Interprétation et voix de l’analyste
26 novembre 2024

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Janja JERKOV
Le Grand Séminaire

Interprétation et voix de l’analyste[1]

 

 

Premièrement, je voudrais préciser que je ne donnerai pas de « conférence ». Lorsque les collègues organisateurs m’ont invitée à contribuer au travail d’élaboration commune sur l’interprétation psychanalytique, ils ne m’ont rien dit sur la manière d’aborder cette question dans le cadre du Grand Séminaire. Je l’ai donc interprétée à ma façon, c’est-à-dire comme un travail en cours, que je rapporte à partir du point où j’en suis arrivée.

 

Deuxièmement, ayant accepté de parler, je me suis tout de suite interrogée :

1) Comment faire passer quelque chose de l’interprétation en tant qu’acte ?

2) Quel est le sens pour moi de parler de l’interprétation comme d’un acte ?

 

Évidemment, toute réflexion de ma part implique de revenir sur la façon dont je lis mon analyse, c’est-à-dire la façon dont je suis venue à faire l’expérience de ma destitution subjective et à la fois du désêtre de mon analyste.

 

Répondre aux questions (1) et (2), impliquera donc d’accepter de parler de mon expérience du passage à l’analyste, rendue possible par l’expérience logiquement antérieure de la fin de mon analyse.

 

Fin de l’analyse. Après de nombreuses années de travail, avec des séances cinq fois par semaine (comme nous le faisions tous à l’époque), j’ai pris la décision de mettre un terme à mon analyse. Pour moi, il s’agissait d’une tâche essentielle, que j’avais prise très au sérieux, comme je le pouvais et le savais. Mais le travail a été marqué par un épisode qui a inauguré son parcours. Il s’agit du fait qu’au tout début de la cure, l’analyste m’avait donné rendez-vous pour une séance à une heure précise, de telle façon que je ne puisse pas assister au séminaire d’un ami analyste lacanien, qui était devenu millerien. J’ai même oublié de quoi il parlait. C’est par cet ami que j’avais connu Lacan ainsi que ma propre analyste. Il n’était absolument nécessaire que l’analyste me donne ce rendez-vous à cette heure précise. Étant alors très peu sûre de moi et très timide, je me rendis à la séance mais, une fois arrivée, je lui dis avec détermination que je n’accepterais plus jamais qu’elle m’empêche d’aller chercher le savoir là où je le voulais.

Lorsque je pris la décision de mettre fin à ce travail et que j’en parlai en séance, je me retrouvai à dire en latin : consummatum est, les mots que le Christ prononce sur la croix avant d’expirer (Jn XIX, 30) et qui sont maladroitement traduits, en français comme en italien, par : « tout est accompli ».[2] À quoi cette citation faisait-elle référence, et pourquoi le latin ? À l’époque, j’en compris la portée en lien avec l’évidement de mes identifications au phallus imaginaire, notamment sous la forme d’une mission reçue d’un père croate, réfugié à la fois de la guerre civile yougoslave et de la Seconde Guerre mondiale, qui avait éprouvé un sentiment de culpabilité toute sa vie durant pour avoir « trahi » sa patrie en l’abandonnant afin de se sauver. Aujourd’hui, en évoquant le Christ mourant sur la croix, je saisis la représentation du deuil pour une fin annoncée, la question de la chute de l’objet, mais aussi l’équivoque homophonique entre la signification du verbe consumare en latin, « s’accomplir, arriver à la fin », et aussi « consommer, manger » – équivoque qui métaphorise la question du sexe, de l’ab-sens.  Ne dit-on pas en effet « consommer le mariage » ?

 

Passage à l’analyste. Dans ce même mouvement spatio-temporel, je me suis interrogée, en séance, sur ce que j’étais devenue, car je ne me sentais plus être une slavisante, encore moins une universitaire. À mon questionnement, l’analyste est tout de suite intervenue, d’une voix « couleur-de-vide »,[3] atonale, impersonnelle, une voix-de-personne :

« En effet ! », puis, après une pause assez longue, « Vous reconnaîtrez que je n’ai jamais exercé de pression sur vous ».

