Discussion lors de la rencontre du 8 mars 2025 autour du texte de Charles Melman “La mère comme agent du père” (1996)
14 avril 2025

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Omar GUERRERO, Victor LINA, Nicolle ROTH, Jeanne WILTORD
Textes

 

Christophe Allanic: Entendu, merci beaucoup Victor pour ta présentation. Omar, je te laisse la parole.

Omar Guerrero : Merci, Victor. Il y a là encore d’autres éléments, et je me réjouis encore qu’on prenne ce temps, ces rencontres préparatoires, parce que ça montre que nous avons du pain sur la planche pour mars 2026, et que là, Victor vient d’ouvrir une porte qui nous oblige un peu à prendre du recul aussi, pour savoir d’où viennent ces notions qui nous sont parfois étrangères. Je parle ‘étrangère à la psychanalyse’.

Alors, il y a là encore, par rapport à ce que disait Victor, quelques remarques, et que je vais mettre en tension, les remarques de Victor, avec ce que Charles Melman nous propose dans ce texte. La question, par exemple, de la famille comme invention. Parce que nous avons tendance à aller très vite en pensant qu’il y a un modèle de famille, que la famille est nécessaire, est une obligation ou serait quelque chose de naturel.

Or, les études que nous rappellent Victor et le texte de Melman poussent dans la direction – d’ailleurs melman le dit quelque part dans le texte –  ’c’est une invention’. C’est une invention, et donc des inventions autour de la filiation, il y en a plusieurs. Il y a plusieurs inventions qui tiennent compte d’un contexte historique – c’est ça aussi quelque chose qui était intéressant dans ce que nous rappelait Victor -, il y a un contexte historique, géographique, géopolitique, il faut le complexifier, qui va orienter un type d’invention.

Maintenant, il y a quelque chose dans ce que disait Victor aussi, et après je vais essayer de formuler ça peut-être davantage comme une question, mais il me semble avoir entendu – Victor me corrigera si ce n’est pas le cas – que la présence de la grand-mère avait cette importance dans cette organisation, et comme le dit melman, il y a la question importante des trois générations, ce qui est là une particularité. On ne trouve pas, dans toutes les inventions de famille, les trois générations sous le même toit. Et donc je me demandais, et ça pourrait être aussi un axe de travail pour plus tard, si le fait que la grand-mère occupe cette place, dans cette organisation décrite, permettait plus facilement un exercice d’autorité, mais aussi un repérage d’une forme très grande d’altérité. Et c’est pour ça que je ramène un petit peu à la question de Nicolle au tout début – et l’un de nos objectifs avec ces journées de l’année prochaine -, de vérifier si c’est d’actualité, et qu’est-ce qui se passe. Et donc ce que je vois à mon cabinet parisien au quotidien, c’est que les couples, que ce soit des couples hétérosexuels ou homosexuels, qui viennent pour leurs enfants, eh bien l’altérité n’est pas très grande. Ce sont des compagnons. Ce sont des compagnons, ce qui était déjà, parce que ce n’est pas dans les années 1970, c’était en 1970 que l’autorité parentale [conjointe] a été actée.

