, je suis sur un tout petit téléphone, j’ai pas la possibilité de mettre l’image. Je crois que j’ai compris quelque chose en t’écoutant ce soir Paula, sur le ratage de cette histoire de ce bébé, où tout commençait à réussir, et il y a eu cette grossesse, tu l’as commentée, mais tout d’un coup je me suis dit que le reste de ton exposé nous permettait une lecture de cette grossesse. Nous savons que ces bébés peuvent faire une rechute très grave, ma petite Anaëlle en avait fait une très grave quand sa mère a été enceinte, mais seulement, j’avais une collaboration complète des parents qui savaient que le bébé pouvait rechuter à cause de ça . Mais je me suis demandée pourquoi elle fait un bébé au moment où quelque chose s’inscrit d’une perte pour elle, dans le sens de constitutif, c’est-à-dire qu’il commence à émerger comme sujet et je me suis dit que le texte que tu nous as lu sur le petit Jésus, le moment où cet enfant se sépare, il n’est plus dans le ventre de sa mère, je me demandais s’il avait émergé du ventre de cette mère. Peut-être que le problème c’est que nous n’avions pas pu aider cette femme, c’est vrai qu’elle était loin. Qu’est-ce que ça a été pour elle qui est mère d’un premier autiste, qu’est-ce que c’était pour elle que cet enfant se sépare, pourquoi cet empressement à en faire un deuxième, même si c’est culturel dans certaines familles ? Et peut-être qu’il faudrait le repenser cet échec dans quelque chose comme … imagine le texte que tu nous as lu sur Jésus, Myriam, et quelque chose qui fait retour, c’est pas lui qui est revenu mais un autre, quelque chose s’est refermé à nouveau. Il faudrait qu’on relise cet échec à la lumière du début de ta présentation et de ce que tu dis sur l’inceste. Tu as fait un lien entre l’inceste et cette nécessité pour nous, mères, de pouvoir perdre l’enfant, non? de nous séparer de lui de façon … Est-ce qu’il y a pas eu là quelque chose pour elle qui a raté, qui n’était pas possible pour elle à ce moment là? Pourquoi elle a eu besoin d’être enceinte à ce moment là?
P.C. : Marie- Christine, ça c’est ce que je me suis dit dans l’après coup et puis en travaillant, parce que je me suis posée pendant des mois des questions. Je reste quand même sur le fait qu’elle ne pouvait rien en dire, enfin qu’elle ne pouvait pas dire son histoire et du coup, il y a quelque chose, pour moi ça faisait répétition, quelque chose se ferme, hop! voilà, ça se ferme à chaque fois que ça s’ouvre, il y a quelque chose qui fonctionne chez cette maman, et de toute façon, là, elle ne peut rien dire. Elle est restée avec moi très opératoire, elle m’a emmené son enfant, elle faisait ce qu’il fallait, elle était aimante, il y avait aucun problème là-dessus, mais il y a quelque chose qu’il ne fallait pas toucher. Tu as raison, à partir du moment où cet enfant commençait à esquisser un mouvement vers le monde, se détachait, elle a été enceinte.
MC.L. : Oui et je crois que ces bébés là, ils peuvent pas supporter ça, c’est pas possible.
P.C. : Oui, c’est terrible pour lui, ça a été terrible pour lui.
MC.L. : Merci de l’analyse que tu en as fait aujourd’hui.
JP.B. : Question très naïve mais le père est tout à fait en dehors de la cure.
P.C. : Le père, je l’ai vu une fois, le papa il est venu accompagner son fils une fois et ce bébé a été très renfermé quand son père était là. Après il accompagnait son fils à Paris pour voir le pédopsychiatre qui l’avait vu en première instance, et ça ne m’a pas étonnée que ce bébé soit quand même très fermé à la relation ce jour là, alors que je trouvais qu’il avait fait des progrès .
Intervention non audible.
P.C. : Oui, on a toujours un peu ce rôle là, cette fonction là, cette fonction, ça fonctionne comme tiers, de toute façon on est trois.
Bernard Vandermersch : Je voudrais dire un petit quelque chose. D’abord je voudrais te dire merci. Et puisque tu as parlé de ce que j’avais raconté de la Chose et de l’objet petit a, et j’ai apprécié le terme d’interprétation que tu donnes, d’une part parce que dans l’interprétation il y a l’idée du prix qui est sous-jacente, l’idée, c’est de passer d’une perte totale à une interprétation par une perte partielle de jouissance.
P.C. : Absolument.
B.V. : Et de la Chose à l’objet petit a, il y a cette idée d’une perte totale qui peut inhiber complètement la trouille de la mort, quelque chose au contraire qui inaugure l’entrée dans le désir. Et donc il y a aussi ce passage du tout au quelque chose. Voilà, c’est une petite idée, on l’entend bien dans la cure, quand la mère a peur que l’enfant s’étouffe et que ça devient une pulsion orale, enfin la pulsion orale se met en route, l’enfant ne va pas mourrir, il va avoir au contraire envie d’avaler, c’est un peu ce que j’entendais dans ce que tu dis.
