Acte et Verleugnung
09 septembre 2004

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BON Norbert
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Verleugnung, c’est le terme allemand (*), ordinairement traduit par déni, que Freud utilise pour désigner un autre mécanisme de méconnaissance que le refoulement, mécanisme mis en oeuvre de façon exemplaire dans le fétichisme (1) où, malgré l’observation que la femme n’a pas de pénis, la croyance en est maintenue. Freud reprend là une interprétation déjà avancée dans le texte sur Léonard de Vinci » (2) : « L’enfant s’était refusé à prendre connaissance de la réalité de sa perception : la femme ne possède pas de pénis » (3). Le déni porte donc sur la connaissance à prendre (zur Kenntnis nehmen) de la réalité, sa symbolisation, les conséquences à en tirer : en termes freudiens, le jugement de réalité est suspendu, tout comme lorsqu’un tribunal prononce un non-lieu, qui peut constituer, comme on le sait, un déni de justice. Freud a déjà avancé ce terme de Verleugnung sous sa forme substantivée, en 1925, dans « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes » (4) et, auparavant, à plusieurs reprises sous sa forme verbale (Verleugnen), à propos des théories sexuelles infantiles ou du petit Hans, par exemple, presque toujours portant sur la différence des sexes, mais aussi sur la mort, à commencer par le meurtre du père primitif (5) qui vient ainsi fonder la société sur un forfait dénié. C’est précisément au sujet de la mort du père que Freud parlera de Verleugnung dans des cas de névrose obsessionnelle. Enfin, il mettra à l’origine de la psychose également ce mécanisme de déni, à cette différence que dans la psychose, l’un des courants de pensée, celui fondé sur la réalité, a totalement disparu, tandis que chez le fétichiste, les deux coexistent, sans relation entre eux, ils sont clivés. La notion de clivage elle-même (Spaltung), sera généralisée par Freud, dans son ultime écrit inachevé (6), comme « une très habile solution » (7), voire « une façon que l’on pourrait qualifier de rouée »(8) pour traiter un conflit entre une « revendication [Anspruch] De la pulsion et l’objection [Einspruch = opposition] De la réalité, de telle manière que « les deux parties en litige ont reçu chacune leur lot. »(9) On sait que Lacan reprendra ce terme de Spaltung, traduit par refente, à propos de la division du sujet : « cette Spaltung dernière par où le sujet s’articule au logos »(10). Quant à la psychose, il résistera à ceux qui lui proposent le terme de Verleugnung, pour lui préférer celui de Verwerfung, qu’il traduit par forclusion (11), élevant au rang de concept un terme employé par Freud à propos de l’hallucination du doigt coupé de l’homme aux loups (12). Et il conserve Verleugnung pour le fétichisme, et plus généralement pour la perversion, tout en notant, dans La relation d’objet, comment ce mécanisme n’est pas seulement pour Freud une sorte de limitation ou de handicap dans la relation du sujet à l’objet, mais qu’il en parle comme ce qui permet « de la faire tenir debout, cette relation complexe, comme il parlerait d’un décor » (13). C’est là un rappel rapide des termes en jeu pour introduire la question des rapports entre acte et Verleugnung, pour un examen plus approfondi, on pourra se reporter au livre de Bernard Penot : Figures du déni (14) et à celui de Roland Chemama : Clivage et modernité (15).

Qu’est-ce qu’un acte ?

