Rencontre avec le Professeur Jean-Gabriel Ganascia - Questions sur l'Intelligence Artificielle
20 novembre 2024

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Thierry FLORENTIN
Billets

A la suite d’une rencontre au Medem avec le Professeur Jean-Gabriel Ganascia, organisée par le collectif La parole, L’institution, le politique, animé par les psychiatres et psychanalystes Louis Sciara, Patrick Belamich, Jean-François Solal, Emile Rafowicz, j’ai été invité à lui poser un certain nombre de questions qui concernent les psychanalystes au sujet des développements de l’I.A.

Enseignant à la Sorbonne, et chercheur, le Professeur Ganascia, qui fût longtemps président du Comité d’Éthique du CNRS, a écrit depuis plus de trente ans une quinzaine d’ouvrages sur l’Intelligence Artificielle, sur ce que l’homme pouvait en attendre, et sur ses dangers pour l’humain.

 

Bonjour à tous, merci à Louis Sciara de m’avoir invité à être le discutant de Jean-Gabriel Ganascia, et tout d’abord, je souhaite vous remercier de votre initiative en créant ce collectif, je suis familier avec un certain nombre d’entre vous, je vois des visages connus, mais pas avec tous, et je trouve cette exogamie interassociative, que tu as instauré avec quelques autres, Louis, en ces temps où la psychanalyse est attaquée et menacée de toute part, et de tout côté, tout à fait bienvenue.

 

Je vais essayer de ne pas être trop long, et surtout de poser les questions spécifiques à notre discipline, et de ne pas tomber dans les questions pour lesquelles tu n’es pas venu, Jean-Gabriel, à savoir les sempiternelles questions tout-venant concernant les dangers de l’IA.

 

Pour ce faire, tous les journaux en sont remplis, il n’y a qu’à les lire, jusqu’à saturation, il y a des livres qui sortent tous les jours, des magazines, phénomènes et publications montrant tout de même la diffusion, la généralisation d’une certaine angoisse face à l’incertitude du devenir de chacun, tant au regard de son destin personnel, que professionnel, et bien sûr sociétal.

 

Craintes et peurs qui ne sont pas que fantasmées, devant l’évolution exponentielle de ces capacités nouvelles que permettent les avancées de l’IA, dont tout le monde se réjouit de manière évidente, consensuelle, moi le premier, et dont les usages sont immédiatement visibles et applicables.

 

Pour reprendre une expression d’un de mes amis grenoblois, psychiatre et psychanalyste, Alexis Chiari, un nouvel ordre mondial a pris en mains le progrès, et il reste difficile à ce jour de savoir s’il s’agit d’une marche d’émancipation, ou d’assujettissement.

 

Bien malin qui saurait se prononcer sans avoir la certitude d’avoir à se renier dans l’avenir. Il s’agit encore d’un indécidable, à ce jour au grand bonheur des futurologues et des Cassandre.

 

Tu évoques souvent la loi de Moore, dont rien ne prouve en effet, qu’il ne s’agisse pas d’un argument technico-commercial au départ, elle n’a jamais fait l’objet de la moindre démonstration scientifique, du doublement des capacités de l’IA tous les six mois. Tu en publies d’ailleurs un diagramme dans Le mythe de la singularité, qui montre bien son essoufflement.

 

Néanmoins il y a bien une expansion croissante et accélérée des capacités de l’IA, échappant aux capacités d’adaptation humaine, le titre même de tes ouvrages rend compte de ces craintes partagées, qu’il s’agisse de Intelligence artificielle, vers une domination programmée, paru en 2017, ou encore Servitudes virtuelles, 2022.

 

Que ces craintes soient fantasmées ou exagérées, conduisant à échéance à la disparition de l’homme, à son obsolescence, nous apprenons grâce à toi, dans Le mythe de la singularité qu’il existe de par le monde de nombreux think-tanks, des institutions dédiées à cette question, et aux noms formidablement évocateurs, par exemple un Institut sur le Futur de l’Humanité, ou un Institut du Futur de la Vie, tous instituts initiés et financés comme il se doit par les industriels de l’Intelligence Artificielle eux-mêmes, dont sans surprise Elon Musk, ou encore un Centre pour l’étude du risque existentiel à l’université de Cambridge, qui étudie les risques d’extinction de l’espèce humaine, etc.., toutes perspectives extraordinairement réjouissantes, déléguées à leurs bons soins, c’est-à-dire qu’elles sont déléguées à l’initiative privée, que l’État dans ces affaires est largué, hors-jeu, marginalisé, ces questions ne passent pas par une régulation publique, qui n’en a d’ailleurs ni volonté, ni moyens.