P.C. : Je te remercie, je suis totalement d’accord avec toi.
C.L. : Ce qui me semble important, c’est pas une question, c’est une sorte de prolongation un peu questionnante quand même, c’est-à-dire il n’y a pas de métamorphose de la Chose à l’objet petit a, il y a une coupure tout à fait …
P.C. : Vivable.
C.L. : Enfin que l’analyste peut rendre vivable mais qui, autrement, se présente comme sans fond. C’est-à-dire de quelle manière permettons-nous à faire un pont au-dessus de ce qui est une rupture importante.
P.C. : Je voulais dire vivable pour les mères quand tout se passe bien.
C.L. : Absolument. Et ce que disait Bernard entre le tout et le partiel, c’est pas un découpage du tout.
P.C. : Non, c’est pas tout!
JP. B. : Est-ce qu’il y a d’autres questions, d’autres commentaires?
Anna Maria : Je sais pas pourquoi j’ai envie d’intervenir. Je commencerais par remercier Madame Lacôte et Marie-Christine Laznik d’avoir décrypté l’intervention de Madame Cacciali que j’ai trouvé très serrée. Je remercie (mot incompréhensible) que vous ayez une oreille très attentive parce que vous avez écouté des choses que je n’ai pas pu écouter et entendre, j’ai trouvé très serrée votre intervention. Et ensuite, évidemment c’est pas une critique, c’est juste un constat, à la fin, par rapport au fait que la mère décide de tomber enceinte quand l’enfant commence à bouger, je me demande si ce n’était pas pour cette mère l’espoir de ce que elle pouvait faire des enfants, elle pouvait donner la vie, un commentaire comme ça, merci.
P.C. : Je vous remercie de votre question mais je dirais que elle n’a pas décidé.
AM : Comment ça? C’est son corps.
P.C. : Elle a dit « je suis enceinte ».
AM : Tomber enceinte c’est une décision toujours de la femme aussi, elle a eu un rapport sexuel, donc elle était dans la vie elle-même.
P.C. : Oui, oui mais je veux dire, elle a pas décidé de faire un quatrième enfant, en tous cas c’était pas dans son discours. Sur le fait de décider il y a pas de lien de cause à effet comme ça.
AM : Oui j’entends bien mais justement c’est ça qui m’interpelle, le fait qu’il n’y a pas de lien de cause à effet, donc c’était son inconscient à elle. Je sais pas, je vais vous dire, votre exposé il était très serré, j’ai eu beaucoup de mal, c’est pour ça que je remercie encore à la fois Mme Lacôte et Marie-Christine Laznik d’avoir pointé, d’avoir pu soulever quelques aspects parce que sinon, pour moi, ça restait enfermé, enfermé, enfermé, d’ailleurs comme la mère, excusez-moi.
P.C. : Je vous remercie.
Jean-Luc de Saint-Just : Paula, si je peux me permettre une question, est-ce qu’on pourrait pas entendre l’élection par ce petit garçon du petit ballon comme le signifiant du désir de la mère, exactement comme dans le fort da.
P.C. : Je ne saurais pas te dire.
JL de SJ : Enfin moi je l’ai entendu comme ça dans ce que tu as amené de très précis.
P.C. : Je vais y réfléchir, je te remercie.
Jean-Claude Fauvin : Cette intervention ça me fait me poser la question, finalement quand tu as approuvé à ce que disait Christiane Lacôte Destribats que ce n’est pas un découpage du tout. Finalement qu’est-ce qu’on en sait? Pourquoi est-ce que tu es d’accord avec cette formulation, qu’est-ce qu’on en sait? Par exemple avoir le ballon, c’est une découpe du tout de la mère. Bien sûr c’est pas une découpe d’un tout qui est déjà connu. Qu’est-ce qu’on en sait que c’est pas une découpe du tout?
P.C. : Moi j’ai entendu de ce que m’a dit Christiane, La Chose, elle disparait jamais. Comme je l’ai dit au début, c’est en nous. Pour autant c’est pas tout, et c’est ce que nous montre cet enfant quand il commence à s’en dégager et c’est par la construction de cet objet, il en passe par la construction, la tentative de construction de cet objet qui se déplace par rapport à cette Chose, par rapport à la Chose.
Sabrina Da Costa : Excusez-moi, merci pour votre intervention. J’avais une question sur le texte que vous avez lu et j’ai pas eu le temps de prendre les références du texte que vous avez lu, sur lequel vous vous êtes appuyée au début.
P.C. : C’est au nom de la mère et c’est un petit livre de Erri De Luca.
JP.B. : Prochaine séance du Grand Séminaire, ce sera le 25 janvier, Valentin Nusinovici avec le titre : « Y faire sans poinçon ».