Dans le séminaire La logique du fantasme (16), à partir de la leçon du 15 février 1967, Lacan aborde la question de l’acte. Entre l’acting out du côté du « je ne suis pas » et le passage à l’acte du côté du « je ne pense pas », « comment définir ce qu’est un acte ? » Eh bien un acte, c’est César franchissant le Rubicon. Acte auquel nulle logique ou argumentation ne saurait suffire à le décider ou à l’en dissuader. Il peut certes peser longuement le pour et le contre, ainsi que le présente, par exemple Max Gallo (17), prendre conseil, interroger les augures, chercher à comprendre son rêve de la nuit… Au bout du compte, il n’y a pas de nécessité logique, pas de donc : donc j’y vais ou donc je n’y vais pas. Il y a un saut, un saltus : il y va ou il n’y va pas. « Le sujet dans l’acte, dit Lacan, est équivalent à son signifiant. Il n’en reste pas moins divisé. » (18). D’ors et déjà, César est celui qui aura/aura pas franchi le Rubicon. Finalement, il y va : Anerifto kubo (puisque, paraît-il, il l’a dit en grec), les dés sont jetés et le cours de l’histoire en est, non pas changé, selon la formule fallacieuse, mais institué. De cet acte, le sens nous est donné par le rêve qui le précède (19) et « qui n’est autre que le sens de l’inceste. »(20) D’où le lien immédiatement fait par Lacan avec la Verleugnung, qui porte sur la méconnaissance par le sujet des effets de son acte, « puisqu’il est tout entier comme sujet transformé par l’acte »… »il est, dans l’acte, représenté comme division pure. »(21) Et il précise, dans la leçon suivante : « L’acte est signifiant. […] Il est l’instauration du sujet comme tel, c’est-à-dire que d’un acte véritable le sujet surgit différemment en raison de la coupure, sa structure est modifiée. Son corrélat de méconnaissance ou plus exactement la limite imposée à sa reconnaissance dans le sujet […], c’est la Verleugnung, à savoir que le sujet ne le reconnaît jamais dans sa véritable portée inaugurale… »(22) A la suite de quoi, Lacan enchaîne directement sur l’acte sexuel : « L’acte sexuel se présente bien comme un signifiant, comme un signifiant qui répète quelque chose […]. Il répète quoi ? Mais la scène oedipienne ! »(23) Et de faire état de son expérience analytique pour affirmer les effets de franchissement décisifs, sans retour, que peuvent avoir pour le sujet certains actes sexuels privilégiés, nommément incestueux, quelque soit la « Verleugnung personnelle, le démenti »(24) qu’il peut y apporter. Et la leçon suivante va être essentiellement consacrée à l’analyse de cet acte sexuel comme répétition d’un rapport initial, dont le sujet, est lui-même le produit, ce qui exige de lui qu’il se confronte à la conjonction mâle femelle avec, si je puis dire, pour tout bagage, son rapport initial à l’Autre maternel, dont il devra se faire l’égal. L’élément tiers, médiation nécessaire à l’affrontement du couple, y étant réintroduit sous la forme « de ce qui, subjectivement, assurément, y apparaît de la façon la plus distante, à savoir son produit organique toujours possible, qu’il soit considéré ou non comme désirable […].(25) C’est sur cette conséquence que porte la Verleugnung, l’élimination de ce reste, dont la détumescence du pénis peut, dans la relation sexuelle, donner au sujet l’illusion « qu’il n’y a pas de reste ou tout au moins qu’il n’y a qu’un reste parfaitement évanouissant. »(26)

Ainsi se résout la contradiction freudienne apparente, soulignée par Lacan au début de la leçon, qui consiste à nous proposer « le modèle de la satisfaction subjective dans la conjonction sexuelle », comme si « l’expérience dont lui-même partait n’était pas très précisément que c’était le lieu de l’insatisfaction subjective. »(27) C’est, en effet, de ce salto pericoloso où le produit passe en place de sujet, les différents ratés dont Freud reçoit le témoignage, l’un des plus exemplaires à faire échec à ce saut psychique étant précisément le coïtus interruptus, le « sauter en marche » de nos grands-pères, où Freud voit la cause de bon nombres de ces névroses qu’il qualifie d’actuelles. Quand je dis « nos grands-pères », évidemment c’est une mise à distance, car au moment où Lacan tient ce séminaire, la situation n’est guère différente, mais est précisément questionnée. Lacan évoque dans cette leçon du 1er mars, « le remarquable silence où se tient la psychanalyse concernant cette délicate question […] qui s’appelle le birth control. » (28) C’est que se trouve, alors, en préparation la loi Neuwirth autorisant la fabrication et l’importation de contraceptifs, à l’exclusion de toute publicité où propagande anti-nataliste. Elle sera votée le 28 décembre 1967 mais, freinée par l’administration, appliquée seulement en 72-73. Le 1er janvier 1975 sera promulguée la « loi Weil », autorisant l’interruption volontaire de grossesse. C’est dire qu’en effet dans ces années là, je vous parle d’un temps que les moins de cinquante ans ne peuvent pas connaître, il fallait un énergique désaveu pour se laisser aller à un acte sexuel dont le produit éventuel pouvait sérieusement infléchir le cours d’une existence. C’était donc abstinence ou Verleugnung, comme au temps de Freud, qui, il est on ne peut plus clair à ce sujet, a choisi, à un moment de sa vie, l’abstinence, pour notre profit à tous. La situation est bien différente aujourd’hui, avec la généralisation de la contraception, grâce à laquelle, de la très grande majorité des accouplements, l’enfantement est forclos. Si bien que le couple, lié à l’institution du mariage et que Lacan appellera plus loin, dans la leçon du 7 juin, « le couple défini comme producteur » (29) a du plomb dans l’aile et que la difficulté la plus fréquente des jeunes couples est précisément dans ce « sauter le pas » qui, d’être entièrement calculable, en devient, sauf acte manqué, parfois indécidable, voire à terme impossible sans, ou même avec, une assistance médicale.

