La verticalité est la condition de l’appartenance
06 janvier 2025

-

Nazir HAMAD
Textes
Travail social

Intervention lors du séminaire Psychanalyse, Champ social et Politique   

 

            Mon intervention a pour thème l’Autre positivé. Cette idée m’est venu au cours de l’intervention de Jean-Pierre Lebrun et sa référence à l’horizontalité comme ce qui tend à instituer une nouvelle modalité du lien social. Jean-Pierre Lebrun nous dit que le fonctionnement horizontal est mis en place, mais ceci amène à deux lectures éminemment différentes : la première consiste à lire cette horizontalité comme une totale émancipation de la verticalité, la seconde comme continuant à s’y référer mais sous une modalité tout-à-fait nouvelle.

 

            Je crois que c’est vrai, mais mon hypothèse que je vous propose est la suivante : le fonctionnement de l’horizontalité est mis en place pour répondre à une nécessité ou à un choix temporel. Cela, Bion l’a compris très vite quand l’Angleterre était malmenée par l’armée Allemande. Il a compris que pour mettre en difficulté une armée puissante organisée pyramidalement il faut lui opposer des petits groupes de soldats, des commandos de spécialistes, organisés horizontalement, qui improvisaient et qui surprenaient cette armée par leur inventivité inattendue.  C’était le cas d’ailleurs dans beaucoup de guerres de libération que notre vingtième siècle avait connues avant que l’organisation perpendiculaire ne reprenne les choses en main. Cette référence horizontale est vraie aussi dans toutes sortes de groupes qui se retrouvent autour d’un intérêt commun, ou comme le dirait Lacan : une jouissance commune.  Beaucoup d’entre nous se sont trouvés incapables de traverser une rue parce que des milliers des cyclistes, ou des rouleurs se sont organisés ce jour-là pour sortir en communauté et exulter ensemble. Tant que cela reste occasionnel, cela n’a rien d’anormal, mais quand chacun adopte cette modalité de déplacement au point réorganiser le monde en promotionnant l’être cycliste, il s’octroie le droit de ne plus prendre en compte les lois qui organisent la vie sociale. Chaque fois que l’un de nous est bousculé par un cycliste ou un rouleur, il comprend qu’il est confronté au sujet qui se fait reconnaître par ce qu’il est et non pas par ce qu’il dit. Être cycliste vous autorise de griller le feu rouge, de rouler sur le trottoir et de forcer votre passage parmi les gens qui traversent la rue au feu rouge. Être un tel cycliste l’écarte comme sujet. Il est cycliste acharné, il a foi dans l’écologie. Il est devenu le cycliste gardien d’un nouvel ordre.

 

La foi nous tombe dessus normalement et on est jeté par terre. On tremble, on a l’impression de devenir fous, et puis quand on revient à soi, on découvre qu’on n’est plus le même. On a fait un passage, on est passé des ténèbres à la lumière. Cela se fait en nous, nous porte, nous transporte et nous transforme. Il n’y a rien de grave à bousculer quelques piétons quand le but est de sauver la planète.  Peut-on s’en étonner ? Non, car la supposition de savoir sur la terre et sur son avenir, et l’amour qu’on lui en témoigne, engendre un parallèle avec la religion. Un Autre méchant prend possession de la terre et du destin des hommes pour les faire courir à leur perte. Sur son vélo, tel qu’un ange blanc, il cherche à colmater les trous dans l’Autre inconscient comme le dirait Lacan. J’appelle l’Autre positivé ce moment où le sujet se consacre, s’unit à un Autre qui ne répond pas, pour faire triompher sa cause.

