À propos des Essais de Topologie clinique
Samedi 23 novembre 2024
Clinique du Nœud I
Marc Darmon
Je vous remercie de cette journée qui me donne l’occasion de rencontrer des amis venus d’ailleurs. J’en profite pour remercier Christian Fierens de ce qu’il avait écrit dans un livre qui s’appelait L’inconscient[1], où il parlait des mouvements de Reidermeister[2].
Donc nous sommes arrivés à un point où il est intéressant de reprendre les choses, pour accéder à de nouvelles idées.
C’est intéressant la façon dont Lacan proposait de la topologie dans ses séminaires, il ne s’arrêtait jamais à un modèle ou à un concept topologique, il en usait jusqu’à plus soif et il passait à autre chose. C’est un peu ce mouvement que j’aimerais bien suivre avec vous.
D’ailleurs Thatyana [Pitavy] a fait un très bel exposé sur ce cas de Hara-kiri avec cette idée de forclusion de la coupure, et ce serait intéressant à ce sujet de se référer aux travaux de Jean-Pierre Petit et de Bernard Morin sur le retournement de la sphère. [Pour la science, janvier 1979]
Alors il se trouve que dans un article de 1974, sur « Le retournement de la sphère », le modèle central pour permettre ce retournement, dit surface de Morin… la figure centrale, donc, est la surface de Boy (évoquée par Thatyana). On a parlé de singularité du point T, mais à mon sens ce n’est pas une singularité.
Pour qu’il y ait singularité, il faut qu’à un certain point il n’y ait plus de plan tangent à la surface. Une singularité, c’est ce qu’on trouve dans le cross cap, où il y a en fait deux singularités, une sur chaque extrémité du segment d’auto-traversée. Sur les points doubles du segment, sur la ligne d’auto-traversée elle-même, il n’y a aucun problème : un circuit qui traverserait ces points doubles resterait dans le voisinage des points initiaux.
Le sommet de la surface de Boy, c’est un point qui est comme les autres, on peut le traverser sans quitter le plan où l’on se situe. Ce n’est pas une singularité non plus.
Donc c’est un article très important, cet article de Petit et Morin. Petit avait été discuter avec Lacan sur le cross-cap, et il était très ironique en disant que Lacan avait privilégié le point central du cross-cap alors qu’il y en a deux. Alors si le point central du cross-cap c’est le phallus, vous voyez les conséquences !
Au sujet du « Le retournement de la sphère », ce serait bien qu’on lise ça, c’est un article curieux, qui est paru dans Pour la science. Morin, le mathématicien qui a travaillé avec Jean-Pierre Petit, avait le malheur d’être aveugle, et malgré cette infirmité, ou peut-être à cause de cette infirmité, il était capable de fabriquer des suites de dessins assez extraordinaires, donc Petit se penchait dessus, pour suivre son raisonnement.
Alors qu’est-ce que nous apprennent ces nœuds, ces chaînes ? Le nœud est ce qui permet au signifiant de s’inscrire et donc nous avons affaire à des signifiants où l’appensée[3] découle du nœud (c’est l’appensée avec deux p), c’est-à-dire ce sont des signifiants qui sont appendus au nœud. C’est particulièrement démonstratif dans le travail sur Joyce. Il va être question de ce travail sur Joyce cet après-midi, mais on peut en parler. Avec le nœud de Joyce nous avons affaire à une œuvre qui constitue un élément du nœud. C’est pour ça que Lacan disait qu’il est curieux que Joyce ne soit pas tombé sur le nœud de façon explicite, mais c’est d’autant plus authentique puisque son écriture c’est le nœud borroméen. Il y a dans ce séminaire [Le Sinthome] plusieurs nœuds de Joyce, il y en a trois ou quatre.
Comme je disais tout à l’heure, il n’est pas question de rester sur un modèle topologique ou mathématique de façon figée, ça ne fonctionne pas comme ça non plus dans les sciences. Dans les sciences on passe aussi d’un modèle à un autre modèle. Et là il ne s’agit pas de modèle mais du même mouvement.
Je me suis demandé dans des moments bizarres des cures si certains patients ne relevaient pas de cette écriture réparatrice comme chez Joyce, où il y a un lapsus de nœud réparé. N’y a-t-il pas dans nos rencontres en clinique des sujets pour qui c’est aussi le cas ?
Il y a très longtemps, j’ai eu à rencontrer un garçon qui avait une maladie chronique, il était diabétique et ne s’occupait pas de sa maladie, il ne faisait pas ses piqures d’insuline… Il est venu me voir juste quelques fois non pas pour se soigner, mais pour me dire, pour m’annoncer qu’il allait se suicider, et qu’il pensait très sérieusement au mode de réalisation de son suicide.