Et avant ça ne s’appelait pas autorité paternelle, c’était “puissance paternelle”, qui était le terme du droit hérité du droit romain. Mais donc déjà en 1970, vous voyez qu’on traîne 50 ans,- j’allais dire d’accoutumance -, de transition (même si c’est un terme aujourd’hui un peu connoté), ça fait 50 ans qu’il y a dans les engrenages de la filiation, des parents qui sont confondus, qui sont semblables, qui sont… d’ailleurs dans ce petit livre de “la dysphorie de genre” (les entretiens entre Charles Melman et Jean-Pierre Lebrun), le tout petit qui était leur dernier, ils reviennent sur ce terme-là de “compagnons”. Pourquoi on ne dit plus “ma femme”, “mon mari”, non, c’est “mon compagnon”, “mon ami”. Et ils disent justement que cette nomination vient rendre floue la différence qu’il y a entre les deux. Et donc je trouve que là cette invention – si on revient à ce terme d’invention -, que ce soit quelqu’un d’une autre génération qui puisse peut-être plus facilement représenter une forme d’autorité, ça installe un terreau fertile pour une transmission de la filiation. C’est-à-dire que les places – je ne sais pas si on peut le dire comme ça, on avance, c’est un work in progress – c’est comme si les places étaient claires, parce que clairement identifiées, il n’y a pas de flou. On sait qui est qui, on sait qui fait quoi. Alors qu’effectivement, dans beaucoup de nos familles actuelles que nous recevons en consultation, on voit que c’est parfois l’un, parfois l’autre, quelque fois c’est bien, d‘autres fois c’est confusionnant pour l’enfant de ne pas savoir qui fait barrage, qui accompagne cette migration nécessaire du petit enfant pris dans un inconditionnel vis-à-vis de sa mère, vers un monde social conditionné, du père en tant que fonction. Alors que là, dans cette invention, il me semble qu’il y a quelque chose d’une clarté qui avait été peut-être visée par cette invention.

Voilà, donc j’aimerais retourner la question maintenant pour ouvrir un peu plus le débat à Victor et à Nicolle, et peut-être après à la salle. Est-ce que ce que je viens de dire, et que je vous soumets comme question, est-ce que ça vous paraît actuel ? Est-ce que vous le vérifiez dans la clinique ? Parce que c’est quelque chose, j’étais très intéressé par ce que disait Victor, notamment la question du frère, par exemple, est-ce que le frère peut exercer une autorité ? C’est quelque chose de très codifié, et que j’ai pu vérifier dans d’autres formes d’organisations, avec des patients qui venaient parfois d’Afrique, parfois d’Amérique latine, où fonctionne ce qu’on appelle le marianisme, c’est-à-dire les femmes situées toujours du côté de la Vierge Marie, avec un idéal de virginité, de pureté, et en même temps d’être la mère, celle qui gère, avec des hommes qui sont du côté, comme le disent certains anthropologues, de l’orphelin, le gamin, qui se permet de faire des bêtises, qui boit, etc., qui même quand il travaille, il ramène l’argent pour que Madame gère.

Est-ce que ce texte est vérifiable dans la clinique que vous trouvez aujourd’hui en Guyane, en Guadeloupe, en Martinique, par exemple ? Et quelle est la mise à jour qu’on peut lui apporter ?

 

Nicolle Roth : Je me permets de commencer. Pour ceux qui ne savent pas, je suis antillaise, martiniquaise, parce que j’ai vécu 25 ans en Martinique, mais la Guadeloupe fait partie aussi de mon sang ; et je suis partie, il y a 10 mois, vivre en Guyane. Guyane que je ne connaissais pas, Guyane que je découvre, Guyane où je suis avec des jeunes de 12 à 25 ans, à la prévention spécialisée.

La prévention spécialisée, c’est pour les décrocheurs, donc je suis psy de rue, et j’essaie de les ramener vers moi, avec les éducateurs, pour les ramener au local, pour les ramener dans mon bureau, pour pouvoir déposer ce qui leur fait tant souffrir. Et depuis le début, je me dis que j’ai un problème, ce texte-là me pose question, je ne comprends pas ce qui se passe en Guyane, je ne comprends rien de ce qui se passe en Guyane, j’étais vraiment, on va même dire, paumée, je me sentais paumée, c’est pas mal d’être perdue. Parce que tout à coup, j’ai eu, le dernier entretien que j’ai eu avec mes collègues, j’ai compris ce qu’il se passait.

À la Martinique et en Guadeloupe, 30% de la population a plus de 60 ans ; en Guyane, 60% de la population a moins de 25 ans. Et ça change beaucoup, parce que du coup, le rapport que l’on retrouvera ici, beaucoup avec l’organisation de la grand-mère, n’est pas constitué de la même façon. On va – je réponds donc aux frères – on va avoir le grand frère d’une fratrie de 10 enfants, où il y a l’aîné qui va jouer ce rôle de sécateur, de séparateur – quand je dis sécateur, je force un peu les traits – mais de séparateur, de celui qui va poser l’autorité.