Coupure de la séance.

 

En écoutant ces mots, prononcés par cette voix, quelque chose s’est déchiré en moi. J’ai éprouvé une émotion violente. Je suis sortie de ce cabinet complètement bouleversée. Et c’est ainsi que tout a commencé : jetée à l’eau, sans avoir pu prendre de cours de natation au préalable. D’où l’angoisse de constater que l’équilibre que je semblais avoir si péniblement atteint entre l’enseignement, la recherche, les enfants, le mari, etc. s’effondrait à nouveau et devait être reconstruit une fois de plus. Je savais toutefois aussi que je ne voulais ni ne pouvais revenir en arrière…

 

À la sortie du cabinet, comme il m’arrive parfois lorsque je suis confrontée à quelque chose de douloureux et de l’ordre d’un franchissement, une image tirée de l’histoire de l’art m’est venue à l’esprit : cette fois-ci il s’agissait de la « Conversion de Saül (saint Paul) » du Caravage, conservée dans l’église de Saint-Louis des Français à Rome.  Vous connaissez tous ce tableau qui montre Saül tombé violemment de son cheval, aveuglé par la lumière de la révélation divine, dans un enchevêtrement de jambes et de bras, avec la puissante réalité de l’animal qui, vu de dos, occupe la moitié de la toile et déplace toute hiérarchie traditionnelle du récit scriptural.

 

Lacan insiste sur le fait qu’une interprétation ne peut se dire efficace que dans l’après-coup, c’est-à-dire si elle a produit des effets. Or, l’un de ces effets a pour moi consisté, bien des années plus tard, à me rendre compte (grâce à une remarque qui m’a été soulevée) que j’avais commis un lapsus : la toile en question se trouve dans une autre église, elle aussi au centre de Rome, l’église de Santa Maria del Popolo. Dans la chapelle Contarelli de l’église Saint Louis des Français se trouvent, en revanche, deux autres peintures du Caravage : la « Vocation de Matthieu » et « Le Martyre de saint Matthieu ». Dans la première « La Vocation de Matthieu », une scène de taverne est représentée. On y voit le Christ, le bras tendu, s’adresser impérieusement à l’un des personnages en le désignant de l’index de la main droite, geste amplifié par la répétition plus mesurée du même geste par saint Pierre qui l’accompagne. Dans le second, « le Martyre de saint Matthieu », au centre du tableau, le saint est allongé sur le sol, les bras écartés, voué au martyre par son bourreau sans la moindre tentative de défense. La lumière qui inonde la scène n’est que pour le persécuteur, qui se tient au centre de la scène, attirant le regard des spectateurs.

 

Or, pour revenir à la phrase de mon analyste :

« Vous reconnaîtrez que je n’ai jamais exercé de pression sur vous »

(où, malgré la dénégation apparente, ce qui passait c’était son désir que je m’authorise à devenir analyste), cette phrase a comme bouclé, dans un deuxième tour, ce sur quoi j’avais inauguré mon analyse. Dans quel sens ? En faisant résonner, lorsque j’étais sur le point de conclure, ma rébellion du début contre une praticienne qui laissait sa passion se manifester en exigeant que je m’aligne sur ses choix de terrain (alors qu’elle avait par la suite toujours tenu compte de ma position), l’analyste m’offrait  maintenant la possibilité d’évider de son contenu imaginaire ma position vis-à-vis de l’étude et du savoir, de réaffirmer une distinction toujours à renouveler entre savoir inconscient (qui n’est en fait qu’un non-savoir) et connaissance.

