Intervention de Victor Lina lors de la rencontre du 8 mars 2025
14 avril 2025

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Victor LINA
Textes

Intervention de Victor Lina lors de la rencontre du 8 mars 2025 autour du texte de Charles Melman “La mère comme agent du père” (1996)

 

VL : Donc, je vais vous proposer de repartir de la notion de matrifocalité et de faire quelque part un retour en arrière, ce que signifie notamment le terme analyse. Et nous allons essayer de partir de ces années qui vont accoucher de cette notion. Alors, comme l’évoque, comme vient de l’annoncer Nicolle, ces travaux de Charles Melman, cet écrit de Charles Melman, sur « la mère comme agent du père » fait référence aux travaux d’au moins deux anthropologues qui ont travaillé sur les caractères de la structure familiale, notamment des groupes sociaux afro-descendants, notamment défavorisés au sein des populations de la Caraïbe, allant donc de la Jamaïque au Guyana. À cette époque de l’après-guerre, l’Empire britannique en déclin s’adapte et conserve de fortes amarres. C’est ainsi que la Jamaïque et le Guyana, ou encore la Barbade, sont encore des colonies et le resteront jusqu’aux années 60.

 

Donc cette émergence de ce concept, on la doit surtout à la suite de la Deuxième Guerre mondiale, qui a vu la participation notamment des Américains afro-descendants de manière massive à cette guerre mondiale.  Les premiers travaux qui vont s’intéresser à cette partie de la population nord-américaine vont commencer avec des auteurs comme Franklin Frazier, comme Melville Herskovits, qui vont notamment s’opposer du point de vue conceptuel, en tout cas quant à l’analyse qu’ils portent sur ces populations.

 

À côté de cela, de manière contemporaine, il y a le travail, l’ouvrage de Gilberto Freyre, élève de Boas et qui est auteur de l’ouvrage bien connu des psychanalystes de l’ALI-Antilles, Casa Grande y Senzala, qui expose en se référant à l’histoire et à la sociologie, ses réflexions et ses analyses au sujet de la société brésilienne marquée par l’esclavage.

 

À la croisée des idées de la pensée fonctionnaliste de Malinowski, de la théorie structuro-fonctionnaliste de Radcliffe-Brown, toutes deux érigées contre le courant évolutionniste et à la veille de l’émergence du structuralisme développé par Lévi-Strauss, puis par Françoise Héritier pour l’École française, nous avons différents auteurs anglo-saxons qui élaborent des notions, poursuivent des recherches, vérifient leurs postulats en réalisant des études sur le terrain.

 

Pendant cette première moitié du XXe siècle, les études sur la parenté et la filiation sont très répandues et sont l’objet de confrontations de thèses diverses passablement traversées par des préjugés raciaux à l’égard des populations dites « primitives » étudiées.

 

Solange Adélola Faladé, psychanalyste qui fut aussi médecin et anthropologue, disait qu’il y a pour l’anthropologie une nécessité de s’intéresser aux sociétés « autres », et en l’occurrence des sociétés dites primitives pour mesurer ou conforter leurs thèses.

 

C’est dans ce contexte que la recherche de différences et de constantes à visées universalisantes s’opère, en vue de faire valoir un discours apte à rendre compte de l’informe, de l’archaïque, voire de l’inédit.

 

Mais ce que recherchent ce vers quoi tendent ces anthropologues, c’est… je reprends cette idée de Solange Adélola Faladé, c’est l’autre. Et à travers l’autre, cette différence, pour voir et mélanger les données observées vers quelque chose qui soutiendrait une reconnaissance. Donc cette différence première pour considérer cet autre comme un semblable.

 

Ce que Lacan dénommera le discours universitaire opposé, voire antipathique au discours de l’analyste, comme le rappelle Sidi Askofaré, est ici pleinement déployé. Le discours universitaire, celui qui met en position d’agent – on y revient -, le savoir, le S2, et ce qui est refoulé et mis en position en dessous, à la place de la vérité, mais masqué pour le sujet, le S1, soit le signifiant maître.

 

Askofaré souligne ce que Lacan met en exergue concernant les rapports différenciés du discours universitaire et du discours de l’analyse, à la ségrégation, à l’universel et à la singularité.

 

Il ressort qu’au fondement de toute société, il y a la ségrégation avec comme prototype, paradoxalement, la fraternité. La fraternité ou cette identification au même avant d’être opposée aux autres.

 

La fraternité trouve sa consistance des incidences du parricide instaurant dans l’après-coup à la fois l’interdit et le permis qui relèvent du signifiant maître et qui limitent un périmètre de jouissance.

 

L’auteur ajoute que la fraternité et donc la ségrégation qui y est associée s’instaurent selon un triple processus de séparation, d’isolement et de concentration.

