Tout homme est un animal, sauf à ce qu’il se n’homme. »
(Lacan, L’acte psychanalytique, 20 mars 1968)
L’être humain est un être de langage et c’est sans doute sa singularité. Certes, les recherches des éthologistes des dernières décennies, après celles, inaugurales de Karl Von Frisch sur la communication des abeilles1, ont-elles pu montrer des systèmes de communication très élaborés, notamment chez les primates et les cétacés, voire des variantes « culturelles » entre les langages de groupes de bonobos vivant à quelques dizaines de kilomètres de distance les uns des autres. Mais, comme le soutient le linguiste Alain Bentolila dans son livre Nous ne sommes pas des bonobos, il est impropre de qualifier de langage des animaux « ce qui n’est qu’un instrument qui peut certes désigner, indiquer, avertir ou exiger, mais qui en aucun cas n’a ce pouvoir propre à l’humain de créer par le langage un monde que jamais leurs yeux n’auront vu ni ne verront. »2 Là où la communication animale désigne ce qui est perçu, vu, entendu, senti, le langage humain peut évoquer ce qui est passé, prévu, imaginé et, ainsi, organiser le monde en concepts qui, comme a pu l’avancer Saussure, ne désignent par pour la plupart des objets mais renvoient à des signifiés abstraits.
Lectures du monde
Ainsi, sapiens vit dans un monde créé par la langue où il nait, laquelle lui impose une vision de ce monde. Et des visions très différentes selon les quelques 6000 langues qui y sont parlées et obéissent, au-delà de la supposée grammaire universelle de Chomsky, à des grammaires extrêmement variées « qui découpent le réel différemment, provoquant dans l’esprit des locuteurs des associations distinctes dont la combinaison finit, au total, par désigner plusieurs images du monde… » 3 Je cite là Jean-Pierre Minaudier dans Poésie du gérondif où il montre la grande variété des manières de catégoriser, les temps, le genre, les modes, le nombre… D’où ce constat que, je le cite à nouveau : « Être poussé par la grammaire de sa langue à négliger une catégorie toute entière, ou, au contraire à la coder méticuleusement, contribue, à l’évidence à colorer différemment la perception du monde. » 4 C’est ainsi que certaines langues, comme le mandarin, le turc, le japonais, le basque, l’estonien ne distinguent pas le genre tandis que d’autres, comme le tamazigh des berbères du Maroc, féminisent un mot pour indiquer que la chose dont on parle est de petite taille. A l’inverse, dans la langue khoïsane de Namibie, peni, au masculin est un stylo, et pens, au féminin, un gros stylo. Certaines langues, asiatiques surtout, codent la position sociale relative des personnes en train de converser, avec des formes de politesse obligatoires. Citons encore, la langue romani des tsiganes qui structure leur monde selon une opposition majeure tsigane/gadjo qui n’est sans doute pas pour rien dans leur résistance à l’assimilation par les populations environnantes et l’hostilité qu’ils en reçoivent en retour.
Rappelons enfin comment le philologue Victor Klemperer analyse la langue nazie dans le livre LTI, la langue du troisième Reich, issu de son journal tenu pendant ces années funestes : « Le nazisme s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente. » Il poursuit : « Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelques temps l’effet toxique se fait sentir. » Ainsi, la langue nazie « imprègne les mots et les formes syntaxiques de son poison, elle assujettit la langue à son terrible système, elle gagne avec la langue son moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret. » 5 Plus proche de nous, il n’est pas anodin, de substituer au terme de front, à connotations de combat, celui de rassemblement, masquant une perspective clivante sous une apparence unificatrice. Je passe sur le nombre de néologismes et autres formulations contournées qui envahissent notre quotidien, « tiktoquent » nos enfants et nous enfument pour collecter notre miel…
Le langage condition de l’inconscient
Il est ainsi clairement établi que la langue façonne notre monde, tant au plan collectif qu’au plus intime, en le quadrillant d’un filet symbolique avec ce qu’il entraine de connotations imaginaires mais aussi ce qu’il laisse dans l’ombre, rejeté et forclos, clivé et dénié, ou censuré et refoulé. C’est le mérite de Freud d’avoir repéré là un savoir insu, Unbewuβt, inconscient, à travers ce qui en revient de façon impromptue et souvent incongrue dans les rêves, les lapsus et autres manifestations de la psychopathologie quotidienne. Du rêve, il dégage le principe de figurabilité permettant de représenter des mots par des images, comme dans les rébus, et dont il faut entendre le son et non le sens, à l’instar des hiéroglyphes, ainsi que les mécanismes de condensation et déplacement anticipant les notions linguistiques de métaphore et de métonymie.