Et donc, j’ai compris ça, mais il n’y a pas un mois !, parce que j’ai eu un cas clinique comme ça, où l’enfant de 12 ans nous inquiète depuis un petit moment, il a des attitudes très perverses, qui nous surprennent beaucoup. Et du coup, la mère s’est rapprochée de nous, et en entendant la mère et le grand frère, on a compris que la mère était un peu empêtrée, dans je ne sais pas quoi – je ne l’ai pas reçu moi -, mais en tout cas, quelque chose qui fait qu’elle avait du mal à céder, ou plutôt, elle donnait tout à son petit, le dernier ou l’avant-dernier. Et du coup, le grand frère essayait de replacer l’autorité, et c’était un peu compliqué.

Et ça l’emmenait à une confusion de beaucoup de choses, cet enfant ; peut-être pas à cause des places, mais à cause des choix qui ont été faits dans le recadrage de cet enfant. Je ferme la parenthèse, ce qui était intéressant, c’était vraiment le grand frère.

Et là, je me dis : “ ah, donc, ce n’est pas forcément la grand-mère!”, parce que tout à coup, on m’a parlé aussi de mère potomitan, c’était un terme que je n’avais pas encore entendu, et que j’ai entendu dernièrement. Et donc, je me suis vraiment posé la question de comment ça se met en place. Est-ce que ça se met en place toujours aujourd’hui ? Alors, j’entends autour de moi, pas que dans ma clinique, j’entends autour de moi que l’ingérence de la mère, ou de cette mère devenue grand-mère, est encore présente.

Voilà, est encore présente. Est-ce que du coup, jusqu’où, jusqu’à quand ? Alors… Stéphanie Mulot a sorti une thèse et bien d’autres articles sur la matrifocalité. Elle est en Guadeloupe, elle est anthropologue.

Je trouve que c’est très important, ce qu’elle apporte, parce qu’elle souligne sur le fait qu’il y a plusieurs familles en Martinique et en Guadeloupe. Il n’y a pas qu’un seul type de famille. Et que c’est important aussi d’entendre cette histoire de… du fait que la matrifocalité n’est pas toute seule.

Elle est accompagnée, à côté dans la société, d’un patriarcat. Et ça, c’est important aussi de l’observer. Dans ce que disait Victor, ce qu’il a emmené sur le fonctionnement de la matrilinéarité, bon, évidemment, il faut le creuser, mais je trouve ça aussi très intéressant, parce que du coup, ça montre bien qu’il y a des fonctionnements qui sont du coup différents et s’interroger sur les incidences que ça a. Et pour finir, je dirais qu’en ayant fait un petit peu de clinique antillaise en France, et c’est là que je reviens aussi sur un monsieur dont j’ai oublié le nom, docteur Jean Benoît je crois, qui a étudié ce qui se passait, ce qui se jouait dans la société antillaise, je suppose au Canada, où il y a énormément d’antillais, et en France, je trouve que c’est important, parce que forcément, les Antillais sont partis en France, mais en emmenant tout, donc leur psyché avec eux.

Et si du haut de mes 50 ans, j’ai eu la chance de connaître mon arrière-grand-mère, qui est née en 1888, 40 ans après l’abolition de l’esclavage, je suis sûre qu’à la Martinique, je ne suis pas la seule à avoir rencontré des gens qui ont frôlé de près l’esclavage, en tout cas, son histoire, ce silence, la sidération de ses anciens, et que… Je ne pense pas, contrairement à ce que j’ai pu entendre dans la population antillaise, qu’on en a fini tout à fait, au niveau psychique, avec ça, et que ça n’a plus du tout aucun effet. Je crois qu’au contraire, il faut toujours être attentif des effets, et que ça se combine aujourd’hui avec tout ce qui se passe dans le monde.