 

La foi nous transforme ai-je dit. Tous ces prêcheurs qui sévissent dans les églises, à la radio, à la télévision et que sais-je encore, ont fait des rencontres avec l’inouï, l’au-delà des voyelles comme le dirait le poète Saint Jean de Perse. Nous avons déjà entendu des prêcheurs qui confessent leur côté sombre à leur public pour décrire par suite le miracle dont ils sont devenus l’objet par la suite : « Avant j’étais drogué, alcoolique, voleur forniqueur et puis, j’ai rencontré Dieu, et me voilà, je suis ici devant vous pour vous mener vers l’autre rive, vers votre salut. » Lacan appelle cela la foire. Il nous dit notamment : « C’est ça qu’il y a d’horrible, c’est qu’on est toujours dans la foire…. C’est ma façon de traduire « foi ». La foi c’est la foire. Il y a tellement de fois, des fois qui se nichent dans les coins, que malgré tout que ça ne se dit que sur le forum, c’est-à-dire, la foire. » Triomphe de la religion P.95/96.  Il est évident, qu’à les entendre, nous comprenons qu’il ne s’agit pas pour eux de la croyance, du lien du sujet à l’articulation signifiante, mais à la certitude. Le Dieu dont il s’agit dans leur discours sur Dieu est le Dieu tout puissant, omniprésent et qu’ils parlent en son nom. Le dire fait Dieu nous dit Lacan, mais ce dire qui ek siste au dit ne se laisse jamais se dire tout. Pas d’Autre de l’Autre, pas de métalangage comme pas de discours sur le discours.

 

Des pays tels que les Etats-Unis comptent 94 millions pour d’évangélistes, le Brésil 46 millions, le Nigéria 46 millions, le Kenya, le Corée du Sud 46 millions aussi etc. L’Europe n’échappe pas à ces règles bien que la conversion reste encore modérée. J’ai cité Freud qui affirme que jamais l’homme ne renonce à l’idée d’un père bienveillant qui veille sur nous et qui nous vient en aide.

 

Donc, la religion n’arrête pas d’avoir l’avenir devant elle, une religion est susceptible de changer de discours, d’évoluer dans le temps prenant en compte l’évolution de la société, mais la foi quant à elle, reste toujours déjà là tapie en nous et tend à se greffer sur les éléments qui entrent dans la construction de l’identité individuelle, nationale et communautaire. Ces éléments sont souvent les mêmes : les références classiques fixées depuis Hérodote : la religion, la race, la langue et la culture, autrement dit, par une référence à une verticalité sacrée ou idéalisée qui demeure le pilier principal dans la structuration toute appartenance identitaire.

 

Dans son livre L’événement Paul, paru chez Bayard en 2009, Alain Marchadour rdésigne deux repères : la terre et l’ancêtre commun. Il nous dit que si la terre n’a pas pris d’importance comme repère identitaire chez les Grecs, c’est justement à cause de la stabilité de ce peuple sur un même territoire. En revanche, si la dimension territoriale a pris une valeur importante pour Israël c’est « à partir de l’exil, où la nostalgie pour Eretz reste vive pour tous ». Pour Saint Paul, « l’absence de la terre (comme référence) reçoit une justification forte par l’événement de la Résurrection qui, sans “délocaliser” le lieu de la révélation de son lieu fondateur, ouvre la révélation aux dimensions de l’univers tout entier. » (p.192). Le fait d’ouvrir la révélation à l’univers entraîne la chute d’un autre repère : celui de la langue commune. Paul s’est adressé d’abord « aux Juifs aux langues diverses habitant les divers territoires de l’Empire » avant d’inclure dans son adresse les autres nations dans la mesure où il déclarait le message du Christ comme ayant une portée universelle. Chacune de ces références est susceptible de perdre ou de gagner de l’importance en fonction de l’évolution socio-culturelle mais qu’elle soit minorée ou pas, elle reste latente prête à surgir à tout moment.

 

            Ces références sont souvent présentes sous nos yeux nous renvoyant à nos appartenances et parfois à nos différences. Je prends deux exemples, deux tableaux de peinture dont le premier fait de la verticalité la référence absolue qui conditionne le lien horizontal tout en posant une frontière nette avec les autres.