 

Mais advient le sujet de la science et le discours de la science qui initient une pratique de la ségrégation dont l’issue radicale est la déségrégation.  On passe du « eux et nous » à un « soit eux, soit nous ».

 

En effet, cette pratique de la ségrégation, son caractère organisé, concerté, planifié, voire rationnel, a un aboutissement singulier : la concentration…(Cadrage à partir de référentiels, usage de l’évaluation et de la mesure.)

 

Dans sa structure et sa logique, la science moderne…[d’une part]… procède à la forclusion de la vérité comme cause, la forclusion de la cause du sexe, de l’amour et du nom-du-père, […d’autre part]…, pour produire la connaissance de ces objets par décomposition, dissection, séparation, réduction, classement et, faut-il rajouter, l’éviction du sujet. Ce discours de la science est véhiculé par diverses disciplines et n’épargne pas les sciences humaines et sociales.

 

Donc, arrivent après ceux que j’évoquais, les précurseurs comme Frazier, Herskovits, Freyre, arrive Édith Clark (dont parle Charles Melman) qui est née en 1896, issue d’une riche famille de planteurs descendants de colons de la zone du sud-est de la Jamaïque, qui, après une scolarité en Angleterre, poursuit ses études supérieures à la London School of Economics et suit les enseignements de Bronislav Malinowski.

 

En 1930, elle publie un article ayant pour titre « La signification sociologique du culte des ancêtres, des Ashanti » dont les conclusions sont les suivantes : « nous avons montré que cette recherche sociologique, en permettant l’analyse objective des religions primitives au point de vue du contrôle qu’elles exercent sur l’organisation sociale et de leur importance à l’égard de celle-ci, fournirait à l’administrateur et au missionnaire le type d’anthropologie essentiel pour eux.” À méditer, si je puis dire.

 

De retour en Jamaïque au début des années 1930, Édith Clark s’implique dans divers secteurs de la société, alors qu’il n’y a pas encore d’université en Jamaïque.  L’université-collège des West Indies sera créée en 1848 en tant qu’appendice de l’Université de Londres. Édith Clark poursuivra néanmoins ses recherches sans mener une véritable carrière universitaire. Ces recherches porteront sur les caractères des groupes familiaux en Jamaïque, sur la parenté et les relations sociales des communautés rurales. Clark tend à démontrer que les problèmes d’instabilité, de faibles taux de mariage, des taux d’illégitimité élevés observés dans certaines catégories de familles de son pays, allaient de pair avec le fait qu’elles appartenaient à des classes inférieures et qu’en sus, de nombreux ménages se trouvaient dirigés par des femmes.

 

Il faut attendre 1957 pour que ses travaux soient édités dans l’ouvrage My Mother Who Fathered Me. Le titre de cet ouvrage est une expression empruntée au roman de George Lamming, In the Castle of My Skin, sachant que George Lamming est un romancier barbadien contemporain.

My Mother Who Fathered Me introduit, via Edith Clark, le thème de la place dominante de la mère comme le pivot de la famille antillaise. Elle se distingue des positions de certaines figures d’autorité dans son domaine, comme Margaret Mead, qui pensait qu’il n’y avait aucun ensemble d’arrangements permanents par lesquels les hommes aident les femmes à prendre soin des enfants pendant qu’ils étaient jeunes. Elle déclare au contraire qu’il existe une certaine forme d’institution sociale que les unions n’étaient pas totalement fortuites et dénuées d’organisation.

 

Son étude dans My Mother Who Fathered Me porte sur trois villages ou trois centres représentant trois types de modes de vie, l’une à Sugar Town, attachée à l’exploitation industrielle de la canne, Orange Grove, une région de riches fermiers, et Mocca, un village de petits paysans pauvres. Elle cherche donc à démontrer le rôle déterminant des facteurs économiques qui seraient à la source des modes d’organisation familiale. Les observations qu’elle effectue dans ces villages lui livrent des configurations familiales différentes. Elle considère sur un autre plan l’importance de l’histoire esclavagiste de la Jamaïque parmi les facteurs favorisant la précarisation de la position du père chez l’homme réduit en esclavage.  La fragilité ou l’instabilité permanente du couple et du ménage aussi sont mis en exergue par ses études.

 

Elle fait observer que les grands-mères viennent occuper les places de mère de substitution auprès de leurs petits-enfants, d’une part parce que les filles devenues mères alors qu’elles sont à peine sorties de l’enfance, et d’autre part quand cette dernière s’émancipe en formant un foyer avec un homme, l’aîné des enfants n’est pas forcément le bienvenu dans le foyer nouvellement composé. Elle use surtout du terme de matricolocalité pour définir ce qui distingue ce type d’organisation familiale.