 

Christophe Allanic : Je voudrais faire juste une très courte remarque. Effectivement, c’est intéressant ce que tu dis, Omar, par rapport aux trois générations et l’altérité. Dans ma pratique, je travaille en Guadeloupe depuis dix ans, dans une clinique privée, où les patients sont hospitalisés environ un mois, en moyenne. J’ai reçu souvent des cas où, malgré les trois présences de générations, c’est comme s’il n’y en a que deux. C’est-à-dire que la mère, elle n’arrive pas à occuper une place de mère. Elle est plutôt du côté de l’enfant. La grand-mère chapotte tout : elle est la mère de sa fille et de sa petite-fille. Ce n’est pas tout le temps non plus. Il y a des cas où il y a les trois générations, et des cas où il y a finalement comme deux générations.

 

Victor Lina : Ce que j’aimerais dire un peu à propos de cette question, en tout cas, ce qui m’a interpellé, c’est de savoir les conditions dans lesquelles, notamment quelqu’un comme Lévi-Strauss, a construit son propos et qui va notamment, justement, amener à poser l’hypothèse des structures élémentaires de la parenté, et de savoir qu’en fait, il s’est aidé de mathématiciens pour réaliser sa thèse.

Autrement dit, ce décalage, cette prise de distance par rapport, je dirais, au réel ou à la réalité du terrain, il est passé par cette construction mathématique pour en arriver à proposer quelque chose, une lecture, et poser notamment la question de l’interdit de l’inceste comme étant un élément nodal. C’est-à-dire que ce n’est pas ce que l’on voit, ce que l’on observe sur le terrain, qui nous enseigne sur ce qui est. Pas seulement.

C’est la vision, en tout cas, la possibilité de transcrire ou de traduire ce que l’on observe. Il est supporté par, je dirais, ce tamis du langage et la mathématisation, en tout cas la mathématique, est une des formes, je dirais, les plus sobres, en tout cas en termes de concordance avec cette réalité, pour justement analyser ce que l’on cherche à analyser. Je crois que la grand-mère, si on part de ce point de vue, l’histoire des trois générations, de la grand-mère, etc., ce n’est pas forcément la présence attestée à un moment donné dans telle famille et pas dans telle autre qui permet de considérer l’importance, je dirais, théorique ou structurale de sa place, mais le fait de la poser comme une référence dans la lecture de cette réalité.

Et je crois que c’est un peu ce qui a perdu, en tout cas, ce qui nous perd quand nous lisons ce que disent les anthropologues, c’est que tantôt ils voient, tantôt ils ne voient pas, et finalement, par rapport à ça, qu’est-ce qu’on doit penser ? Puisque dans telle configuration de famille, il y a la grand-mère, dans telle autre, il n’y a pas, dans telle autre, il y a le frère, dans telle autre, il y a la grande sœur, etc. S’il n’y a pas, comme l’anthropologie structurale l’a proposé, s’il n’y a pas, quelque part, des éléments théoriques permettant une lecture, une traduction de ce que l’on constate ou de ce que l’on observe, on n’observe rien, de mon point de vue. C’est un petit peu ce qui… De parler de la pratique, de chacun, je pense que nous en avons différents retours, différents témoignages, différentes situations, mais il y a… Qu’est-ce qu’il y est ? Qu’est-ce qu’il serait ? Les éléments déterminants à partir desquels nous pouvons avoir une lecture de ce qui se passe aujourd’hui.

Je pense que c’est… Alors, je n’ai pas la réponse, mais je pense que c’est à partir de cette question que la lecture de nos pratiques peut se faire avec peut-être plus de… Comment dirais-je ? Plus d’aplomb ou… En tout cas, c’est ce que me vient comme réflexion.

