1. Pour Freud, au commencement (de l’humanité) est le meurtre du père et sa manducation. (Tiens, pourquoi n’y a-t-il pas un mot banal pour dire l’acte de manger, sauf « dévoration »? Un tabou ?)
En 1912-3, Freud a 56 ans. Au terme d’un livre très documenté, Totem et tabou, il rapporte
– la théorie de Darwin sur l’état primitif des sociétés humaines, la horde avec
« un père violent, jaloux, gardant pour lui toutes les femelles et chassant ses fils au fur et à mesure qu’ils grandissent »
– et l’hypothèse d’Atkinson d’un renversement de la situation : « Une bande de jeunes frères, vivant ensemble sous un régime de célibat forcé ou, tout au plus, de relations polyandriques avec une seule femelle captive. Une horde encore faible à cause de l’immaturité de ses membres mais qui, lorsqu’elle aura acquis avec le temps une force suffisante, et la chose est inévitable, finira, grâce à des attaques combinées et sans cesse renouvelées, par arracher au tyran paternel à la fois sa femme et sa vie. »
Et met tout cela en histoire :
« Un jour, les frères chassés se sont réunis, ont tué et mangé le père, ce qui a mis fin à l’existence de la horde paternelle. Une fois réunis, ils sont devenus entreprenants et ont pu réaliser ce que chacun d’eux pris individuellement aurait été incapable de faire etc. ».
Pourquoi doit-il être tué, pourquoi doit-il être mangé ?
Réponses toutes faites : 1. Parce que le père est un signifiant et donc mort. 2. Parce que l’Autre est vorace et que manger ce signifiant modère son appétit.
Je vous confie un malaise :
Comment l’auteur de la Traumdeutung, du Mot d’esprit etc. peut-il émettre une thèse qui ne fait jamais référence à la spécificité de l’homme, Le langage et, à l’appui de sa thèse, mélanger des soucis naïfs de vraisemblance technique (« les fils auraient disposé d’une nouvelle arme plus puissante »), des explications un peu lourdes (« Ils mangent le père ? Rien d’étonnant, étant donné qu’il s’agit de primitifs cannibales ! »), tout en prêtant à ces primitifs des actes hautement symboliques (Par cet « acte de l’absorption, ils réalisaient leur identification avec lui, s’appropriaient chacun une partie de sa force ». « Le repas totémique, qui est peut-être la première fête de l’humanité, serait la reproduction et comme la fête commémorative de cet acte mémorable et criminel qui a servi de point de départ à tant de choses : organisations sociales, restrictions morales, religions. »
Lacan, lui considère toujours que si Freud est amené à produire une thèse aussi loufoque, ce n’est pas sans raison de structure. Il ne critique pas – il n’est pas lacanien – il poursuit et met en avant la fonction du nom que découvre le Totem:
« Si, mythiquement, le père ne peut être qu’un animal, le père primordial, le père d’avant l’interdit de l’inceste ne peut être avant l’avènement de la culture, et conformément au mythe de l’animal sa satisfaction est sans fin ; le père est ce chef de horde. Mais qu’il l’appelle Totem, et justement à la lumière des progrès apportés par la critique de l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss qui met en relief l’essence classificatoire du Totem, ce qu’il faut en second terme, c’est mettre au niveau du père la fonction du nom. Référez-vous à un certain de mes séminaires, celui où j’ai défini le nom propre. Le nom, c’est cette marque, déjà ouverte à la lecture, c’est pour cela qu’elle se lira de même en toutes les langues, y est imprimé quelque chose, peut-être un sujet qui va parler. »
Freud dit : Au commencement est le meurtre du père.
Il n’y a pas trace de cela dans la Bible qui pourtant ne refoule pas les actes de violence.
2. Pour la bible, au commencement, pas de meurtre, la création se fait par la parole :
« Au commencement, bereshit, En-tête, Elohim créait les ciels et la terre, la terre était tohu et bohu, une ténèbre sur les faces de l’abîme mais le souffle d’Elohim planait sur les faces des eaux. Elohim dit : « une lumière sera. » Et c’est une lumière. » (trad. Chouraqui). En fait l’hébreu permet une stricte répétition : iehi ‘or va iehi ‘or, qui pour Lacan est la structure langagière même de l’acte.
D’où l’évangile de Jean : (en grec) « Au commencement était le verbe (logos) et le verbe était auprès de Dieu et le verbe était Dieu. Il était au commencement auprès de Dieu. Tout fut par lui et sans lui rien ne fut. Ce qui fut en lui était la vie et la vie était la lumière des hommes et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas saisie. » (Trad. Bible de Jérusalem).