 

            Les églises et les cathédrales nous offrent ce que la muse de la peinture a fait de mieux. On y découvre toutes sortes de représentations illustrant la création et la vie du Christ. Croyant ou pas, nous visitons ces lieux de culte et nous regardons et admirons les peintures qui s’y trouvent. Il suffit d’examiner les tableaux de plus près pour constater que les repères sont là ainsi que la frontière qu’ils tracent. Si par chance vous avez visité la galerie nationale de l’Irlande ou l’Institut d’art de Courtauld à Londres vous aurez vu deux esquisses de l’Immaculée Conception de Tiepolo, l’une peinte en 1767 et l’autre en 1769. L’intérêt de ce tableau est qu’il dit en trois temps ce que le catholicisme rejette dans le judaïsme. Marie, majestueuse dans ses vêtements rouges est debout sur un croissant de lune au-dessus du globe terrestre. Le serpent qu’elle écrase de pied est représenté avec une pomme dans la bouche rappelant la chute d’Eve et d’Adam. La peintre nous suggère que Marie réussit brillamment là où Eve échoue. Marie écrase le péché tandis qu’Eve, honteuse, est celle par qui le pêché est arrivé. Entre Marie et Eve tout un monde prend place, celui de la religion chrétienne. Marie enfante Jésus grâce au Saint Esprit, et Jésus rachète le péché de l’humanité par son sacrifice. Voilà une manière d’occuper la place. Un monde nouveau succède à l’ancien monde. L’amour du Christ remplace l’élitisme juif et l’universel remplace le local. L’alliance n’est plus entre Jahvé et son peuple élu, mais entre Dieu le Père et l’humanité entière.

 

Nous avons là une vraie bataille entre deux femmes dont le but est la succession qui introduit une rupture dans la conception que nous avons de la création et les conséquences morales qui en découlent. Il est cependant bien évident que les croyants et les visiteurs qui entrent dans une de ces églises ou cathédrales ne sont pas invités à devenir des soldats au service d’une alliance contre une autre, mais cela produit un sens et ce sens est fait pour tout expliquer et comme un moyen d’apaiser les cœurs. C’est bien cela la fonction de la religion, c’est justement de produire du sens et cela est censé guérir l’homme de son malaise en le noyant dans ce sens. La religion est une fabrique du sens et chacun y trouve le sens qui apaise au mieux son angoisse. « La religion ne triomphera pas seulement sur la psychanalyse, mais sur beaucoup d’autres choses encore. On ne peut même pas imaginer comme c’est puissant la religion. » Lacan, Le triomphe de la religion, P.79

 

Le deuxième exemple m’a été inspiré par le tableau : Les effets du bon gouvernement, de Ambrogio Lorenzetti. Ce tableau se lit de gauche à droite. Cela commence par la figure de la sagesse qui tient en main la Bible. De là, descend une corde qui passe à la figure de la Justice. Ensuite, la corde va à la main de la Concorde présentée avec un rabot sur les genoux destiné à aplanir les disputes. Puis, la corde arrive aux mains de vingt-quatre citoyens qui symbolisent le gouvernement de Sienne à l’époque. Enfin, la corde finit dans les mains d’un vieillard habillé en noir et blanc, aux couleurs de la ville. À ses pieds se trouvent les jumeaux et la louve qui rappellent l’origine romaine de la ville. Nous avons là l’idéal d’un dispositif solide qui soude le groupe et assure à chacun de ses membres un sentiment d’appartenance. La corde est tenue par ses deux bouts par ce qui fait origine. Cette origine est à la fois biologique et spirituelle. Entre les deux, le citoyen tient un bout qui fait lien pour lui, disons lien social.  `

 