 

Cela était vrai jusqu’à ces derniers jours, puisque la récente nomination d’Elon Musk au gouvernement fédéral, à la suite de l’élection de Donald Trump à la tête des Etats-Unis, n’augure rien de bon.

 

Sommes-nous justifiés à redouter qu’avec l’Intelligence Artificielle, soit mise en place une barrière infranchissable entre le pouvoir politique et les citoyens, qui n’auraient plus en face d’eux que des chatbots pour interpeller le politique?

 

Toutes les instances intermédiaires de régulation et de contrôle s’en trouveraient ainsi court-circuitées et marginalisées, devenues obsolètes. Ne pourrions-nous relire, à la lumière de cette nomination et de cette si grande proximité d’Elon Musk avec Trump, la prise du Capitole par ses partisans, non pas comme une tentative de prise de pouvoir, mais comme le symbole que ces institutions sont devenues obsolètes et inutiles, et donc à détruire.

 

Si ce questionnement concerne naturellement tout un chacun, tout un chacun citoyen, je vais quand même essayer d’aborder avec toi les choses à partir de ce qui fait peut-être une petite différence avec les discussions auxquelles tu es ordinairement convié, à savoir notre place spécifique de psychanalyste.

 

Tout d’abord la question de lespace privé.

 

Michel Wiewiorka, qui était ici le mois dernier, rappelait dans son préambule que la psychanalyse ne pouvait se concevoir en dehors d’un cadre démocratique.

 

C’est assez remarquable, il faut le signaler, qu’il faille que ce soit un sociologue qui vienne rappeler à des psychanalystes les conditions de leur exercice.

 

Seulement, de définition de la démocratie, il y en a absolument autant qu’on veut, République démocratique d’Iran, République démocratique de Corée du Nord, etc.., et même chez nous, en France, la notion de démocratie a pris le tour d’une définition très extensible et à géométrie variable, propre à chacun en fait. Selon un récent sondage IPSOS d’ailleurs, près d’un quart des jeunes français ne veut rien savoir de ce qu’il doit à la démocratie, et s’accommoderait avec soulagement de l’instauration d’un régime autoritaire.

 

Pour les psychanalystes, il existe néanmoins une définition tout à fait acceptable, et qui est que la démocratie, c’est l’exercice d’une politique de l’espace public qui s’arrête à la porte de l’espace privé.

 

Une politique qui ne cherche pas à légiférer l’espace privé, car elle en délègue la responsabilité et le crédit confiant à chacun citoyen, à l’exception notable tout de même de la maltraitance et de la protection de l’enfance, ainsi que de son exploitation sexuelle.

 

Mais on ne légifère pas la vie psychique, à partir du moment où elle ne remet pas en cause l’existence d’autrui, ni l’ordre public.

 

Exemple, parmi tant d’autres, les lapsus publics des hommes politiques, révélant publiquement le fond de leur pensée, à savoir l’exact contraire de ce pourquoi ils ont été élus, et qu’ils étaient pourtant en train de déclarer solennellement, n’ont jamais tiré à conséquence, en dehors de quelques ricanements, gênés quand il s’agit des partisans du même bord, sur l’air du « je vous l’avais bien dit », quand il s’agit de l’opposition.

 

C’est à l’aune des actes publics, mais ni des fantasmes ni des vœux de mort inconscients, que les choses sont jugées.

 

A cette délimitation bilatère, espace privé d’un côté, espace public de l’autre, Lacan donnait un tour moebien en énonçant en 1967 que « l’Inconscient, c’est le politique ».

 

Ou la politique, le politique ou la politique, ça dépend des transcriptions sur lesquelles les uns et les autres s’appuient.

 

A savoir que le politique forgeait finalement l’espace intérieur de chacun, que le destin des deux était intimement lié dans la continuité d’un même ruban unilatère, retourné sur lui-même, et que la réciproque était également vraie, que l’aspiration à la liberté de consciences individuelles qui cherchaient à se débarrasser d’un carcan qui les opprimait et les bridait jusqu’ici pouvait donner lieu à une dynamique plus large d’émancipation collective, qui venait alors spécifier une culture, un souffle constitutif d’un style, du style d’un peuple, d’une nation, des individus qui en sont issus.