Au commencement est le verbe, mais pourquoi faire du verbe un Dieu, et pourquoi faut-il qu’il meure d’une façon ignoble sous une étiquette dérisoire « Jésus de Nazareth, roi des juifs », entre deux larrons ?
Freud répond : C’est le retour du meurtre du père refoulé. Il y en a des traces dans la bible de ce meurtre mais elles sont effacées et d’ailleurs il y a plusieurs retours du refoulé. La mort de Moïse, des deux Moïse (l’égyptien et le madianite, tous deux non juifs). La mort de Jésus, Dieu le fils, elle, est patente.
Comment Freud, comme tant de savants encore de nos jours, ne s’arrête pas devant ce fait massif que sans la parole, sans langage, il ne saurait y avoir ni père, ni femmes, ni fils, ni génération, ni inceste, ni mort. Ou plus exactement de chacun de ces états, aucun sujet ne peut en rien savoir s’il n’est pas sujet du langage. Comment pourrait-il y avoir re-mords, retour de la morsure dans la chair des fils, d’avoir mordu dans le cadavre du père, s’il n’y a ni père, ni fils, ni meurtre.
A l’opposé, il n’y a pas de peuples dits primitifs qui ne vivent leur chasse pour se nourrir comme un meurtre demandant donc réparation. Le meurtre dépasse l’espèce.
Donc, au commencement est le verbe et le verbe dénature l’espèce :
Disparaît le savoir instinctif.
Apparaît la loi et avec la loi, le meurtre, l’inceste, le cannibalisme, le vol etc.
Apparaît le sacrifice de taille variable, du simple poulet au fils de Dieu, des millions d’hommes pour la patrie en 12. [Avec la Shoah, c’est autre chose, à la victime est refusée toute valeur sacrificielle.]
Sacrifier : rendre sacré. Instaurer une limite entre l’utile et ce qui ne doit pas servir à autre chose qu’à préserver le désir. Métaphore de la castration. Ambiguïté du sacré : Homo sacer, celui qu’on peut tuer sans commettre un homicide.
Apparaît l’esprit, l’homme mort hante les vivants. Le vivant vit au milieu d’esprits plus ou moins hiérarchisés. Il y a des dieux, il y a un dieu.
3. Tout cela se déduit-il nécessairement de la structure du langage ? Sinon, quelle est la solution pour le désenchantement du monde ?
Nous devons à GW Hegel au moins deux formules : le meurtre de la chose : « Le mot est le meurtre de la chose[1] » et « la lutte à mort de pur prestige ».
Au commencement, il y a le meurtre de la chose. « Le mot tue la chose ». Il n’y parvient pas entièrement ni toujours. La vie reste sous-jacente. Le mot peut rester collé à l’achose, les voix de la psychose. Les mots peuvent devenir des choses.
Mais le langage s’incorpore. Lacan va dire que c’est le premier corps (du langage) qui fait le second (le corps au sens naturel) de s’y incorporer. Le corps du langage tue le corps, corpse, le cadavre qui embarrasse bien le névrosé. En attendant le sujet en manque de corps s’identifie à son corps spéculaire en avance sur lui. La lutte à mort de pur prestige se dessine.
Le langage est un lieu ouvert. Cette ouverture peut être vécue comme gueule dévorante. La faim du corps est projetée sur l’Autre. C’est le langage qui est anthropophage. Un père qui désire sa femme, qui n’a pas peur de son désir à elle, ça calme la phobie de l’enfant. Un bâton dans la gueule du crocodile. Il vaut mieux qu’il y ait aussi un père qui soit vivant.
Reste l’objet a détaché des orifices, ni corps ni signifiant, et le sujet – qui existe à la fois à son corps et au langage – n’a d’autre ersatz d’être que cet objet.
4. Melman : Le deuil commémore le meurtre de la chose.
Charles Melman, dans une intervention récente « Le mot, la chose, le nœud », fait remarquer que « le deuil présentifie la chose en tant qu’elle n’est plus là. Le deuil commémore le meurtre de la chose qui, justement, par sa présence même, du fait de cette actualité, fait que le mot, la chaîne signifiante, perd toute autre signification que ce deuil même. Le deuil transforme le signifiant en un signe De la présence de cette chose morte qui vient là obstruer la faille qu’ouvre le mot dans la chaîne signifiante. Dès lors le deuil entraîne la mort du sujet, réduit à l’état d’individu. Il n’est plus que celui qui est dans cette souffrance de la présentification de ce meurtre. »
« Il faudra du temps pour que se rétablisse une circulation du signifiant qui fasse revenir l’a-chose, c’est-à-dire le pur trou ouvert dans le Réel par le Symbolique ».