Il me semble évident que chaque fois que nous parlons de l’identité, la référence à la verticalité s’impose. Nous l’avons vu avec la terre et la religion, c’est aussi le cas pour la langue et pour l’ancêtre commun. Écoutons à ce propos J. Berque. Il nous dit que le Coran a fixé la langue arabe, mais il n’a pas fait que cela, puisqu’il l’a préservée par la suite. Le Coran n’a-t-il pas sauvegardé et consacré la langue des Arabes au moment où leur indépendance et leur identité allaient s’effacer sous le coup de la domination ottomane, ou encore pendant la période de la colonisation et la volonté des colonisateurs d’imposer leurs langues au détriment de langues nationales ? Sauvegardée, la langue a été appelée à jouer un rôle prépondérant dans la renaissance, et toute une humanité, ajoute Berque, se restaure autour d’un langage.3

 

     Si cette langue a réussi à résister ainsi, c’est que le Coran lui attribua un caractère sacré qui la distingue de toutes les autres langues. On verra un peu plus loin, que l’hébreu bénéficie aussi de cette distinction, puisqu’il est supposé avoir été la langue du paradis.

 

      En 612, Mahomet, fils de Koraïchites – première tribu arabe –, reçut la première révélation divine à la Mecque. C’est ainsi que naît le Coran en langue arabe qui prêche l’islam, la nouvelle religion, dont la valeur universelle s’exprime dans le verset suivant : « C’est ainsi que Dieu, le puissant, le sage qui te révèle ses ordres, comme il les révélait aux apôtres qui t’ont précédé. » Et plus loin : « Nous te révélâmes un livre en langue arabe afin que tu avertisses du jour de la réunion, dont on ne saurait douter. Les uns entreront dans le paradis et les autres dans l’enfer. » (Coran, XLII 1-5)

 

            La question de la langue d’origine n’est pas nouvelle. On la trouve déjà posée dans le judaïsme. Maurice Herder nous dit : « Chaque vieille nation aime tant se considérer comme la première née et prendre son pays pour le lieu de naissance de l’Humanité. » (cité par Maurice Olender in Les Langues du paradis, Seuil, 1989, p. 17)

 

Pris sous cet angle, le débat ne se contente pas de poser une origine, il donne à l’origine la possibilité de s’exprimer dans une langue première incarnée dans un texte qui se veut originaire lui aussi.

 

            Dans son livre : La Cité de Dieu, livre 26, Saint Augustin se penche sur cette question et nous propose sa lecture au sujet d’une langue d’origine, celle que les hommes ont parlée tous avant que Dieu ne décide de la frapper de confusion.  Cette même langue qu’Adam parlait au paradis allait se perdre à tous sauf à Heber, le cinquième descendant de Sem.  Il écrit : « Après la division des autres familles humaines en autant de langues différentes, cette langue, que l’on croit conservée dans la race d’Heber, fut appelée depuis hébraïque. » (La Cité de Dieu, V. 2, Livres de XI à XVII, Seuil, 1982, p. 270)

 

R. Simon lui emboîte le pas quand il affirme qu’il y a une langue originelle et que c’est l’hébreu, la langue d’Adam. Il écrit : « En un mot, la langue hébraïque est plus simple que l’arabe et le chaldéen, et ces deux dernières sont plus simples que la grecque et la latine : de sorte que, s’il est vrai qu’Adam ait parlé quelqu’une de ces langues, il aura sans doute parlé hébreu. » (cité par Olender, op. cité, p. 16)

 