Dans cette circonstance, l’acte de l’analyste avait-il été averti, à bon escient ? Je l’ignore. Qui a interprété ? L’analyste, dont l’intervention continue à produire des effets – comme il semblerait – de nombreuses années après son acte, ou moi – analysante à l’époque et devenue plus tard analyste à mon tour -, qui profite d’une occasion comme celle du Grand séminaire pour re-lire et peut-être re-écrire quelque chose de son propre parcours ?

 

Quelle que soit la réponse, l’adresse à l’autre de l’analyste, dans le cadre d’une relation transférentielle, s’est entre-temps transformée en une adresse à l’Autre – origine de la parole. Les mots de l’analyste (« Vous reconnaîtrez que je n’ai jamais exercé de pression sur vous ») ont mis en place quelque chose comme un échange entre le « vous » et le « je », le sujet et l’Autre, elle et moi, en préservant dans l’association sibylline un point à partir duquel l’émetteur énonciatif ne peut pas être identifié :

« Vous reconnaîtrez que je n’ai jamais exercé de pression sur vous »

Si ce n’est pas elle qui m’avait poussé vers l’analyste, alors qui ? C’est ce qui m’a permis d’advenir comme je, comme sujet barré et désirant. L’équivoque grammaticale et logique entre le « vous » et le « je » a fait venir au jour ce que la parole ne peut pas dire : le dire oublié derrière tout déchiffrage. Mais c’est le dire de l’analyste qui a produit le mécanisme de bascule nécessaire au changement de mon discours.

L’interprétation psychanalytique qui a mis en acte mon inconscient a fonctionné comme un dire apophantique : impossible de le mettre en formules, d’en prévoir le cours, hors toute proposition vraie ou fausse. Et c’est de ne pas dire la vérité qu’elle a eu une portée au niveau du réel car, ce faisant, elle a touché à ma demande et à ce que cette-ci mobilisait de jouissance. Pour m’appuyer sur les mots de Lacan dans sa Postface au Séminaire XI, l’interprétation a mobilisé :

Le rail de l’objet a par où en vient au plus-de-jouir ce dont s’habite, voire abrite, la demande à interpréter.[4]

En opérant un forçage qui, avec sa phrase, a fait résonner autre chose que le sens, l’intervention de l’analyste a fait résonner quelque chose de ma lalangue. Elle a mobilisé quelque chose du corps : le mien, mais aussi le sien, car elle a apporté ses paroles avec le timbre, le son, l’accent nul de sa voix.

 

L’effet de rupture provoqué par cette intervention dans mes dits aurait-il eu la même résonance si les paroles de l’analyste avaient été prononcées par une autre voix ? Je ne le crois pas : car c’est proprement le vide que mon désir incertain a rencontré dans sa voix qui m’a donné envie d’en explorer davantage les bords dans l’écoute d’un dire (celuj des analysants comme le mien) ; c’est la voix « couleur-de-vide » de l’analyste qui a donné lieu à ce « sacré déplacement de la jouissance à l’inconscient », dont parle Lacan dans Radiophonie.[5] Comment cela s’est-il fait pour moi ? Suite à ma rencontre en S(Ⱥ) avec un grand Autre barré qui ne répond pas, et au fait que l’angoisse qui s’est déclenchée, m’a obligée à trouver moi-même les réponses sans l’appui d’un Autre qui sait.  En effet, face au vide radical, la mise en scène d’un grand Autre non barré auquel se dévouer et obéir perinde ac cadaver (dont mon lapsus au sujet du tableau de Caravage conserve la trace) s’est révélée désormais impossible. C’est cela qui m’a mise en condition pour m’interroger sur le principe de ce qui se jouait en moi. Tout en venant de l’expérience sensible de la voix de mon analyste, celle qui m’a introduite à ce changement radical dans mon histoire personnelle est, cependant, une autre voix, correspondant plutôt à la quatrième forme (vocale) de l’objet a de Lacan, de l’objet d’avant le sujet, à ce que Kant appelait le nihil negativum. En effet, si la voix de l’analyste a favorisé et facilité mon changement de position de l’analysante à l’analyste c’est parce qu’elle a résonné en moi comme une présentification de la voix pure, un surmoi dépourvu de contenu, débarrassé de tout imaginaire et ouvrant à la force créatrice de la jouissance inconsciente. Grâce à la commémoration de cette première rencontre avec la jouissance, quelque chose dans mon inconscient a pu prendre une autre forme et un nouveau commencement se mettre en place.