Ce n’est pas très clair. Le meurtre de la chose, c’est ce qui ouvre le réel. Le deuil abolit-il l’effet de ce meurtre, ou le fait-il resurgir ?
Il poursuit avec cette question : « est-ce que c’est le mot qui est responsable de cette chute de la chose (ici une petite édulcoration, le meurtre est devenu simple chute) ou bien est-ce que c’est la chute de la chose qui rétroactivement est responsable de la constitution du signifiant comme UN? Qui est-ce qui a commencé ? Est-ce que c’est la chute de la lettre qui a fait dans la chaîne sonore coupure de telle sorte que s’isole un signifiant et du coup le signifiant UN ? Ou bien est-ce parce que il y a du signifiant UN que dans la chaîne sonore se produit cette chute ? Melman considère que dans cette affaire, il y a pur synchronisme. Mais dit-il, nous avons toujours besoin de « faire histoire ». Et surtout de savoir ce qu’il y avait au commencement. Et Melman écrit sa propre histoire pour rendre compte du conte œdipien, que je me permets de traduire ainsi:
Melman : au commencement il y avait une chaîne sonore. (Disons plutôt une émission sonore)
« Au commencement il y avait une chaîne sonore indifférenciée. Un jour, dans le même temps, il y eut la chute de la lettre et le surgissement du signifiant UN. Tout de suite un mythe s’écrivit : si ce UN commande le désir provoqué par cette chute même[2], alors ce UN originel est le Père responsable du désir, de tous les désirs. Chacun dès lors se verra commander, au titre de ce père, d’être lui-même le maître aussi accompli que lui d’une saisie rendue impossible de l’objet. »
5. BVDM : Pourquoi appeler « père » ce maître, ce Un ? Est-ce un fait logique, ou est-ce une façon d’écrire l’histoire à cause de notre petit monde œdipien ? Je me pose ces questions quand un patient me rappelle à mes classiques.
C’est un homme qui a perdu son père depuis plus de 10 ans et qui travaille beaucoup mais n’éprouve plus de plaisir.
« J’ai deux rêves récurrents, me dit-il.
Le premier. Les lieux varient. J’ai tué quelqu’un ou je suis en charge d’un cadavre qu’il me faut cacher. Je l’enterre, le dissous ou le cache. Je sais que ça va me retomber sur la gueule plus tard. Je ne sais pas le moment où la chose est devenue cadavre. Le cadavre n’est pas personnalisé. »
C’est un corps en décomposition qu’il faut cacher. Sentiment de réalité. N’ai-je point réellement commis un meurtre ? ».
Pendant qu’il associe sur sa culpabilité d’avoir eu à mentir à son banquier sur l’état réel de ses ressources, je me dis : tiens, pas d’allusion au père, attendons la suite.
Le deuxième rêve.
« Mon père n’est pas mort. Je ne sais pas pourquoi il vit. Dans le rêve c’est logique, mais je ne me souviens pas pourquoi. J’éprouve une immense culpabilité par le fait qu’il soit en vie. Il est en vie comme un moribond, très mutique. Je suis gêné de ne pas avoir remarqué qu’il était vivant. »
Ça fait dix ans que je dois disperser ses cendres. Je ne l’ai pas fait, je n’en ai pas envie. Je ne sais pas pourquoi je ne le fais pas. »
6. Je continue Melman en résumant :
C’est notre besoin d’histoire, de sens qu’il faut ici incriminer. La perte de la chose chérie n’a pas d’autre responsable que le jeu du signifiant mais comme nous avons besoin de nous réciter des contes, nous allons attribuer, cette perte de la chose à la figure du UN originel, c’est-à-dire le Père, avec les conséquences subjectives qui vont s’ensuivre :
– être toujours en défaut au regard du Père dans l’accomplissement impossible du désir,
– surtout, cette idée qu’il y a toujours au-delà de la jouissance que nous pouvons acquérir, ce plus, raté, qui manque et que le pervers se targuera de pouvoir saisir.
Les mythes nationaux, religieux ou familiaux constituent autant de défenses contre le fait que le Un premier est en fait un Zéro, dit Melman.
Je me permets une petite précision. Il faut que le vide soit compté pour que l’objet a y trouve sa place.