            Cette idée concernant une langue originelle ne relève pas de l’élucubration d’un Saint Augustin occupé à défendre et à diffuser la pensée chrétienne. Cette idée est incontournable lorsqu’il s’agit de poser les choses en termes d’origine et de début et de venir occuper cette place. Si occuper cette place reste une nécessité absolue qui perpétue le lien organique de l’homme à son texte de référence, en revanche, la langue d’origine peut accepter quelques entorses pourvu que ces entorses soient employées au service du texte. L’histoire de la Septante est édifiante à ce propos. Nous l’avons vu, Saint Paul s’est adressé aux juifs de la diaspora en priorité. Il s’est adressé aux juifs grecs en grec et dans cette même adresse la référence au texte passait par la Septante. Celle-ci est la traduction grecque de la Bible qui avait été la base de la rencontre entre le judaïsme hellénistique et des pères de l’Eglise.  « Pour des juifs qui ne parlaient plus l’hébreu, la traduction apparaissait comme une nécessité de maintenir, à travers une autre langue, le lien avec la culture d’origine, ce qui est à la fois un indice d’acculturation mais aussi celui d’une résistance farouche à la disparition. » (G. Zimra, Penser l’hétérogène. Figures juives de l’altérité. L’Harmattan, 2007, p. 24). L’auteur nous raconte l’histoire de cette traduction qui se voulait une œuvre de Dieu. Les traducteurs, six par tribu, tous parfaitement bilingues, appartenaient aux douze tribus d’Israël. Ces sages ne pouvaient en aucun cas communiquer entre eux. Ils s’étaient attelés à cette tâche redoutable en invoquant l’aide de Dieu, et Philon d’Alexandrie raconte qu’ils prophétisèrent, comme si Dieu avait pris possession de leur esprit insufflant à chacun les mêmes mots, les mêmes tournures et les mêmes phrases. Et nous voilà, rajoute Zimra, face à un Dieu qui parle grec et non plus la langue garante de l’authenticité et la sacralité du texte d’origine. Bref, l’intérêt de ce que Zimra écrit réside pour moi dans ceci : « Pour la première fois, une langue supposée originelle, doit en passer par une autre. Cette hétérogénéité a les plus grandes conséquences sur la pensée. Penser l’Autre, c’est l’altérer. Il n’y a pas d’identité inaltérable. » (Ibid. P. 24)

 

            Les deux pôles dans le tableau de Lorenzetti nous suggèrent une référence particulière à l’ancêtre dans la mesure où il identifie une origine spirituelle et une autre biologique. Bien que la première soit partagée par beaucoup de monde car il s’agit de la référence à Dieu, la deuxième l’obscurcit complètement. L’ancêtre biologique devient un animal adoptif et de ce fait on peut conclure avec lui que l’origine est perdue.

 

            Faut-il adopter ces deux pôles chaque fois que nous parlons de l’ancêtre ou faut-il les rejeter ? Ma réponse est simple, ni l’un ni l’autre. On peut s’y référer en tant que signifiants fondateurs.  Freud, dans son hypothèse de Totem et Tabou, illustre parfaitement cette construction fictionnelle avec une dimension spirituelle d’un côté et une dimension biologique de l’autre et au milieu, la fameuse corde tenue par les 24, ceux qui se constituent autour du meurtre de leur grand homme. Freud pose l’hypothèse d’un acte originel structurant et la nécessité par la suite de sa reproduction comme quelque chose qui vient asseoir et renforcer le lien social. Cela amène donc Freud à introduire deux autres meurtres dont celui du Moïse comme fondateur du groupe spécifique et le meurtre du père singulier, le père d’Œdipe, comme fondateur de la subjectivité de l’homme en tant que sujet.

 

Seulement, les choses ne sont pas simples. Ces trois temps constitutifs d’un sujet humain dans sa culture restent une vision de l’esprit si on les lit comme des événements chronologiques. Supposer que tout a commencé par le meurtre du père de la horde, ressemble à mes yeux, à une démarche religieuse où la question de l’origine est réglée une fois pour toute par la croyance en un Autre sacré tout-puissant auquel on prête des actes et des intentions. Totem et Tabou n’est envisageable comme hypothèse que si les trois temps sont noués sans primauté des uns sur les autres.

