« Ne plus tout donner pour devenir pas-toute »
07 septembre 2024

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MANN Michèle-Christine
Journées d'études

La fameuse phrase « On ne naît pas femme, on le devient » de Simone de Beauvoir met bien la pression à toutes les femmes. Comment en devenir une ? Est-ce qu’on peut rattraper le train ou serait-il parti pour toujours à un certain moment de la vie ?

 

J’ai travaillé longtemps en EHPAD et ai toujours eu à me battre contre des injonctions patriarcales, venant plus souvent des femmes que des hommes. Être femme cela peut signifier s’accrocher à un semblant si cela est en lien avec notre désir, mais ce n’est pas le cas pour tout le monde. Est-ce possible de lâcher ce semblant de la bonne mère et épouse pour se questionner sur son désir, même à un âge avancé ? Et que faut-il pour y être poussée ? Car, comme toujours, il est bien plus confortable de se cacher derrière le désir de l’Autre que de s’interroger sur le sien, et tout a un prix.

 

Quand on questionne notre ami Google, s’émanciper veut dire s’affranchir d’une dépendance/contrainte. Peut-on l’entendre comme se débarrasser de l’emprise de l’homme ?

 

J’ai souhaité vous parler d’une femme, mais j’ai besoin de commencer par son mari pour l’introduire.

Je travaillais à l’époque en oncologie, 4ème étage. Mon bureau était au même étage mais du bâtiment d’à côté, en service de rééducation (SSR). Heureusement qu’il y avait une passerelle avec une porte à code qui permettait au personnel de ne pas devoir descendre tous les étages pour les remonter 10 mètres plus loin par un autre ascenseur, ou les escaliers pour les courageux. J’avais bien pris connaissance de l’arrivée de Monsieur B dans le service de SSR car il hurlait dès le matin, sonnait sans arrêt et faisait parler de lui en salle de pause par ses remarques misogynes envers les collègues de l’équipe soignante.

 

Madame B était une épouse dévouée et discrète, on ne se rendait compte de sa présence que par le manque ! Elle prenait toutes les places : amenant son mari dans le jardin, lui apportant linge et courses, le lavant, servant de bouc émissaire,… quand elle était là, la sonnette restait éteinte, c’était paisible. Et personne ne se questionnait sur leur dynamique de couple : ayant 80 ans dépassés, une femme totalement soumise qui se prend des violences verbales en continu cela ne se questionne pas apparemment, c’est juste générationnel.

 

Un jour en venant à l’hôpital, Madame B fait un malaise sur le chemin et est amenée aux urgences. Tout le monde pense d’abord à un épuisement suite aux trajets quotidiens et son implication dans les soins prodigués à son mari. Mais ce n’est pas tout ! Les médecins découvrent un cancer généralisé très avancé et s’étonnent de l’absence de plainte douloureuse ainsi que des manquements de certains rendez-vous de suivi qui avaient été programmés pour elle. Pourtant, elle y passait du temps à l’hôpital, accompagnant son mari à chacun de ses rendez-vous à lui et lui offrant un service hôtelier de première classe pendant chaque séjour.

 

Madame B arrive alors dans le fameux service en face de celui de son mari pour discuter de la suite, même si, en prenant en compte son état général, une prise en charge curative semblait peu envisageable.

Le jour de son arrivée, les deux fils du couple viennent amener leur père dans la chambre de Madame où celui-ci en profite pour l’engueuler d’être hospitalisée et ayant fait exprès pour pouvoir se reposer et ne plus jouer son coursier personnel et s’occuper de la maison. Les fils, pas du tout choqués par cette scène, et étant très occupés au travail demandent à ce que quelqu’un l’amène tous les jours voir son épouse, ce qui se fait pendant quelques jours et où le personnel le fait passer par la petite passerelle qui lie les deux bâtiments.

 

Pendant quasiment une semaine j’essaie de rencontrer Madame B, mais son mari est présent tous les après-midi et je n’avais pas prévu de faire un entretien familial, je décide alors à chaque fois d’y retourner le lendemain. Un après-midi je la retrouve seule et en pleurs, et elle me fait une annonce très bouleversante : « Je vais mourir, et ce n’est pas grave, mais je veux vivre un peu pour moi avant cela. J’ai 83 ans et je n’ai jamais vécu pour moi. »

La requête qu’elle me fait par la suite, elle l’avait déjà formulée à l’infirmière juste avant : qu’on arrête d’amener son mari tous les jours et qu’on l’empêche de venir par lui-même, elle ne voulait penser qu’à elle pendant ces derniers moments qui lui restaient. Et qu’on l’appelait par son prénom, Rose, elle ne voulait plus être l’épouse de.

 

C’était d’autant plus touchant que dans la chambre qu’occupait Rose j’avais suivi pendant plusieurs mois Madame A. Elle était hospitalisée pour épuisement mais également pour du travail dissimulé : son mari qui était à deux chambres d’elle refusait toute aide extérieure et elle continuait alors à l’aider au quotidien (jusqu’à le nourrir et retourner dans sa chambre après pour manger son propre plateau froid).