 

Omar Guerrero : Oui, mais je pense que là, on peut avoir une remarque par ricochet entre ce que disait Christophe tout à l’heure, les trois générations, mais finalement deux places, et ce que vient de dire Victor, qui est fondamental, c’est-à-dire le passage par les mathématiques, et si vous voulez, par une forme de logique. Vous avez déjà entendu chez Lacan que le 3 venait avant le 2.

C’est  effectivement l’intervention du tiers qui permet qu’on puisse dire, qu’entre mère et enfant, ça fait 2. Et ceci seulement après cette opération, après cette intervention du 3. Voilà, d’une part, ça me paraît revenir à ce que disait Christophe et qui est un constat clinique, mais aussi à ce que dit Victor à l’instant, c’est-à-dire que  c’est ce passage-là qui nous intéresse, plus que les enjeux  locaux.  J’entends souvent par rapport à certains éléments, soit ce qu’on travaille là par rapport aux Antilles, ou de manière plus large par rapport à l’Amérique latine, ou par rapport à des questions comme le traumatisme, des collègues qui disent ”mais ça nous concerne pas, c’est pas ce que je trouve à mon cabinet ou en institution”.  Et pourtant, pour moi, c’est l’un des éléments qui peuvent nous permettre de travailler ensemble, parce que c’est une question de structure. Et c’est ça, c’est cet ancrage au niveau de la structure qui peut nous permettre d’y trouver un intérêt.  On n’est donc pas en train de parler comme je le disais simplement d’un folklore antillais de 1996 vu par Melman, mais plutôt de quelle manière ça éclaire une clinique, des enjeux cliniques, ou des invariants, parce qu’on en trouve justement. Ils nous sont utiles dans notre clinique aujourd’hui, en banlieue parisienne, autant qu’à Bogotá ou on ne sait-où.

Voilà, c’est peut-être aussi l’un des enjeux que nous avons à formaliser un petit peu plus, peut-être pour notre prochaine réunion de préparation. Mais peut-être  qu’il y a d’autres personnes dans la salle qui veulent parler ?

 

Jeanne Wiltord : Est-ce que je pourrais souligner, dans le  prolongement de ce qui a été dit auparavant, et que tu as  souligné, dire que ce qu’on observe, ce qu’on peut observer, ne dit rien de la structure. Et ce que Lacan, ce que Lacan a souligné, c’est la fonction de la structure. Je voulais parler des familles, comme on dit, qui ont l’air tout à fait de familles occidentales, comme on voit dans les  sociétés occidentales, mais dont la structure n’est pas du tout à confondre.

Et notre travail de psychanalyste, notre position de psychanalyste, nous fait être à l’écoute de ce qui fonctionne dans la structure de ces familles apparemment occidentalisées, avec papa, maman, enfant, tout ça. Bon. Alors, je voulais dire à propos de  la relation de la mère: Nicolle, quand vous avez parlé, vous l’avez dit en français, la mère dit « je lâche mon coq », «  je lâche mon coq, attachez vos poules ». Alors, je n’ai jamais entendu dire ça en français. Non. Ça ne se dit pas en français.

Nicolle Roth : Non, ça ne se dit pas en français.

Jeanne Wiltord : Ça ne se dit pas en français et ça ne se dit pas en français aux Antilles. Aux Antilles, ça se dit en créole. Oui. Sinon, on ne peut pas entendre justement ce qui se dit quand on dit « coq ». Alors, bien sûr, on pense à la basse-cour si on pense français.  Mais le coq, c’est l’organe, c’est le pénis. Et quand c’est dit en créole, on entend des choses très importantes. Quand on fait l’analyse de ce qu’une mère m’a répondu: ce qu’elle fait entendre la mère, ce qu’elle dit là, c’est « j’ai lâché mon coq ». Alors, dans le mot « coq », on peut entendre qu’elle réduit son fils à un organe, au pénis, et que ce pénis, il est à elle, c’est « coq mwen .»