 

C’est ce qui s’est passé à Vienne dans les années 1900.

 

C’est également la recherche de ce qu’on a appelé, dans les mouvements révolutionnaires, soviétiques notamment, un homme nouveau.

 

C’est ce qui est arrivé au moment où Lacan énonçait cette phrase, et qui fait que Lacan, voyant les évènements de Mai 68, redoutait d’en être à l’origine.

 

C’est ce à quoi il semblerait que nous assistions également aujourd’hui, nous en constatons des prémisses, des frémissements, à l’écoute de nos patients, jeunes adultes, adultes jeunes, mais également les enfants et les adolescents.

 

Donc, ce sera l’objet de ma première question, comment va selon toi se façonner, se remanier, l’espace privé, à toi qui a présidé les travaux de la Commission Nationale d’Éthique du CNRS pendant de nombreuses années, et à quelles conséquences pouvons-nous nous attendre ?

 

Il faut souligner que cette question parcourt l’ensemble de ton travail depuis quarante ans, depuis L’âme machine, en 1990, et trouve son illustration qui peut nous amuser parce qu’elle est caricaturale, mais il ne s’agit pas d’une fiction, avec la Chine, cette Chine 2.0, où les citoyens sont suivis en permanence dans l’espace public par les systèmes les plus perfectionnés de reconnaissance faciale, puis, s’ils sont un peu défaillants ou transgressifs selon les critères établis de la sociabilité, s’ils traversent en dehors des clous, disons – mais cela commence par le simple fait de jeter un mouchoir dans la rue – ils perdent alors un certain nombre d’avantages sociaux, assez conséquents d’ailleurs, mais que cela ne concerne pas seulement eux, puisque pour donner un exemple, leurs amis ne peuvent plus les joindre directement par téléphone, ils reçoivent lorsqu’ils composent leur numéro un message émanant des autorités, leur déconseillant de si mauvaises fréquentations, et les menaçant d’être eux-mêmes inquiétés et marginalisés s’ils persistent à vouloir maintenir une relation amicale et sociale avec de tels délinquants.

 

Moins exotique, moins caricatural, nous subissons sans nous en offusquer plus que de raison le tracking, le profilage de nos recherches et quêtes diverses sur Internet, dont tout un chacun peut faire l’expérience, puisque nous nous voyons imposer avec insistance quasi-persécutante ce que l’IA a pu retracer et compiler de nos centres d’intérêt, avec une pertinence infaillible.

 

Tant qu’il ne s’agit que de nous faire convoiter des objets, après tout, ce sont les règles de la société capitaliste, cela ne va pas bien loin, mais justement cela va plus loin, puisqu’avec l’IA et la fabrication de fake news, de fausses images, de faux discours, c’est l’ensemble de nos émotions et de nos réactions qui est ici détecté, mis sous contrôle des algorithmes, et orienté, comme on le constate d’une manière extrêmement banale désormais, et où le temps de la démocratie, justement, le temps du recul et de la réflexion, de l’argumentation, de la dialectisation, de la temporisation, est court-circuité et évacué pour la fabrication d’une fausse vérité, créatrice d’affects d’indignation, c’est le mot d’indignation qui a remplacé le débat public. Il faut lire le dernier ouvrage d’Olivier Mannoni., Coulée brune, mais aussi, je crois un ouvrage majeur, Giorgio di Empoli,  Les ingénieurs du chaos.

 

Dans cette affaire, ce n’est pas tant l’algorithmisation par l’IA des émotions du sujet, et son instrumentalisation, c’est que l’IA est toujours plus forte, puisqu’elle anticipe ce que l’autre est censé vouloir voir ou entendre. Une communication d’outrance qui remplace une vision.

 

Et s’emparer ainsi d’un désir qui n’est plus modelé par le fantasme, mais entièrement structuré par l’IA.