Acte analytique ou acte sexuel

Dans la leçon du 8 mars, Lacan en vient à l’acte analytique dans son rapport à l’acte sexuel : rapport d’exclusion. « L’acte psychanalytique n’est pas un acte sexuel. «  (30) Ils sont dans un rapport de contraires, au sens d’Aristote, à savoir que sur le lit analytique, « il ne saurait d’aucune façon s’y passer quoique ce soit. Il n’en reste pas moins que c’est un lit et que ça introduit le sexuel sous le forme d’un champ vide, ou d’un ensemble vide comme on dit quelque part. » (31) Et, c’est précisément sur cette question qu’il conclut son séminaire, le 21 juin : « Ceci nous amène à la porte de ce que je vous inviterai à franchir l’année prochaine, à savoir celle d’une chambre à coucher où il ne se passe rien, si ce n’est que l’acte sexuel s’y présente comme forclusion, c’est celle que l’on appelle communément le cabinet de l’analyste. (32) Et d’annoncer son séminaire de l’année suivante sur L’acte analytique (33) , séminaire sur lequel je vais devoir anticiper pour poursuivre mon propos.

En effet, si ce qui caractérise l’acte, c’est de produire un sujet avec cette limite posée à la reconnaissance de ses effets, si le prototype de l’acte, c’est l’acte sexuel avec sa dimension incestueuse méconnue, avec donc sa dimension de transgression, si ce que fait l’analyste mérite d’être appelé acte, acte dans lequel le sexuel n’est pas dénié mais forclos, qu’est-ce donc qui est verleugnet dans l’acte analytique ? Eh bien, dit Lacan dans la leçon du 17 janvier 1968 (34), l’acte analytique se définit comme « cette acceptation, ce support donné au sujet supposé savoir, à ce dont pourtant le psychanalyste sait qu’il est voué au désêtre et qui donc constitue, si je puis dire un acte en porte-à-faux puisqu’il n’est pas le sujet supposé savoir, puisqu’il ne peut pas en être. Et s’il est quelqu’un à le savoir, c’est le psychanalyste entre tous. » Et il le sait, ou plus précisément, il n’est pas sans le savoir pour l’avoir éprouvé dans sa propre cure, dans ce moment de passe où il est lui-même la vérité de ce savoir, cure qu’il a en principe menée à ce terme qui « consiste dans la chute du sujet supposé savoir et sa réduction à l’avènement de l’objet a, comme cause de la division du sujet qui vient à sa place. Celui qui, fantasmatiquement, avec le psychanalysant, joue la partie au regard du sujet supposé savoir, à savoir l’analyste, c’est celui-là, l’analyste, qui vient au terme de l’analyse à supporter de n’être plus rien que ce reste. (35) C’est donc, « sachant ce que son analyste est devenu dans l’accomplissement de cet acte, à savoir : ce résidu, ce déchet, cette chose rejetée » (36), que l’analysant reprend le flambeau, c’est à dire, restaure pour un autre le sujet supposé savoir en même temps qu’« il ne se peut pas qu’il n’installe, fût-ce à ne pas le toucher, qu’il n’installe le a au niveau du sujet supposé savoir. » (37) Autrement dit, c’est bien une position de clivage où, tout à la fois, l’analyste, à se prêter au transfert, n’est pas sans laisser croire qu’il n’y a pas de manque dans l’Autre, en même temps que, dès le départ, c’est son propre être qu’il installe au niveau de ce manque et qui va déchoir comme n’y étant pas. Tandis que, du côté de l’analysant, engagé par la règle fondamentale du dire tout ce qui vient, dans un « tu peux savoir », sera réalisée « la fonction du $, à savoir l’impuissance du savoir ? » (38). Selon la belle formule de R. Chemama (39), l’analyste « sait qu’il y a dans tout dire de l’impossible, mais il engage le sujet à ne pas taire ce qu’on ne peut pas dire. »