Et moi, ce que j’ai entendu dans ma pratique clinique, et puis vous aussi, c’est comment le port d’attache de ces hommes pris dans ce type de relation, c’est la maison de maman.  Ça, c’est une chose…

Alors, je voulais vous dire que ce n’est pas à dire en français, il n’y a pas de traduction, c’est en créole, cette affaire-là, « mwen ladjé coq mwen ». Alors, ça m’amène à une autre remarque aussi que je vous propose.

Nicolle Roth : Si je puis me permettre, Jeanne, juste pour répondre pourquoi je l’ai dit en français, et je l’ai associé au mot « coquer», tout simplement parce que je crois qu’il y aurait peu de gens qui auraient pu comprendre. Et Christophe a souligné “bravo Nicolle,  tu as réussi à faire court”.  Voilà, donc, ça allait être discuté, je comptais sur vous, vous l’avez très bien fait.

Jeanne Wiltord : Oui, mais c’est important que nous travaillions à partir de ce que nous avons entendu. Et ça ne s’entend pas, ça ne se dit pas en français. Voilà, c’était juste ce que je voulais dire.

Autre remarque : par rapport au créole, vraiment, c’est sur la  question de la langue. Vous avez très bien dit aussi, c’est une langue crue qui fonctionne sans refoulement.

Alors, ça c’est un point, je pense que vous allez pouvoir nous développer dans nos séances de travail, de préparation. Parce que, qu’est-ce qui vous fait dire que cette langue est sans refoulement ? on lance des questions qu’on va travailler. Est-ce que, dans ce que nous entendons du créole, qu’est-ce qui nous fait, du point de vue psychanalytique, dire que dans cette langue, le refoulement ne fonctionne pas, ou fonctionne mal,  ou fonctionne d’une certaine façon, dans cette langue ? Parce que sans refoulement, je ne crois pas.

Mais enfin, bon. Alors, moi, dans notre pratique, par exemple, en banlieue parisienne, j’ai reçu, quand je travaillais en institution, un enfant qui avait été adressé pour des difficultés d’apprentissage, lecture-écriture. Je l’ai reçu avec sa mère qui pensait qu’elle parlait français, elle ne parlait pas français.Elle parlait créole. Créole francisé,  mais c’était du créole. La structure de la langue créole.

Vous avez entendu sans doute beaucoup entendu cela aussi. Quand je l’ai reçu seul, et que  sa maman est sortie, j’ai reçu l’enfant seul. Et à un moment où il était empêtré entre le français et le créole, je lui ai proposé de parler en créole, et je le lui ai proposé en créole. Et là, il m’a dit « ayayaye,  tu parles créole, ta maman va te donner des coups. C’est une langue malélevée. »

Alors, je l’ai incité à préciser ce  que c’était, c’est quoi une langue « malélevée ». Et donc, c’est là-dessus que je voulais articuler cette question de pas de refoulement dont vous avez parlé et de la crudité de cette langue. Parce que vous savez bien, il y en a peut-être qui ne savent pas, mais, par exemple, Aimé Césaire, c’est quelqu’un qui n’a jamais fait…même quand il s’adressait, il s’adressait au quartier populaire créolophone, il parlait français.

Et dans les interviews qu’il a données, on lui a demandé s’il méprisait la langue créole. il a dit non, ce n’est pas du mépris, mais c’est une langue qui, compte tenu des  conditions dans lesquelles elle avait émergé, ne lui permettait pas de dire ce qu’il avait à dire dans cette langue, avec cette langue. Voilà, donc c’est un peu ce que je voulais vous dire.

Et  la question se pose,  c’est une question que je pose aux créolistes martiniquais, à propos de la langue créole.

Est-ce que tu peux me donner un exemple de métaphore en créole? Parce que c’est  la même question, c’est la même chose, c’est la même chose. Voilà, alors ça c’est un petit travail, un petit exercice pour nous, un exemple de métaphore en créole.

 

Omar Guerrero : Oui, et là , Jeanne, tu ouvres un autre axe de travail qui va nous donner du fil à retordre.