 

Nous avons aussi, parmi les auteurs cités par Charles Melman, Roman Thomas Smith, qui lui est né en 1925, c’est un sujet britannique ayant servi la Royal Air Force, avant de poursuivre ses études d’anthropologie à Pembroke College à Cambridge, puis dans les années 50, il entame des recherches doctorales à l’Université West Indies, et dans le prolongement de ce mouvement de recherche autour de la parenté, il décide d’étudier les caractéristiques sociales de trois communautés villageoises dans la zone côtière de la Guyane britannique.

 

Conformément à la méthode en vigueur, il analyse et compose l’objet de son étude afin de rendre intelligible ses conclusions, ses références, se situant dans le fil des écoles anglo-saxonnes de Malinowski et Radcliffe-Brown comme maîtres à penser.

 

Du propos de cet auteur, on pourra retenir une recherche constante d’universaux en matière de catégorie conceptuelle, il cherche à affirmer et à confirmer les hypothèses d’autres de ses confrères au sujet de la composition de la famille. Il est amené à poser qu’elle est constituée du noyau mère-enfant, et que cette mère n’est pas forcément la mère génitrice, puisque l’enfant peut être confié à différentes femmes, la soeur de la mère, d’autres femmes membres de la famille, et aussi extérieurs à la famille, mais surtout, on y revient, la grand-mère maternelle. Il semble vouloir démontrer qu’à l’instant, des modes d’organisation familiale observés ou prédominants dans les populations de noirs, la place et la fonction paternelle est optionnelle ou accessoire.

 

Puisque nous avons évoqué la question de la matrilinéarité et matrifocalité, Smith précise que ce n’est pas seulement envers les épouses et les enfants que les hommes manquent de véritable autorité, car contrairement au système matrilinéaire, ils n’exercent pas de responsabilité à l’égard des soeurs et des enfants de leurs soeurs.

 

C’est un point de vue que je vous soumets aussi, mais c’est un des arguments de Smith.

 

Selon cet auteur, à l’instar de sa consoeur Clark, la place marginale des hommes noirs dans leur famille est en corrélation avec la place peu enviable qu’ils occupent au niveau socio-économique, comparativement à celle des hommes blancs ou européens.  Cette position aurait une incidence directe sur la place centrale des mères dans cette même famille, Noire ou nègre.

 

L’auteur distingue trois stades dans le cycle du développement de la maisonnée. Première étape, les jeunes hommes, garçons, filles ébauchent des relations avec une série de partenaires ayant des enfants tout en ne cohabitant pas avec un conjoint. Deuxième étape, c’est l’isolement d’une famille nucléaire dans sa propre maison. Troisième étape, le foyer devient matrifocal et il comprend généralement des représentants de trois générations en ligne maternelle, la mère, ses filles et parfois ses fils, et les enfants de ses filles.

 

La notion de matrifocalité demeure donc à cette époque des années 1950 un objet d’étude qui intéresse prioritairement les anthropologues anglo-saxons au contact avec ou issu des populations de l’aire caribéenne. Il servira progressivement d’étalon conceptuel pour l’analyse de la structure familiale dans cette région et ailleurs.

 

L’école française ou francophone s’empare de cette question par l’intermédiaire d’auteurs comme Roger Bastide, qui étudie d’abord la société brésilienne à partir de ses pratiques religieuses dès les années 1930, ou Jean Benoist, qui est un anthropologue et médecin français depuis le Canada et la France, étudie notamment les sociétés antillaises à partir des années 1960.

 

Enfin, en Guadeloupe, à partir des années 1970, en 1975 est créée la revue CARE, Centre Antillais de Recherche et d’Études, où des auteurs parmi lesquels on trouve Jacques-André, Fritz Gracchus, Dany Ducosson, Jean-Claude Collomb et d’autres, qui développent des propos traduisant leurs réflexions sur des traits qui concernent les sociétés antillaises, dont ceux qui s’apparentent à la notion de matrifocalité.

 

Il ressort de ces remarques, sous le contexte et l’élaboration de la nomination de cet arrangement matrifocal, que les préjugés du discours colonial qui jouxtent le discours de la science dans ses découpages tapissent le berceau dans lequel la notion de matrifocalité va se développer.

 

Je vous laisse quelque part à cette étape, car mon propos se termine à cette étape de l’émergence de la notion de matrifocalité, qui sera bien entendu reprise non seulement par l’anthropologie mais aussi par la psychanalyse.

 

Mais nous voyons, à travers le nom d’un certain nombre d’auteurs, dont les travaux sont partagés par les psychanalystes et par Charles Melman, que ces questions de la matrifocalité sont quelque part importées d’une volonté de reconnaissance d’une recherche qui tend à amener à une reconnaissance, mais en tout cas d’une recherche de cet autre, comme l’a souligné Adélola Faladé, et à un procès de reconnaissance du semblable.

 

Voilà un peu ce que je peux dire de cette notion.