Avant le zéro, il y a un vide (anagramme de dieu selon Jabès), une faim, d’où jaillit un cri que l’Autre a interprété comme Demande d’abord à satisfaire, puis bien vite comme commandant un désir. Pour qu’il devienne zéro, il faut que ce vide soit compté comme Un, un zéro. C’est contingent. Il y faut quelqu’un. C’est ce que fait la mère. Ce phonème, soudain découpé dans le continu des lallations de l’enfant, la mère y a repéré un signifiant, l’a repris et lui a donné un sens. Ce sens pour le bébé c’est qu’il est l’objet énigmatique du désir de la mère. Mais il n’y a pas que le sens donné, l’opération a créé une faille entre cet Un signifiant et le continu de la parole et dans cette faille s’est trouvé pris un éclat de voix ou de regard. Cet éclat deviendra la cause du désir du sujet. C’est comme objet cause du désir de l’Autre et donc manquant à l’Autre qu’un jour l’enfant parlera en son nom. Parler c’est faire le deuil de la jouissance immédiate. C’est faire l’épreuve de la perte de l’a-chose puisque c’est du lieu de cette perte que s’origine son énonciation.
7. Nous n’avons aucun souvenir de cette perte lors de notre entrée dans la parole. Rien ne laisse supposer qu’elle fût un meurtre et pourtant…
Qu’est-ce qui produit cette émotion si forte (tout le monde a eu les larmes aux yeux) quand, sur un enregistrement, nous entendons soudain l’enfant autiste de Geneviève Schneider répondre – pour la première fois – à son invitation à reprendre son refrain : « A toi maintenant ! » et se mettre immédiatement à chanter de sa voix toute neuve, juste et en rythme? Est-ce au meurtre de la chose que nous assistons ou au miracle d’un accord avec l’Autre sans perte ?
Melman évoque la mort du sujet dans le deuil commémoration du meurtre de la chose. Est-ce, du côté de l’enfant, le passage nécessaire par cette aphanisis sous le premier signifiant, cette mortification sous le premier signifiant dont nous ne sommes sortis qu’au prix d’en passer par l’incertitude dramatique sur le désir de l’Autre, Che vuoi ?, avant de retrouver dans un fantasme, avec l’objet a, une certitude toujours conditionnelle ?
Mais pour la mère, il ne s’agit pas de meurtre. Bien plutôt un renoncement à jouir du corps de son enfant. Or cette jouissance n’est jamais plus assurée, mieux démontrée que par le meurtre de son enfant ?
8. En conclusion je ne sais pas pourquoi seul l’animal humain a le pouvoir d’entendre du signifiant, là où ses plus proches voisins n’apprennent au mieux qu’une collection de signes. Je ne sais pas pourquoi cette ouverture au signifiant avec son corrélat, la perte d’une jouissance et la mise en route d’un désir impossible à satisfaire doit être sanctionnée par des sacrifices rituels, ni pourquoi le Un du signifiant doit être confondu avec quelque ancêtre à tuer pour s’assurer qu’il est bien devenu un nom.
Mme Ildefonse dit que les rituels soulagent du sens. Je pense plutôt qu’ils soulagent de la morsure du signifiant en tissant entre symbolique et réel un tissu de représentations.
Nous savons mieux ce que la logique du signifiant implique de transgression de l’instinct de conservation puisque la satisfaction des besoins est soumise au service d’un désir impossible à satisfaire. La connaissance de la mort – que chacun doit au signifiant – met un mot sur la fin de la vie et pourquoi pas, au commencement, permet de boucher l’origine par une mort.
Avec le nœud borroméen :
Morcellement du signifiant – besoin d’histoire – jouissance du meurtre (SIR)
R : S’il y a un déni dans nos sociétés modernes, c’est bien celui de la jouissance de la guerre, du meurtre autorisé. Nous n’avons plus honte de mourir vieux, dans notre lit, plutôt que jeune à la guerre. Progrès ou décadence ?
S : Les fils ont-ils le devoir d’accomplir, au nom du père mort, les rites de leurs pères ? Même a-théisés, ces mêmes rites doivent-ils être poursuivis au nom de la transmission d’une chaîne générationnelle ? Doivent-ils être supprimés au nom de l’utilitarisme, de la primauté donnée au confort du consensus ? Progrès ou décadence ?
I : Faut-il s’interdire comme les linguistes du 19ème siècle tout travail sur l’origine du langage. Le refus de faire histoire des origines : progrès ou décadence ?
Et pour finir, je dirai : il n’y a pas de père symbolique, ni de père imaginaire, ni de père réel. Il y a un père qui se décline peu ou prou dans les trois registres sinon pas de père qui tienne.
P.S. Au terme de ce séminaire d’hiver, j’aimerais ajouter : et il en faut au moins trois.