Ça me fait penser à des expressions  dont Lacan a joué dans des textes qu’il a écrits et qu’il a lus. Ils sont rares, mais nous avons par  exemple, en 1971, le texte de “Lituraterre”.  Lituraterre qu’il a écrit, mais c’est l’une des leçons du séminaire « d’un discours qui ne serait pas du semblant. »

Et il utilise des expressions qu’on ne dit jamais. Enfin, qu’on dit d’une manière, par exemple, “vlatipa”. “Vlatipa”, et il écrit, «  ne voilà-t-il pas que…». on ne trouve jamais ça, ça ne s’écrit pas.

Mais simplement, cette question de ce décalage par rapport à la langue, qui est un sujet qui intéresse aussi Juliana, qui est là  parmi nous, puisqu’elle m’avait questionné sur une expression que j’ai utilisée sur la langue, qui borde le réel de manière différente. Et ça vient justement questionner sur le refoulement. Qu’est-ce qu’on refoule ? Comment on refoule dans une langue et dans une autre ? Et il y a des auteurs colombiens, des poètes colombiens, qui ont fait des poèmes en utilisant, par exemple, seulement les noms des petites bêtes, d’insectes ou d’oiseaux, pour introduire une sonorité.

Mais c’est simplement une liste de noms, mais, dans les langues originaires de telle ou telle région. Donc  même un hispanophone d’un autre pays n’y comprend rien.  Pas un caramel.

Mais pourtant, il y a une sonorité qui vient nous dire quelque chose, qui vient nous interpeller sur, justement,  … Qu’est-ce que c’est qu’une langue qui n’aurait pas de refoulement ?

JW : C’est une question que je voulais poser à Nicolle. je pense que Lacan nous a donné des éléments pour préciser cette question du refoulement, d’une langue sans refoulement.

NR : En tout cas, moi, ça me semble très curieux, d’où ma question. Parce que Charles Melman fait émerger cette question du créole dans ce texte aussi. Et bon, moi, je suis linguiste à la base, même si c’était dans les années 90. Je me suis beaucoup questionnée, c’est très Noam Chomsky. J’ai fait de la sociolinguistique, je me suis beaucoup questionnée sur le créole. Et jusqu’à maintenant, je suis en recherche. Ça m’interpelle, ça m’interroge, mais c’est une vraie question, d’où la question du père réel. C’est toute la question du discours. On est d’accord. On est là-dessus. Comment le symbolique, comment ça se crée, comment ça se produit.

JW : Excusez-moi, mais je ne suis pas d’accord.  Quand vous dites que c’est « toute la question du discours, on est d’accord »,   Non, je ne suis pas d’accord justement.  Je ne suis pas d’accord.

NR : Oui, j’entends que vous n’êtes pas d’accord, mais je veux dire, on est d’accord sur le fait que c’est une question. C’est ce que je veux dire. C’est un malentendu.

JW :  Quand on peut parler de la structure du discours, on ne peut pas  évacuer la question du refoulement.

CA : Juste une association qui me vient en vous écoutant sur cette question-là.  Est-ce que le créole, finalement, est-ce que ce n’est pas plutôt une langue désinhibée, plutôt que sans refoulement, et ça renverrait à la question de l’acte et du faire, justement ? C’est pour ça que, du coup, elle serait mal élevée. Est-ce qu’il n’y aura pas quelque chose autour de ça ?

JW : On dit que c’est une langue “malélevé”, c’est pour cela que les parents qui veulent bien éduquer leur enfant dans certaines familles  interdisent aux enfants de parler créole. Alors, c’est quoi pour vous, Christophe, une langue malélevé ?

CA : Moi, je suis breton, et dans ma famille, personne ne parle breton, pour à peu près les mêmes raisons. Enfin, non, c’est différent. C’est la pression, de Paris sur les régions,  pour faire taire les langues régionales. Je suis amputé de ma langue de tous mes ancêtres.