 

La question de la Dette  

 

Disons et j’en viens tout naturellement à mon deuxième point, je vais essayer d’être très bref, qu’il existe pour la psychanalyse, très schématiquement, mais c’est un point de doctrine, en tous les cas pour les lacaniens, qui repose sur le postulat d’un manque fondateur, d’un espace troué, un vide inaugural, qu’il convient de cerner, de serrer, et c’est l’affaire de toute une vie, mais en aucun cas de combler, puisque c’est de la consistance de cet espace troué, précisément, et de la manière dont nous l’abordons, que nous entretenons ce qui pour nous est le plus important chez l’homme, et que nous appelons son désir.

 

C’est cette incomplétude même qui nous donne notre consistance.

 

Autrement dit le désir humain n’est pas quelque chose d’inné, et nous le vérifions tous les jours en clinique, et nous pouvons même dire qu’il s’agit de ce qu’il y a de plus fragile en l’homme, de ce qui est le plus facilement brisable en lui.

 

Mais pas seulement.

 

Il est aussi ce qu’il y a de plus convoité.

 

Qui tient le désir de l’autre tient le monde.

 

C’est ce que les femmes, mais aussi les dictateurs, les dealers, entre autres, savent d’emblée.

 

Mais c’est aussi le savoir-faire des mécanismes de l’IA.

 

Savoir-faire dans lequel l’espace du manque au sein de chacun est à considérer comme un espace à combler là où, pour le psychanalyste, il s’agit au contraire de garantir son maintien.

 

Charles Melman, dans un ouvrage paru il y a plus de vingt ans, L’homme sans gravité, jouir à tout prix, avait magistralement décrit comment nous étions entrés dans une société qui ne tolérait plus aucun manque, et que le paradoxe tenait à ce que cette abolition du manque passait par le manquement.

 

Le manque-ment.

 

Le manquement à la dette.

 

Alors, on le constate notamment avec Chat-GPT, la dette, c’est-à-dire l’effort, qui n’est rien d’autre au final qu’une des déclinaisons parmi d’autres de la dette, il y en a de nombreuses, vient remodeler totalement le rapport à l’enseignement, au Maitre, et à la transmission.

 

A qui les générations à venir devront-elles leur savoir ?

 

Et qu’auront-elles à transmettre, délestées du devoir et de la charge de son énonciation.

 

Nous n’en sommes qu’à la première génération, je ne parle pas seulement des collégiens ou des étudiants, cela concerne absolument tous les corps de métiers, enseignants, juristes, médecins, etc…

 

Dans le roman Leurs enfants après eux, sur lequel mon attention a été attirée par Yann Diener, et qui se situe pourtant dans une génération précédant celle à venir, celle des adolescents d’il y a vingt, trente ans, dans les années 1990, Nicolas Mathieu pose à sa façon cette question du vide qui vient emplir une vie quand il n’est pas bordé par le manque.

 

C’est une question qui concerne déjà deux générations avant celle en cours.

 

C’est la question, pour nous, psychanalystes, des ravages sur l’humain de ce que nous appelons le discours du capitaliste, dont nous avons suivi les prémisses à la fin de la première guerre mondiale en Amérique, avec l’apogée du taylorisme, qui a conduit à la crise de surproduction de 1929, puis qui a explosé après la seconde guerre mondiale en Occident, où l’avoir et la jouissance de l’avoir ont supplanté l’être.

Dans ton ouvrage, Ce matin, Maman a été téléchargée, roman d’anticipation que tu as voulu plutôt drôle, plutôt léger, et que tu as écrit sous pseudo, tu développes cet enjeu précisément sous cet angle de la dette, à savoir à savoir la mort réelle du père, c’était le problème dans lequel se débattait l’homme aux rats, pour que nous puissions advenir à cette dette, faute de transmission symbolique.

 

Tant qu’il est vivant, c’est là un constat d’une grande banalité clinique, nous l’entendons chaque jour de nos patients, nous restons les enfants éternels de nos parents, mus par la frustration et la revendication les plus infantiles.

 

C’est une affaire très sérieuse, que masque l’affect, la douleur morale de la perte, que Freud appelait le deuil, et qui fait l’objet dans les sociétés tribales ou religieuses, de pratiques ritualisées dans le temps, non pas destinées seulement à réguler la douleur, ou à rendre hommage au défunt, comme on s’y arrête trop souvent, mais qui ont pour objectif de définir un temps où placer le vivant face à ses responsabilités, lui dire « Allez maintenant il est temps. Il est temps de prendre ta place dans la succession et les responsabilités d’une génération, tu n’as que trop tardé jusqu’ici ».

