À propos de Pavlov. Le biologisme et le malaise dans la civilisation
19 mai 2010

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MORIN Catherine



Charles Melman écrit dans l’introduction aux journées sur le cognitivo-comportementalisme : "Nous assistons à une résurgence du biologisme, idéologie qui occupa les esprits scientifiques et populaires de l’Occident durant la première moitié du XXe siècle. Pavlov, Jackson en font partie. Cette théorie avance que les pensées et les conduites sont déterminées chez l’homme comme chez l’animal par les réactions d’un organisme habité par la mémoire de ses expériences."

Rappelons la trouvaille de Pavlov : il est possible de dénaturer "artificiellement" des fonctions physiologiques d’animaux d’expérience en les associant dans des conditions très précises à des stimulations arbitraires "conditionnelles" sans rapport avec cette fonction. Un son ou un stimulus douloureux peuvent ainsi déclencher un comportement de "faim" chez un chien. Ceci implique la mise en jeu de réseaux associatifs cérébraux que Pavlov appelle analyseurs, et en faisant varier les caractéristiques du stimulus conditionnel, on peut connaître le degré de précision de ces analyseurs cérébraux (par exemple la capacité à différencier les fréquences sonores puisqu’on peut conditionner l’animal à réagir seulement à une certaine bande de fréquences sonores). Pour que ces expériences soient valables, elles doivent être menées dans des conditions "d’asepsie scientifique" excluant tout autre stimulus que ceux programmés par l’expérimentateur. D’où la demande permanente de Pavlov de crédits pour insonoriser, isoler son laboratoire.

Certes ces expériences sont basées sur la volonté d’exclure toute interprétation psychologique.

Tout chercheur surpris à dire "le chien a cru", "le chien a pensé", "le chien s’est habitué à, s’est souvenu, a oublié" est mis à l’amende.

Pavlov apparaît ainsi comme un tenant du biologisme. Il semble bien appuyer ses expériences sur l’idée que les pensées et les conduites sont déterminées chez l’homme comme chez l’animal par les réactions d’un organisme habité par la mémoire de ses expériences.

Pourtant, chaque animal d’expérience a son nom, et un même expérimentateur lui est attaché. Pavlov discerne parmi les animaux comme parmi les humains plusieurs "tempéraments". On pourrait donc dire que plutôt que de réduire l’homme à un organisme animal, Pavlov élève le chien à un niveau quasi humain. En somme, il considérait comme Lacan, le chien comme un animal "d’hommestique".

Il n’est donc pas étonnant que Pavlov se permette quelques incursions dans le domaine de la psychologie.

Bien qu’il ait consacré son travail scientifique aux réflexes conditionnels, c’et-à-dire non innés, Pavlov fait une conférence (1916) sur un réflexe inné, qu’il appelle le réflexe de liberté. Pavlov y commente le comportement d’un chien rétif à tout conditionnement parce que toute expérience implique qu’on l’attache, ce qu’il ne supporte pas. Pavlov décrète que chez lui le réflexe de liberté est très développé (il faut affamer le chien pour supprimer – momentanément– ce réflexe), et se lance dans des considérations sur le réflexe opposé, le réflexe de servilité, d’esclavage, bien trop développé selon lui chez les humains en Russie. Il termine en commentant un récit littéraire, qui décrit le suicide d’un étudiant torturé par le remords d’avoir dénoncé ses camarades à la police. "La lettre laissée par cet étudiant montre clairement qu’il a été victime du réflexe d’esclavage hérédité de sa mère qui avait toujours vécu de charité. S’il avait compris cela il aurait pu mieux se juger d’une part, et d’autre part, tenter d’étouffer ce réflexe."

Où est passée l’interdiction faite au physiologiste de parler en termes psychologiques ? Quelles seraient d’un point de vue physiologique, les relations entre le mode de vie de la mère, les remords de l’étudiant et son suicide ? Comment un physiologiste pourrait-il les repérer dans une lettre d’adieu ? Pavlov ne reporte t’il pas sur son héros littéraire "les idées tirées de son monde intime", attitude qu’il juge ailleurs antiscientifique par excellence ?

En fait, il y a un contraste stupéfiant entre la minutie avec laquelle Pavlov décrit ses expériences et la désinvolture avec laquelle il parle de servitude et de liberté. Tout son travail montre que les réflexes conditionnels d’une part ne peuvent être décrits en termes psychologisants, et d’autre part sont fragiles, pouvant disparaître ou s’inverser de façon paradoxale selon le rythme ou l’intensité des stimulations. Comment alors les relier directement au comportement ou à l’humeur ? Quant aux réflexes innés, Pavlov les considère comme particulièrement résistants. Comment pourrait-on donc "étouffer" un réflexe inné ? Il me semble qu’ici, on est loin de la biologie, qui s’occupe des contraintes réelles, physiologiques des activités psychiques ; Pavlov semble au contraire s’abandonner à l’imaginaire, s’affranchir des contraintes du réel, de la biologie. C’est exactement ce que font les tenants des thérapies cognitives lorsqu’ils proposent à leurs patients de prendre conscience de leurs schémas de pensée "négatifs" pour les remplacer par des schémas "positifs" comme si les frayages psychiques pouvaient être manipulés à volonté.

Dans ce cas, est-il vraiment possible de parler d’une idéologie qui rapporterait toute subjectivité à la biologie de l’organisme ? Laissons Pavlov répondre (il s’agit d’une conférence faite à Londres en 1906)

"Quelles sont les relations entre les faits rapportés plus haut [concernant les réflexes conditionnels] et les phénomènes psychologiques ? A qui revient-il de les étudier ? Si intéressantes que soient ces relations, il faut pourtant reconnaître que la physiologie n’a pas actuellement d’intérêt sérieux à entreprendre cette étude. Mais il est certain que l’activité future de la physiologie contribuera pour une bonne part à résoudre certains problèmes poignants qui de temps immémorial torturent les humains. Quels bénéfices incalculables, quelle puissance sur lui-même acquerra l’homme lorsque le savant pourra le soumettre comme tout autre objet de la nature à une analyse extérieure, lorsque l’observation de l’intelligence par l’extérieur aura remplacé l’introspection" (1906).

Bénéfices incalculables, puissance scientifique exercée de l’extérieur… Qu’il est donc tentant de manipuler son prochain, d’agir sur lui de l’extérieur pour l’améliorer et en tirer bénéfice !!

Plus que d’une idéologie ou d’une conception de l’homme particulière, il s’agit ici du volet scientiste du malaise dans la civilisation. L’essentiel ici n’est pas d’avoir une conception de la vie psychique, mais de vouloir exercer sur elle une action.