 

La conjonction entre la voix-de-personne émise par l’analyste et la valeur tout à fait marquée que la voix – en raison de mon histoire personnelle – a prise pour moi en assumant, grâce au travail analytique, la fonction d’objet-cause, a permis qu’un nouveau nouage entre la langue et le corps se produise, faisant résonner quelque chose du réel de mon corps. Et c’est à partir de cette expérience du vide dans la voix lors de mon passage à l’analyste que la remarque de Lacan désormais me parvient :

 Quand quelqu’un vient me voir dans mon cabinet pour la première fois et que je scande notre entrée dans l’affaire de quelques entretiens préliminaires, ce qui est important c’est ça, c’est la confrontation des corps. C’est justement parce que c’est de là que ça part, cette rencontre des corps…[6]

Son insistance en 1976, lors d’une rencontre avec des universitaires nord-américains, restera à jamais liée à un questionnement très intime pour moi :

L’interprétation doit toujours chez l’analyste tenir compte de ceci que dans ce qui est dit, il y a le sonore et que ce sonore doit consonner avec ce qu’il en est de l’inconscient.[7]

 

 

 


[1] Ce texte est le fruit d’un travail que je n’aurais pas pu réaliser sans l’aide, fondamentale pour moi, des stimuli qui, m’ont été fournis de différentes manières par A. Di Ciaccia et C. Fierens, que je souhaite remercier ici.

[2] La question se pose à cause du double « m » dans le participe latin « consummatum » qui dans cette forme ne peut pas être référé à l’infinitif « consumare », « consommer » qui s’écrit avec un seul « m ». En effet, dans le chapitre 17, versets 20 à 23, alors qu’il intercède pour ses disciples, le Christ s’adresse à Dieu le Père en évoquant la question de faire Un avec lui : « 20Non pro his autem rogo tantum, sed et pro eis, qui credituri sunt per verbum eorum in me, 21ut omnes unum sint, sicut tu, Pater, in me et ego in te, ut et ipsi in nobis unum sint: ut mundus credat quia tu me misisti. 22Et ego claritatem, quam dedisti mihi, dedi illis, ut sint unum, sicut nos unum sumus; ego in eis, et tu in me, ut sint consummati in unum [je souligne, c’est-à-dire « cum summa, » « dont la somme soit un . « (« 20Je ne prie pas seulement pour ceux qui sont là, mais encore pour ceux qui, grâce à leur parole, croiront en moi. 21Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi, et moi en toi. Qu’ils soient un en nous, eux aussi, pour que le monde croie que tu m’as envoyé. 22Et moi, je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes UN : 23 moi en eux, et toi en moi. Qu’ils deviennent ainsi parfaitement un. »).

[3] Dans Du“Trieb” de Freud et du désir du psychanalyste, Lacan parle de la libido, dont la couleur sexuelle est « couleur-de-vide : suspendue dans la lumière d’une béance ». J. Lacan, Écrits, Paris 1966, p. 851.

[4] J. Lacan, Postface au Séminaire XI. Dans J. Lacan, Autres écrits, Paris 2001, p. 505.

[5] J. Lacan, Radiophonie. Dans J. Lacan, Autres écrits, op. cit., p. 420.

[6] J. Lacan, … ou pire. Séminaire 1971-1972. Document interne à l’AFI et destiné à ses membres, p. 174.

[7] J. Lacan, « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », « Scilicet », n° 6- 7, 1975, p. 50.