Il était venu pour me dire ça. Et aussi pour me remettre un livre qu’il avait écrit. Ce livre était en partie autobiographique, bien sûr, mais pas d’une façon systématique. Il décrivait un récit, récit d’une période d’entre deux morts, puisque le livre commence par une agression qui le laisse gisant sur le trottoir et se termine sur une chute d’une fenêtre. Ça reprend un rêve qu’il avait fait et qu’il m’avait raconté où il sautait d’une fenêtre de son H.L.M. d’enfance, et il m’avait dit que c’était une mise à bas. Alors avec mise à bas il employait un terme animal, « mise à bas », et aussi « par la fenêtre ». Se confondaient ainsi dans ses propos les sens de la naissance (mettre à bas) et de la mort dans le sens d’abattre.
Alors qu’avons-nous à faire de ce cas ? Celui d’un garçon né sous une mauvaise constellation, sa mère lui disait souvent qu’elle aurait mieux fait de le jeter dans un pot de chambre à sa naissance, c’est ce qu’il disait.
Voilà j’ai essayé deux choses chez ce garçon, dont j’ai appris plus tard qu’il avait exécuté sa « mise à bas ».
On parle rarement de ses échecs, c’est dommage, parce qu’on apprend plus avec les échecs qu’avec les réussites. Et ici il s’agit d’un ratage de la topologie, puisque cette topologie devait permettre à ce garçon de construire son nœud, d’écrire son nœud en réparation d’une erreur, parce que c’était une erreur de dessus-dessous, mais je n’en sais rien… Visiblement ce garçon avait fait l’effort d’écrire ce livre, qui ne lui a pas servi à survivre mais qui peut nous servir à nous.
Depuis je suis très attentif aux personnes qui viennent me voir en m’apportant un écrit ou un livre. Voilà je vous remercie.
***
Discussion
Pierre-Christophe Cathelineau – Merci.
Je dois saluer à plusieurs titres le courage de cette intervention qui appuie sur une dimension de ratage de la topologie et aussi qui souligne que ça fait partie du jeu que de rater son nœud. Je ne sais pas, je ne sais pas…
Thatyana Pitavy – Une précision, en écoutant Marc Darmon, je me disais sur le ratage de la topologie, ce garçon il n’a pas raté son acte, il y a quelque chose là dans son nœud qui visiblement était déjà écrit, Marc c’est ça que tu dis, il était dans cet écrit …
Marc Darmon – Charles Melman m’avait dit qu’il allait réussir à se suicider.
Thatyana Pitavy – Oui, mais est-ce que c’est du ratage ? Alors ratage du côté de l’analyste, mais le sujet il arrive déjà avec quelque chose,
Lacan avait dit quelque chose là-dessus, sur le respect pour le suicide comme seul acte réussi. Qu’est-ce que tu en dirais là toi ?
Marc Darmon – Oui, dans une certaine mesure c’est un acte réussi, puisqu’il venait en se plaignant de ne pas y arriver, donc il y est arrivé.
Pierre-Christophe Cathelineau – Mais je ne sais pas si l’on peut considérer que la réussite ici caractérise l’acte dans la mesure où ce qui se clôt pour lui c’est l’expérience d’un échec existentiel, donc réussite de l’acte du suicide mais ratage d’une existence. Je serais assez réservé sur l’idée dans ce cas d’un suicide réussi,
Marc Darmon – Non il est réussi au sens trivial.
Pierre-Christophe Cathelineau – Au sens trivial, mais pas au sens d’un accomplissement,
Thatyana Pitavy – Mais il a réussi son Até, il est dans la question de son destin ce garçon.
Pierre Coërchon – Une fatalité inscrite, c’est réussi.
Pierre-Christophe Cathelineau – Oui mais ce n’est pas ce qu’a dit Marc,
Virginia Hasenbalg – La leçon ou la parabole serait de ne pas passer à côté de l’écrit d’un patient et tu nous invites à prendre plus sérieusement en compte cet écrit que ce patient t’a envoyé.
Marc Darmon – Exactement
Thatyana Pitavy – Mais que ferait alors l’analyste ? Il va dire mon garçon tu ne vas pas te tuer ?
Pierre Coërchon – Tu l’as lu l’écrit ? Après ?
Marc Darmon – Oui bien sûr, je l’ai lu lorsqu’il me l’a donné. J’ai eu plusieurs affaires comme ça, pas forcément de suicide, des personnes qui m’amenaient un écrit. Alors je suis aujourd’hui en train d’en faire quelque chose, il a eu raison de me l’apporter, mais…
Pierre Coërchon – Quoi en faire dans la cure ?
Pierre-Christophe Cathelineau – Moi ce que j’ai entendu de l’intervention de Marc et qui me frappe le plus c’est la dimension réparatoire très précisément de cet écrit, c’est-à-dire c’est ça qui est le noyau de l’intervention de Marc, me semble-t-il.