Mais pas seulement, il identifie, dans ce qu’il nomme « chimie de syllabes » 6, ce même procédé que nous employons pour jouer sur les mots et qui lui vaudra le reproche que son rêveur est par trop spirituel et l’amènera, en réponse, à comparer la technique du jeu d’esprit avec le travail du rêve : chimie de syllabes mais aussi de lettres, comme le montrent les nombreux exemples qu’il donne. J’ai déjà cité celui du lapsus de cet homme qui voulait dire « Dann aber sind Tatsachen zum Vorschein gekommen » (Mais alors les faits en sont venus à apparaître). Au lieu de cela, il dit « Dann aber sind Tatsachen zum Vorschwein gekommen » (« Mais alors les faits en sont venus aux cochonneries » !)7 C’est l’irruption d’une seule lettre, w, qui vient là trahir une préoccupation cochonne inconsciente du locuteur. Je vous rappelle aussi cet autre exemple ancien, cité par Freud et repris de Brantôme (1572-1614), où une gente dame dit à un honnête gentilhomme : « J’ai ouy dire que le roy a fait rompre tous les cons de ce pays –là. Elle voulait dire les ponts » Lapsus dont Brantôme donne une interprétation : « Pensez que, venant de coucher avec son mari, ou songeant à son amant, elle avait encore ce nom frais en la bouche. » 8 Exemples qui justifient mon affirmation que Sapiens est un calami. Pas au sens où il serait une calamité pour la planète mais selon l’étymologie du mot calami, un roseau écrivant. Il est en effet le seul primate à pouvoir ainsi jouer avec les lettres, et, par exemple, prétendre être arrivé à pied par la Chine. Soit à fabriquer des contrepèteries, cet art de produire des contenus salaces par une seule permutation de lettres. Il est aussi le seul à faire des mots croisés, pratique que Lacan conseillait à un jeune psychanalyste en exergue de la deuxième partie de son article « Fonction et champ de la parole et du langage. » 9
De l’oral à l’écrit
Si un langage articulé élémentaire est probablement apparu vers 150000 ans avant notre ère chez homo sapiens et a évolué progressivement, ce n’est que 30 à 40000 ans avant notre ère que l’on trouve des traces de graffitis et de peinture sur les murs des grottes et des rochers, puis vers -6000 à -5000 ans des proto écritures, des idéogrammes et des pictogrammes, et, enfin, vers -3000 ans de véritables écritures obéissant à une grammaire telle que l’énoncé linguistique codé par un locuteur puisse être décodé précisément par un lecteur. Soit, entre -3400 et -3100 en Mésopotamie, -3250 en Egypte, -1200 en Chine, -500 en Amérique du sud. Où l’on voit progressivement évoluer les graphèmes, de la représentation de mots entiers vers celle de syllabes, puis vers celle de sons élémentaires, l’écriture alphabétique que nous connaissons, l’alphabet latin, via celui des sémites, des grecs et des étrusques. Système qui représente un avantage économique considérable en permettant de représenter un grand nombre de sons, 32 phonèmes en français, par agencement d’un petit nombre de lettres, 18 consonnes et 14 ou 15 voyelles, pour produire un nombre à peu près infini de mots, selon des règles morphologiques précises, pour ensuite les associer dans des phrases en suivant les règles syntaxiques fixées et spécifiées par la grammaire de chaque langue.
Cette hybridation de la langue entre oral et écrit a, grâce à la plasticité cérébrale, des conséquences neuronales mesurées par des études neuro scientifiques, où, en comparant le cerveau de personnes alphabétisées avec celui de personnes ne sachant pas lire, on observe le recyclage de circuits neuronaux dédiés à la reconnaissance visuelle des objets et des visages pour les dédier au déchiffrage de l’écriture. De même, on peut constater la modification au cours de l’apprentissage de la lecture par des enfants de certaines aires visuelles et auditives et de leurs connexions.10 Freud, déjà, déduisait des études sur l’aphasie que les mots étaient l’objet d’une triple inscription dans le cerveau : l’image du mot écrit, son image sonore, son exécution motrice. De même, les professeurs de musique apprennent à leurs élèves à reconnaitre les notes visuellement sur la partition, auditivement par l’écoute et sur le plan moteur en les produisant vocalement ou avec leur instrument. Mais ce dont nos neuro scientifiques semblent ne pas se soucier, c’est de la relation qui s’instaure chez l’enfant qui découvre et apprend la lecture, avec le parent qui lui lit des histoires, puis l’enseignant qui lui en apprend les mécanismes et le plaisir qu’il en retire à les maitriser. Et s’agissant de l’écriture, la fonction de l’adresse au lecteur et la satisfaction de laisser une trace après lui, ce que Bentilola rattache à la conscience d’être mortel.