 

  Poser qu’à l’origine il y avait un père et que ce père a été tué et mangé devient en quelque sorte l’hypothèse de quelqu’un qui peut en parler tout en s’en passant. Lacan nous dit que cette hypothèse repose « sur une motion strictement mythique, en tant qu’elle est la catégorisation même d’une forme de l’impossible, voire de l’impensable, à savoir l’éternisation d’un père à l’origine ; dont les caractéristiques sont qu’il aura été tué. »  (Lacan, Problèmes cruciaux, éditions de l’Association Lacanienne, P.211) Cette position de Lacan est très importante parce qu’elle introduit une coupure entre l’acte supposé et ses conséquences logiques. Cela revient à dire que la mort de ce père, son meurtre supposé par ses enfants, n’est pas concomitant avec l’instauration de la loi. Ce père mythique c’est quelque chose qui n’intervient dans aucun moment dialectique que par le truchement du père réel, lequel vient à un moment quelconque remplir le rôle et la fonction, et permet de vivifier la relation imaginaire et lui donner sa nouvelle dimension. » (Ibid. P.211) Le statut de ce père est qu’il a toujours été mort.

 

A suivre Lacan sur ce terrain nous découvrons qu’il a une position tout à fait radicale en ce qui concerne ce montage fictionnel. Il l’adopte certes, mais il s’arrête longuement sur les quelques nuances que Freud y introduit. C’est ainsi par exemple que nous apprenons que si Freud fait de Moïse un Egyptien « c’est pour répudier ce que j’appellerai la racine raciale du phénomène, la psychologie de la chose. » (Voir le triomphe de la religion, Seuil, 2005, P.38) Et Lacan d’ajouter : « La voie de Freud procède à hauteur d’homme … et pas d’un homme qui fait classe. » ‘Ibid. P. 39

 

Si en effet, Freud fait de Moïse un Egyptien, c’est pour nous faire comprendre qu’il n’y a de référence à l’origine que dans la mesure où celle-ci est posée comme divisée, autrement dit, une part est à jamais perdue. Le monothéisme devient sous sa plume une histoire d’héritage. Et en tant qu’héritier du monothéisme d’Akhenaton, Moïse devient redevable. Donc, pour Freud, il ne pouvait pas s’agir d’origine clairement définie et situable historiquement, et cela revient à dire que nos références souffrent d’une entame qui introduit la question de la dette symbolique. Cette entame fait de nous des dupes du signifiant. Freud avant Lacan apparaît comme ce dupe-là.

 

La psychologie de la chose est le domaine de la revendication communautaire qui donne à ses tenants la prétention à avoir un lien ininterrompu qui le lie à l’origine et qu’ils en tirent une jouissance exclusive d’un Autre qui comble ce qui fait normalement malaise. Et en cela, le groupe devient à l’image de l’enfant qui jouit et aspire à se maintenir exclusivement dans la jouissance avec son Autre maternel.

 

Dire redevable implique à mon sens, deux conséquences inévitables. La première concerne la primauté du symbolique. Si on peut dire que le symbolique est premier, c’est que le sujet y est pris doublement. D’abord, par l’interdit qu’il instaure et par l’impossible qu’il génère ensuite. L’impossible est à entendre ici non pas comme le contraire du possible, mais comme étant le réel.  Si on part du postulat « qu’au tout début était le verbe », ce verbe n’est le verbe de personne. L’incarner nous laisse entendre que l’identité du groupe se construit de cette référence à la chose non plus comme étant définitivement exclue par le signifiant, mais comme étant le corps même du signifiant et la chair de la chair de chacun des membres du groupe.