JW : Est-ce qu’on dit en Bretagne que le breton, c’est une langue mal élevée ?

CA : En tout cas, les enfants se faisaient frapper, ils étaient punis à l’école si on parlait breton.

JW  Ah oui, mais c’est par rapport à ce que vous dites.Il y avait l’autorité de la langue dominante qui devait être le français par rapport aux langues régionales. Mais est-ce qu’on en parle du breton comme d’une langue  mal élevée ? Qui, en créole, ça veut dire une langue qui dit le sexe ?

CA : Oui, c’est ça. C’est pour ça que je pensais à la question de l’inhibition-désinhibition.C’est pas réfléchi, c’est juste une sensation.

OG : Mais peut-être que notre travail va nous permettre de nous élever, justement.

NR : je voudrais juste rajouter quelque chose. Comme vous dites, lié au sexe. J’ai eu l’occasion de faire les trois carnavals, Martinique, Guadeloupe et Guyane, et ça ne se… … ça ne se pratique pas de la même façon. Il y a quelque chose de la sexualité qui est beaucoup plus marqué, je trouverais, de ce que j’observe à la Martinique, de façon… comment dirais-je…  dans le… les mots ne me viennent pas, mais quelque chose de cru. Voilà, donc quelque chose  de cru.

La sexualité est présente en Guyane, il y a les Touloulous, mais c’est le sens inverse et c’est pas pour les mêmes raisons. C’est à cause de la lèpre. C’est pas la même chose, c’est pas les mêmes raisons.

Les chansons ne sont pas aussi salaces qu’en Guadeloupe et en Martinique. Elles sont beaucoup plus salaces, les gros mots, etc. Et d’ailleurs, ma famille en Guadeloupe parle beaucoup plus librement le Guadeloupéen qu’en Martinique.

Voilà, c’est une vraie question. On ne parle pas le créole de la même façon, on ne le vit pas de la même façon, donc voilà. on a beaucoup de travail.

OG :  J’aurais une dernière remarque, C’est que tout cela  nous fait travailler justement sur le refoulement,  et  nous avons des exemples. J’ai eu l’occasion de discuter avec Charles Melman, et avec des collègues d’origine étrangère à Paris. Ils nous faisaient remarquer de quelle manière les étrangers qui apprenaient à parler le français avaient un usage très particulier des gros mots. Ce côté cru, justement, de la langue, qu’ils ne savaient pas où placer, et que parfois c’était justement désinhibé, comme vous le disiez à l’instant. C’était surprenant, on voyait là ce manque d’accordage, c’est-à-dire un refoulement, je vais le dire comme ça, emprunté peut-être, ou adopté, et on voyait là une trace d’adoption.

Mais on est en train de parler de refoulement, et quand on parle de cet article qui nous sert de prétexte pour travailler jusqu’à l’année prochaine, c’est justement comment ça s’installe, quelles sont les conditions de cette installation. Donc voilà, je suis content que nous chauffions comme ça nos moteurs.

JW : Très important, vraiment, quand tu as parlé d’installation, moi je crois que c’est un point très important, le point de naissance de la langue créole, les conditions de la naissance.

OG : Absolument, absolument.

Donc merci beaucoup pour votre attention, votre participation, et je pense que l’Ali Antilles nous fera parvenir les prochaines dates, nous les ferons circuler plus largement dans les réseaux de l’Ali.

CA : Voilà, effectivement, c’est important de rappeler qu’on se réunit aux heures des Antilles, tous les 4e lundis du mois, de 19h30 à 21h, horaire des Antilles, pour travailler sur le texte de Melman.

On est dans une première rencontre de samedi, mais ça va se répéter d’autres samedis, il y aura un échange comme celui-ci, 9h30 aux Antilles, 14h 30 dans l’hexagone. Mais fin mars, le décalage horaire entre la France et les Antilles sera augmenté d’une heure.

TOUS:  Merci, merci beaucoup. Merci. Au revoir.