Ecrire le dire
Cette hybridation de l’oral par l’écrit a des conséquences sur l’écoute de l’analyste car si la règle fondamentale, c’est de dire, ce n’est qu’à l’écrire que l’analyste peut entendre dans les énoncés ce qui cherche à se dire dans ce qui s’entend et vient s’y infiltrer, ou s’en exfiltrer. Lacan le formule expressément dans le séminaire Les Non- dupes errent (leçon du 19 février 1974) : « Sans ce qui fait que le dire ça vient à s’écrire, il n’y a pas moyen que je vous fasse sentir la dimension dont subsiste le savoir inconscient » ;11 puis, dans le séminaire Le Moment de conclure, (leçon du 20 décembre 1977) : « … l’analyste équivoque sur l’orthographe. Il écrit différemment de façon à ce que, par la grâce de l’orthographe, d’une façon différente d’écrire, il sonne autre chose que ce qui est dit […] C’est pour ça que je dis que, ni dans ce que dit l’analysant, ni dans ce que dit l’analyste il n’y a autre chose qu’écriture. »12 C’est en effet de la grammatisation de lalangue, en un seul mot, que se constitue l’inconscient. Ce que Lacan nomme lalangue, en un seul mot, c’est celle où prévaut d’abord la prosodie puis les premières séquences syllabiques saisies hors sens et agencées selon des rapports de voisinage et reliés aux éprouvés, aux affects occasionnés par les situations où ils ont été reçus. Ce n’est qu’au cours de la deuxième année que l’enfant va progressivement passer du continu de cette lalangue au discontinu du langage en intégrant « … les règles phonologiques qui contrôlent la prononciation des mots, et les règles morphologiques qui gouvernent leur construction. »13. Ainsi, l’enfant pourra se faire comprendre mais aussi se faire reconnaitre comme locuteur.
Chez l’adulte, dont cette lalangue sera entrée dans un système de transcription qui, précisément, vise à en fixer graphiquement les usages reconnus et en réduire les équivoques, n’en persisteront pas moins, des vestiges, des connexions singulières, des points obscurs ou étranges, produits de ce savoir-faire avec lalangue, qu’est l’inconscient : jouer du continu de lalangue avec le discontinu de la langue grammaticalisée. Vestiges que nous pourrons retrouver dans les cures. Un analysant qu’il m’est arrivé d’entendre m’en a fourni un exemple d’autant plus intéressant qu’il portait le même prénom que moi. C’était il y a longtemps et je peux l’évoquer ici sans crainte. Il s’agit d’un souvenir d’enfance, situé vers 5 ans, souvenir écran de toute évidence. Il était en promenade avec son grand-père dans une carriole tirée par un cheval. Soudain, le cheval s’est mis à donner des coups de patte et à hennir : un serpent se trouvait au milieu du chemin. Le grand-père a calmé le cheval et rassuré l’enfant : ce n’était qu’un orvet, un serpent inoffensif qu’il a tranquillement pris dans sa main et détourné du chemin. En réalité, l’orvet n’est pas un serpent mais un lézard. Peu importe, ce « norvet » qu’avait fait résonner l’analyste, assonait avec son prénom et lui offrait la possibilité d’une identification phallique à un serpent gentil. Si bien que, plus tard, la lettre n détachée par l’orthographe a pu revenir en majuscule, N, initialiser son prénom. Soit, le border d’un trait premier, en même temps que l’enluminer. Chacun comprendra pourquoi, pour reprendre la formule de Brantôme, j’ai encore ce souvenir frais en l’oreille.