En connaissance de cause

Il y a donc de la Verleugnung dans l’acte analytique comme dans tout acte authentique et si cette affirmation a pu surprendre, c’est que ce terme reste pour beaucoup d’entre nous étroitement attaché au fétichisme et à la perversion, dont il faut bien reconnaître que ce n’est pas la structure préférée des psychanalystes. Mais, précisément, le propos de Lacan au cours du séminaire sur L’acte analytique était, s’il n’avait décidé de l’interrompre pour cause de solidarité avec le mouvement de grève, d’aller au-delà, comme il s’en expliquera dans la conférence du 19 juin 1968, en évoquant « cette position inaugurale à l’acte psychanalytique qui consiste à jouer sur quelque chose que votre acte va démentir. C’est pour cela que j’avais réservé pendant des années, mis à l’abri, mis à l’écart le terme de Verleugnung qu’assurément Freud a fait surgir à propos de tel moment exemplaire de la Spaltung du sujet; je voulais le réserver, le faire vivre là ou assurément il est poussé à son point le plus haut de pathétique, au niveau de l’analyste lui-même. » (40) Et il ajoute peu après : « Le terme de Verleugnung eût pu prendre, si j’avais pu cette année vous parler comme il était prévu, sa place authentique et son poids plein. (41) Lacan aura pu cependant, dans la leçon du 20 mars 1968, donner une indication de ce lien structural entre acte et Verleugnung, en rappelant que la tragédie l’a depuis longtemps mis en scène analogiquement avec l’acte héroïque : « Je veux dire que le héros, tout un chacun qui, dans l’acte s’engage seul, est voué à cette destinée de n’être enfin que le déchet de sa propre entreprise. » (42) Raison pour laquelle Freud dégage et amène massivement ce lien structural avec le mythe d’Œdipe, ce héros dont la faute est moins d’avoir tué son père et couché avec sa mère que de n’avoir pas voulu en rester ignorant et d’avoir par son acharnement à vouloir savoir, envers et contre tous, dévoilé le manque dans l’Autre, somme toute traversé le fantasme, au prix de sa propre perte. Mais Lacan poursuit en indiquant qu’au-delà de la fiction tragique, la véritable fonction de la tragédie, c’est la représentation de la chose, l’abeaumination entrevue. Abeaumination dont la mère castrée fournit, ordinairement, une approximation limitée, mais dont l’horreur qu’elle suscite chez le pervers indique bien qu’un trou peut cacher un gouffre, celui où le héros se précipite et vers lequel nous allons tous à reculons, celui dont, au-delà de la castration imaginaire, -_, l’analyste par son acte permet à l’analysant de prendre la mesure à l’aune de l’objet a, celle même de la condition des trumains (43), d’être sans recours, non pour le désespérer mais pour lui permettre de désirer, en connaissance de cause, sans plus attendre que le ciel l’aide. Gageons que si Lacan avait pu terminer son séminaire sur l’acte, c’est à la porte d’une autre chambre qu’il eût conduit ses auditeurs cette année là, ou, plus exactement, à lever cette Verleugnung commune, qui accompagne notre passivité ordinaire, que tout homme est mortel (44) mais pas moi, à reconnaître que la chambre, le lit, où j’ai été conçu est déjà prêt pour cette unique occasion où, enfin, mon être sera réalisé comme être-a, mais sans moi : l’impensable. On comprend mieux, ainsi, la suée de César au réveil de ce rêve par trop transparent.