 

Cela m’amène à dire que lorsque nous parlons de l’identité, nous sommes forcément pris au piège de l’impossible. Impossible de dire ce qui la constitue pour un sujet ou pour un groupe. On peut multiplier les références : langue commune, religion, coutumes et terre, et nous découvrons que nous racontons une histoire comme nous le faisons à nos enfants. L’Histoire nous a appris que chaque fois que nous figeons l’identité dans un repère qui se veut exclusif et décisif, on libère le monstre en nous et nous ne contrôlons plus rien. La race pure, comme c’était le cas en Allemagne avant la Deuxième Guerre Mondiale, la guerre des langues comme en Belgique par exemple, la guerre des religions, comme c’était le cas dans les Balkans, en Ireland et comme c’est le cas actuellement au Moyen-Orient, ou encore la guerre des cultures qui oppose un civilisé au barbare, sont des exemples éloquents de la monstruosité identitaire.

 

Pour conclure je dirai ceci :

 

            L’identité d’appartenance se réfère toujours à quelque chose ou à quelqu’un de réel ou d’imaginaire, mythique ou sacré, et dont la fonction est de poser une origine spécifique à chacun dans un groupe spécifique. Sacré ou mythique cela n’a aucune importance quant à sa valeur fondatrice. L’important c’est que le groupe se réclame de cette instance et s’identifie à un ou à plusieurs de ses traits. Ainsi peut-on nous dire, que l’identité désignée comme telle par les groupes humains, n’est en réalité qu’une identification. Cette identification est fragile, parce que cette instance, divine ou mythique, reste hors d’atteinte. Elle est donc par définition insaisissable et de ce fait, personne n’est en mesure de l’incarner ou la conceptualiser pour la révéler toute. C’est ainsi que l’idée de « mêmeté » dans le groupe se fonde nécessairement de « l’altérité » irréductible. Un trou, un vide se maintient afin de protéger les groupes humains de toute idée de complétude dont le risque est la paranoïa collective. L’histoire est chargée de telles paranoïas qu’elles soient nationalistes, raciales ou religieuses. Les religions ne protègent pas de cette paranoïa sauf quand l’interprétation des textes de référence écarte la certitude chère aux croyants. Tant qu’on s’occupe à interpréter on accepte l’idée que la Vérité est toujours en devenir. C’est ce qu’on appelle « l’altérité ». L’altérité décomplète toute « Mêmeté ». Elle introduit un trou, un vide et en fait un élément essentiel de la construction de l’identité collective. Cette faille s’inscrit en termes de malaise. Freud appelle cela « malaise dans la culture».. Ce malaise a un effet double : il stimule dans la mesure où les hommes acceptent et les pays acceptent ce constat simple : ce que nous faisons et ce que nous pensons n’est jamais définitif et qu’il nous faut maintenir l’effort pour rester vigilants afin de prendre en compte et d’intégrer toute évolution socio-économique qui tend normalement à bousculer l’équilibre de chaque pays. Mais si pour une raison ou une autre, le déséquilibre est fort et la solution tarde à venir, les pays ont souvent une tendance à se retourner contre l’extérieur ou pire encore, contre une partie de sa propre population pour les rendre responsable de leur malaise. L’Histoire nous a appris que les frontières géographiques, ethniques, linguistiques ou religieuses se sont tracées dans la douleur. Une fois stabilisées désignant pour chaque pays un dedans, un « Nous », et un dehors, un « étranger », d’autres frontières, internes cette fois, apparaissent et fragmentent le « Nous » construit parfois au prix de centaines de milliers de morts. Ce phénomène surprenant, la disharmonie au sein d’une nation qui était jusqu’à là soudée face aux dangers venant de l’extérieur, n’est autre que l’altérité qui s’est subrepticement réintroduite en son sein, justement à cause de la baisse de tension causée par les dangers venant de l’extérieur. Le « nous » homogène n’est qu’un moment éphémère dans la vie d’une nation. C’est pour cela que l’identité nationale n’est jamais un fleuve tranquille. Elle est toujours en devenir. Et c’est également pour cela, l’étranger comme le même sont aussi toujours en devenir.

 

 

Lire le texte de Christine DURA TEA – La verticalité est la condition de l’appartenance : L’altération de la langue originaire est la condition du parlêtre.