Toucher au Réel
Cet exemple n’a bien sûr pas valeur de prescription. L’analyste intervient à chaque fois singulièrement, sur un mot, un phonème, une phrase entière, une hésitation, une prononciation insolite, une élision, une suspension…. Et, relativement à la lettre, notamment, l’intervention ne consiste pas à l‘extraire de l’énoncé de l’analysant mais à la faire sonner, résonner dans le renvoi de son énoncé à l’analysant. Car, précise Lacan, dans RSI : « … il est bien clair qu’on est habitué à ce que l’effet de sens se véhicule par des mots et ne soit pas sans réflexion, sans ondulation imaginaire. »14 Mais, ajoute-t-il plus loin, c’est par leur jaculation, leur profération que cet effet touche au Réel. C’est pourquoi, si la position de l’analyste est d’abord par son silence de soutenir l’objet cause du désir en place d’agent du discours analytique, son acte, et un acte ne se calcule pas, c’est aussi d’en sortir opportunément pour agir sur tel ou tel maillon ou partie de la chaine signifiante de l’analysant afin d’en relâcher autant que faire se peut la bride sur son cou. Comment ? Ce sera le thème du séminaire de 1967-68, au titre, à l’époque incongru, de L’acte psychanalytique d’en examiner les attendus, les conditions et les paradoxes. Incongru, car la règle fondamentale qui situe l’analyse comme une pratique de parole préconise à cette époque la suspension de tous les agirs considérés comme résistance : pendant une analyse, on n’agit pas, on ne se marie pas, on ne divorce pas, on ne fait pas d’enfants, on ne change pas d’emploi… Il y faudra le travail de Lacan pour distinguer parmi les agirs passage à l’acte, acting out et acte véritable et spécifier la parole comme un acte, dans la suite des travaux de J.L. Austin, Quand dire c’est faire15 et de J. R. Searle, Les actes de langage16. La parole de l’analyste ne relève pas du bla-bla, elle se doit d’être performative et se juge à ses effets. À y ajouter que l’acte de l’analyste ne se limite pas aux interventions langagières et que tout acte, y compris non verbal, « a lieu d’un dire, et dont il change le sujet. »17
Reste que la possibilité que des manifestations de l’inconscient s’immiscent dans un dire, suppose une grammaire suffisamment rigoureuse, ce qui est le cas de la grammaire française, pour que ses transgressions par un locuteur aient sens ou signifiance. Qu’en est-il alors pour cette génération Z dont la maîtrise de l’orthographe grammaticale est indéniablement déficiente, que ce soit dans les SMS où on l’on écrit indifféremment ses ou c’est, voire sait, mais aussi dans les copies d’étudiants où, par exemple, relève Bentolila, « … sur quelques cent copies de licence de linguistique, corrigées en 2019, plus de 70% révélaient une moyenne de huit fautes d’orthographe par pages ; et la majorité de ces fautes étaient de nature grammaticale : accords, morphologie verbale … »18 et donc affectaient le sens même de la phrase. Rappelons qu’il y a un siècle, cinq fautes dans la dictée du certificat d’études primaires valait un zéro éliminatoire. Autre évidence, s’il en fallait, que le surmoi n’est plus ce qu’il était ! Mais alors, quid de l’inconscient ?
Notes
1 Frisch K. von, 1927, Vie et mœurs des abeilles, Albin Michel.
2 Bentolila A., 2021, Nous ne sommes pas des bonobos, Odile Jacob, p. 19.
3 Minaudier J. P., 2017, Poésie du gérondif, Le tripode, p.56.
4 Ibid., p. 94.
5 Klemperer, V., 1996, LTI, la langue du troisième Reich, Albin Michel, p. 40-41.
6 Freud S., 1900, L’interprétation des rêves, PUF, p. 258.
7 Freud S., 1904, Psychopathologie de la vie quotidienne, Payot 1978, p. 52.
8 Freud S., Ibid., p. 65 et Fischer 1989, p. 89.
9 Lacan J., 1966, « Fonction et champ de la parole et du langage », Ecrits, Seuil, p. 256.
10 Dehaene S., 2018, Apprendre ! Les talents du cerveau, le défi des machines, Odile Jacob.
11 Lacan J., 1973-74, Les Non- dupes errent, Edition hors commerce de l’Association lacanienne internationale, 2010, p. 130.
12 Lacan J., 1977-78, Le Moment de conclure, Publication hors commerce, Association freudienne internationale, 1996, p. 25.
13 Boysson-Bardies M., 1996, Comment la parole vient aux enfants, Paris, Odile Jacob, p. 219.
14 Lacan J., 1976-77, RSI, p. 77.
15 Austin J. L., 1962, Quand dire c’est faire, seuil, 1970.
16 Searle J. R., 1969, Les actes de langage, Hermann, 1972.
17 Lacan J., 1967-68, L’acte psychanalytique, Publication hors commerce, Association freudienne internationale,1997, p. 311.
18 Bentolila opus cit., p. 156.