 

J’ai dans mon bureau une statuette des tribus Jaraï du Vietnam, qui sont des tribus nomadisantes, sur les Hauts-plateaux, et qui avant de transhumer placent à côté du défunt une statuette de bois putrescible, à taille humaine, la mienne fait un mètre vingt, environ, une pleureuse. Quand elles reviennent, après la mousson, le bois a disparu, s’est délité. Il est alors temps, pour les hommes comme pour les femmes, d’ensemencer à nouveau, qui dans les rizières, qui dans les couches de la hutte conjugale.

 

C’est une question de survie de la tribu à laquelle chacun se doit de contribuer.

 

A partir de quelques extraits vidéos et enregistrements sonores, l’Intelligence  Artificielle est aujourd’hui en mesure de pouvoir reconstituer, à l’intonation de voix près, un véritable dialogue avec les défunts, et propose déjà tous les services qui permettent d’abolir le travail de deuil nécessaire à la mise en place chez un sujet de la reconnaissance de sa dette à l’égard de la spécificité de l’espèce humaine, qui va bien au-delà de la simple reproduction, ni même de l’exercice d’un travail bien rémunéré et reconnu socialement.

 

Tu écris que Ray Kurzweil, un futurologue américain très écouté aux Etats-Unis, pour ses capacités d’analyse anticipatoire, puisqu’il avait prédit l’apparition de l’IA générative vingt ans avant tout le monde, prévoit pour 2045 la capacité de téléchargement des consciences sur les machines.

 

Alors, si les parents sont immortels, et que nous n’avons plus à aller chercher en nous-mêmes les réponses à nos questions sur le sens de l’existence, s’il n’y a plus de manque fondateur, et que l’IA nous déleste du poids de la dette des générations dont nous n’avons plus à nous emparer pour nous-même avant de la transmettre aux générations qui vont suivre, si nous en déléguons le soin à une machine, nous permettant le libre cours à une Jouissance sans plus d’entrave, nous avons donc évacué grâce aux progrès de l’IA qui fait reculer l’impossible – merci Hilberg – les soubassements les plus embarrassants mais qui font la consistance de l’humanité.

 

Il s’agit bien là donc des questions de la vie, de la mort, et du sexe.

 

Un monde sans dette.

 

Le voilà bien l’homme nouveau, dont nous parlions tout à l’heure, affranchi de toute dette.

 

Mais, au fait, nous le connaissons, cet homme nouveau, il est déjà parmi nous.

 

Nous le voyons avancer fièrement, à l’avant-garde révolutionnaire, déjà hégémonique dans les universités américaines, et prêt à prendre d’assaut la totalité de nos lieux de transmission de savoir occidentaux, si ce n’est déjà fait.

 

Uni à l’IA dans une communauté de destin et d’intérêt, et qui surtout ne veut rien avoir à devoir aux générations qui l’ont précédé.

 

Une humanité débarrassée de ses impossibles.

 

Une humanité propre, débarrassée de son passé peu reluisant, le colonialisme, le racisme, n’endossant pas cette responsabilité, et bien évidemment de celles de ses religions qui elles se sont construites sur le poids de cette dette.

 

Dans son ouvrage, LQI, la langue quotidienne informatisée, le psychanalyste Yann Diener, qui a passé une année de séminaire à réfléchir sur la question de l’Intelligence Artificielle, n’arrête pas de se demander pourquoi, lorsqu’il veut parler de l’IA, il ne cesse d’écrire les codes nazis.

 

Il fait allusion à Thüring, et au rôle fondateur qu’il a eu pour craquer les algorithmes de la marine militaire allemande.

 

A la vérité, on sait depuis peu, il s’agit de nouveaux travaux d’historiens, mais Yann Diener ne pouvait pas le savoir, que les mêmes codes ont été utilisés dans la Shoah pour permettre aux nazis de communiquer entre eux.