Virginia Hasenbalg – On peut se demander à qui s’adresse un écrit. C’est déjà assez énigmatique. Un écrit, il s’adresse à qui ? Faut-il essayer de nouer ça au transfert ? L’adresse de l’écriture n’est pas évidente, dans l’écrit à qui on s’adresse ?
Marc Darmon – J’ai essayé d’être dans le transfert avec ce garçon.
Virginia Hasenbalg – Mais on en tire une leçon. Tu nous apprends quelque chose Marc dans ta manière de convier gentiment à en tenir compte, même et surtout dans des cas d’une difficulté extrême comme c’est le cas de ce patient. Tout était là pour qu’il réussisse son suicide et tu nous dis, non, il aurait fallu quand même aller un peu plus loin. C’est ce que j’entends dans ce que tu dis.
Marc Darmon – Oui.
Virginia Hasenbalg – Dans un cas qui était particulièrement prédestiné, tu nous parles finalement de la puissance de la psychanalyse, elle devrait pouvoir faire quelque chose.
Pierre-Christophe Cathelineau – Et de l’écriture.
Virginia Hasenbalg – Ça m’a fait penser à un passage dans L’acte un peu énigmatique de la leçon présentée la semaine dernière où Lacan dit « je lis, j’écris, je perds ». On est peut-être amenés à penser que dans l’écriture, dans ces trois temps, on peut envisager que l’écriture soit quelque chose qui permettrait de symboliser une perte.
Pierre-Christophe Cathelineau – En tout cas le lien avec Joyce est frappant dans cette histoire, c’est-à-dire que, et même Joyce lui-même, présente des caractéristiques problématiques dans sa biographie. Oui l’adresse n’est pas la même.
Michel Jeanvoine – L’adresse, il y a une différence importante si on interroge la question de l’adresse. Ici, ce patient vient apporter à Marc son écrit, Joyce n’a aucunement la préoccupation de l’adresser à untel ou untel, il l’adresse à l’univers qui va lui répondre d’ailleurs, qui va lui donner ce statut. C’est pas du tout la même chose. Et faire cette remarque c’est topologique là-aussi.
Cyrille Noirjean – Il y a la question de l’adresse mais aussi sans doute de la structure même de l’écriture. Chez Joyce elle a un rôle, sans doute pas le même, l’écriture ne répare pas forcément, ce n’est pas seulement une question d’adresse. Je peux vous citer quelqu’un d’autre puisqu’il est mort il n’y a pas si longtemps. C’est un artiste à la fois écrivain et à la fois plasticien, peintre, qui s’appelle Jean-Luc Parant. Il suffit de lire ses textes pour voir comment, pour lui, l’écriture fonctionne à peu près comme Joyce. Mais ce n’est pas le cas chez le patient dont Marc nous apporte le récit. Il y a quelque chose qui dans l’écriture va essayer de révéler quelque chose du réel qui est un vrai boulot.
Thatyana Pitavy – En écoutant ça m’est resté la question du ratage. Melman quand j’allais le voir en supervision, j’ai longtemps été dans une clinique effectivement où ces annonces de suicide était très présentes, en toxicomanie grave, à chaque fois il me disait quelque chose comme ça : « il faut donner une chance au malade », comme si effectivement c’était au sujet de venir se saisir de quelque chose qui va réparer. C’est ça ma question, quelque chose qui vient réparer. Ce sont des malades qui vont tenter leur coup, on s’y prête et on accueille, on tente mais on ne peut rien si l’autre ne se saisit pas.
Marc Darmon – Oui, je ne sais pas ce que je pourrais ajouter.
[1] Logique de l’inconscient, Lacan ou la raison d’une clinique, L’Harmattan, 1999
[2] Un nœud est souvent représenté par une projection sur deux dimensions, où l’on indique à chaque croisement lequel des deux brins passe au-dessus de l’autre. Deux diagrammes de nœuds représentent le même nœud si on peut passer de l’un à l’autre par une suite de mouvements de Reidermeister. On entend par là qu’un nœud peut avoir beaucoup de croisements dans son écriture, mais il y en a qui ne sont pas nécessaires. Ceci veut dire qu’un nœud peut être « simplifié » en ne retenant que les croisements (ou dessus dessous) indispensables et qui font la structure du nœud.
[3] « Ce qu’il y a de frappant, de curieux, c’est que ce nœud, comme ça, que je qualifie de borroméen – vous devez savoir pourquoi, n’est-ce pas – est un appui à la pensée – c’est ce que je me permettrai d’illustrer du terme, du terme qu’il faut que je l’écrive comme ça: appensée ; ça permet d’écrire autrement la pensée – c’est un appui à la pensée, ce qui justifie l’écriture que je viens de vous mettre là, sur cette petite feuille de papier blanc. C’est un appui à la pensée, à l’appensée », Séminaire de J Lacan Le Sinthome.