Caché, un film de Michael Haneke
05 novembre 2005

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VINCENT Denise
D'autres scènes

Un film dérangeant, mal accepté par la critique, est en ce moment sur nos écrans. Il s’agit du film de l’autrichien Michael Haneke intitulé Caché. Celui-ci rappelle qu’en 1961 une manifestation des algériens venus en nombre de banlieue, non armés, fut impitoyablement réprimée par la police. Le Préfet de Police de l’époque, Maurice Papon, avait donné des ordres très stricts. 200 d’entre eux d’après le FLN, 130 selon les journalistes, quelques dizaines aux dires des historiens après enquêtes, furent contraints de se jeter à la Seine où quelques-uns d’entre eux se sont noyés.

Ce film décrit une famille rurale française bien intentionnée qui cherche à faire réparation, pourrait-on dire. Les parents ayant déjà 3 enfants font le projet d’adopter un petit algérien orphelin de 6 ans. Le scénario va faire allusion à la relation entre 2 enfants de 6 ans qui se retrouvent 45 ans plus tard.

De mystérieuses cassettes sont adressées à Georges, homme de lettres respecté, producteur d’une émission de télévision (Georges est joué par Daniel Auteuil) et à Anne, sa femme douce et attentionnée (c’est Juliette Binoche). La mauvaise conscience de Georges va revenir au jour à partir de ces cassettes et à l’occasion d’un flash qui heurte le spectateur en même temps que Georges lui-même : Un enfant algérien de 6 ans tente de couper le cou d’un coq avec une hache et l’animal blessé tarde à mourir sous nos yeux et ceux de Georges enfant.

Le thème de l’égorgement, cet acte cruel et sanglant va être récurrent dans le film. Qu’est ce que ce signifiant désarrimé, entre symbolique et réel, vient imposer comme une prescription à ces deux enfants pris dans les contraintes de l’Histoire ? Il semble qu’une dimension paranoïaque vient s’imposer dans le cours du scénario. L’égorgement est un signifiant qui s’impose à eux comme étant le signifiant de l’autre, l’autre algérien à l’identité différente de la nôtre.

Georges est persuadé que celui qui lui adresse ces cassettes accusatrices ne peut être que l’enfant algérien son contemporain devenu adulte. Ce personnage est joué par Maurice Bénichou. Il est chômeur, démuni et mène une existence précaire dans un appartement minuscule et encombré. Il dénie toute responsabilité dans l’envoi des cassettes accusatrices. Mais cela n’empêche pas Georges de le harceler. Traqué, il convoque Georges chez lui et… s’égorge sous ses yeux et sous les yeux du spectateur horrifiés. Michael Haneke a choisi de nous montrer frontalement cette scène de suicide, scène insupportable. Pour se débarrasser de cet Autre impitoyable, l’algérien n’a rien trouvé de mieux que de retourner contre lui-même le signifiant tyrannique, impérieux, prescripteur : « Egorge-le ».

Dans la réalité que s’est-il passé ? Nous l’apprenons de la bouche de Georges qui, à la fin du film, se confie à sa femme. C’est Georges, enfant jaloux qui a réussi à faire échouer l’adoption du petit algérien en persuadant l’autre enfant que leur père (le père de Georges, candidat à l’adoption) a prescrit de tuer le coq de la basse-cour. « Egorge-le » est ce signifiant désarrimé représentant le père.

Charles Melman, dans son séminaire sur les paranoïas et particulièrement celui du 9 et du 16 novembre 2000, nous disait que le dogmatisme est l’effet de ces signifiants prescripteurs qui ne nous donnent aucun choix. Devant ce signifiant « Egorge-le », le petit algérien n’a rien d’autre à faire qu’à accomplir, obéir à ce signifiant. Comme une holophrase, le signifiant est prescrit. Faute d’un père, le seul moyen de se mettre au service du phallus, de se faire adopter par ce père qui se propose à l’adoption. Pour accéder à la jouissance et pour accomplir un idéal, le seul moyen est d’obéir au signifiant prescriptif

Pourquoi l’identité nationale passe-t-elle par ces signifiants impérieux, prescriptifs et violents ? Pourquoi l’identité nationale d’une nouvelle nation, mais aussi l’identité religieuse passe-t-elle par ces traits d’identité aussi révoltants ? Comment un sujet se pétrifie-il, se fait-il fanatique au point d’égorger un frère comme si cette place lui avait été assignée ?

La brutalité du film Caché est de nous montrer la face grand-guignolesque de l’autorité du signifiant désarrimé. Michael Haneke est un affreux jojo qui nous provoque avec des images de cauchemars. La bande de la cassette vidéo est accompagnée d’un dessin d’enfant, toujours le même montrant un enfant égorgé.

Michael Haneke, avec la dernière image de son film, dans une dernière pirouette, montre le fils de l’immigré et le fils de Georges qui se parlent calmement à la sortie de la piscine. Nous n’entendons pas ce qu’ils disent mais nous pouvons imaginer que, même si leur identité nationale recèle de bien obscures racines, elle peut rendre possible l’amitié entre les deux peuples au fil des générations à venir.