 

Moi-même, dans le dernier numéro de La Revue Lacanienne, dont le thème est « A l’impossible nul n’est tenu », dernier numéro d’une série initiée par son rédacteur en chef, Marc Morali, sur les grandes questions cliniques contemporaines, je rappelais que c’était à un psychiatre, Nathan Kline, peut-être le plus respecté à l’époque aux Etats-Unis, inventeur de traitements révolutionnaires pour la schizophrénie et la dépression, à qui les scientifiques de la Nasa, ceux-là même qui avaient été repêchés en 1945 des laboratoires nazis par l’US Army lors du programme Paperclip, s’étaient adressés pour lui demander de mettre au point un programme d’amélioration des conditions de survie des astronautes en milieu hostile, et que cela avait donné lieu à la création du terme de cyborg, d’homme augmenté.

 

Mais à vouloir dépasser l’impossible, ou plutôt éradiquer l’impuissance, selon la loi de Moore, en plus, jusqu’où nous mènera le transhumanisme ?

 

Bien évidemment, ma question ouvre un certain nombre de questions cliniques, notamment la question trans, pour laquelle trop souvent, nous nous bornons aux questions de genre, d’assomption sexuée, sans voir qu’il s’agit là pour de nombreux jeunes, de la pointe la plus avancée et la plus visible du transhumanisme, c’est-à-dire de l’évaporation pure et simple de la question de la castration, censée lester l’existence humaine.

 

Nous avançons dans ce XXIème siècle compliqué avec les idées simples du XIXème…

 

Ne s’agit-il pas, et j’en termine, dans cette affaire, d’en finir avec la race humaine pour créer une nouvelle race disciplinée et ayant définitivement déléguée ce qui la constituait et dont elle portait la responsabilité, aux génies de la machine, d’éliminer toute trace des fondements de l’humain, en en éliminant l’héritage de ses aspects les plus déplaisants, pour finalement mieux la voir réapparaitre sous une forme aseptisée mais cependant implacable, celle du cyborg sans déchet et sans production de CO 2.

 

Un monde sans les embarras et les contradictions que causerait le dysfonctionnement du corps et le trouble de sa sexualité.

 

C’est donc toute la question du malaise dans la civilisation que tu poses, et que posait déjà Freud dans son troisième chapitre, et qui je crois est celle qu’ont voulu poser les organisateurs de ce séminaire.

 

À deux reprises, et à quinze ans d’intervalle, une première fois dans la préface qu’il fait à l’éducateur autrichien August Eichorn, Enfances à la dérive, en 1922, puis une nouvelle fois en 1937, en rédigeant Analyse finie et Analyse infinie, Freud va nommer trois tâches impossibles, gouverner, éduquer, psychanalyser, et dont il va substituer pour finir le dernier terme par soigner.

 

Freud ne nous dit pas que ce sont des tâches impossibles à atteindre, il n’a pas du tout en tête cette question, il nous dit que dans ces trois domaines, et en1937, il renouvelle sa mise en garde, il ne saurait être question de viser la totalité, et que nous devons au contraire à chacun de ces domaines laisser une place libre de toute ambition de conquête et de maitrise.

 

Nous ne pouvons en aucun cas nous rendre maitre de l’espace privé, en ce qui concerne le politique.

 

Nous ne pouvons en aucun cas biberonner le savoir pour l’autre, mais ambitionner de lui ouvrir la soif d’apprendre et de continuer pour lui-même.

 

Quant à soigner, l’exemple des guerres et l’histoire des haines, nous enseigne que nous n’éradiquerons jamais les pulsions de mort et de destruction, et que celles-ci sont inhérentes à la condition humaine. Nous ne pourrons nous améliorer que si nous reconnaissons cette condition comme fondatrice, et que nous renoncions au bonheur de l’humanité, c’est à dire à vouloir instaurer le souverain Bien.

 

Voilà, je m’arrête là, juste un dernier mot encore sur le langage qui pour nous autres psychanalystes, ne vaut pas communication, il ne vaut que par ce qu’il recèle de jouissance, de jouissance associée à un signifiant, et que sans cette jouissance qui lui est liée, la parole ne fait jamais que successions de signes, c’est à dire d’injonctions et d’ordres.

 

N’est-ce pas Elon Musk, encore, qui prédisait pour 2045 la fin du langage humain?

 

Décidément le nazisme est une obsession qui ne passe pas…

 

« Le langage n’est pas un code, disait Lacan le 10 Mars 1965, dans Les problèmes cruciaux, précisément parce que dans son moindre énoncé, il véhicule avec lui le sujet présent dans l’énonciation ».