Malgré que Madame A avait récupéré un peu et aurait été en capacité de rentrer à la maison, son mari refusait d’entrer en EHPAD seul. Elle avait alors demandé l’institutionnalisation pour elle-même sans en avoir besoin pour lui faire accepter ce changement de lieu de vie. Est-ce de l’amour ? De la bêtise ? Un peu des deux ? En tout cas cela m’avait beaucoup peiné pour Madame A…

 

…mais retournons à la famille B…

 

Les fils du couple ont très mal réagi à cette nouvelle – le fait que Madame ne voulait plus voir son mari – affirmant que leur mère aurait perdu sa tête suite à l’annonce de sa mort prochaine et refusant au début de venir la voir sans leur père. Pareil pour le petit fils de Rose qui a tenté de la faire revenir à la raison par du chantage. Son mari pour sa part passait ses après-midi à violenter le boîtier à code de la porte qu’il avait bien repéré. Et c’était devenu difficile d’y passer, en tout cas il ne fallait pas avoir les mains pleines pour pouvoir gagner au match que catch que Monsieur B initiait avec tout le monde qui empruntait cette porte.

 

Rose a su réagir à tous ces hommes en mettant en place une chaîne de transmission entièrement féminine. Elle échangeait quotidiennement avec ses belles-filles et son arrière belle-fille. Cette dernière venait d’avoir un bébé (une fille!) et lui envoyait alors des vidéos de celle-ci. Et c’est par ces femmes que les hommes de sa famille devaient passer pour avoir des informations sur son état.

 

Pendant les semaines qui suivirent, Rose faisait le bilan de sa vie : les maltraitances de son mari, violent depuis toujours ; comment elle a dû arrêter les études et travailler dans un métier qui l’ennuyait mais qui lui laissait le temps de s’occuper de la maison et des enfants à côté pendant que son mari faisait carrière ; comment elle a dû déménager, s’éloignant de sa mère à qui elle tenait beaucoup, car son mari avait décidé que le nouvel appartement était plus prestigieux ; … Pendant longtemps, Rose avait rêvé de la retraite, imaginant tout ce qu’elle pourrait faire : reprendre les études, coudre ses propres vêtements, lire, passer le permis pour être plus indépendante, prendre des cafés avec des copines. Et quand le moment était enfin venu, un de ses fils avait ouvert son entreprise et il fallait l’aider au secrétariat et à élever le petit-fils, jusqu’à il y a une dizaine d’années quand son mari est tombé malade et encore plus grincheux qu’à son habitude. Depuis il fallait tout faire pour apaiser son humeur et l’accompagner à ses divers rendez-vous médicaux et kiné.

 

On pourrait croire que c’est une histoire extrêmement triste. Mais j’y repense encore aujourd’hui parce que c’était une très belle histoire, plutôt de la naissance d’une personne que de sa mort.

 

Rose avait fait la demande de ne pas rentrer à la maison qui lui rappelait trop son passé, elle voulait mourir à l’hôpital où elle se sentait entourée et en sécurité. Pendant les quelques semaines que j’ai pu partager avec elle, Rose a enfin pu vivre : elle a commencé à faire du crochet pour faire un vêtement pour son arrière petite fille ; avait recontacté une amie d’enfance qu’elle a pu revoir à la cafétéria de l’hôpital ; s’est remise à lire et à écouter de la musique. Elle est morte la nuit après avoir pu rencontrer son arrière petit fille dans le jardin, entourée des infirmières et aide-soignantes de nuit de l’étage.

 

Nous nous sommes interrogés au début de l’été sur Qu’est-ce qui fait tenir les femmes en EHPAD ? contrairement aux hommes qui vivent ce changement souvent beaucoup moins bien et moins longtemps. Est-ce que ce ne serait pas l’absence des hommes justement ? De pouvoir enfin vivre sans être un humain de seconde classe qui passe toujours après quelqu’un (ou de troisième classe si l’on compte les enfants). La configuration quasi-exclusivement féminine de l’équipe soignante y aide peut-être.

Ou est-ce plutôt de suivre son désir, de le garder toujours assez présent pour pile ne pas l’atteindre. Et parfois, maintenir le semblant pour certaines, cela peut s’y apparenter. Nous ne sommes pas toutes aussi courageuses que Rose.

 

Et il y a certainement quelque chose en lien avec l’agressivité.

 

Que ce soit l’agressivité envers celles qui ne rentrent pas dans le droit chemin sociétal de la femme passive qui montre ses photos des petits et arrières petits enfants tel un phallus : regarde c’est moi qui l’ai ! Et cette agressivité provient souvent du clan des populaires, celles que l’on peut montrer qui ne font pas tâche.

 

Ou bien envers les hommes, de la part de celles qui revendiquent haut et fort cette place de la féministe, mais qui est toujours un peu mal vue.

 

En tout cas le semblant et la colère semblent protéger de la dépression. En même temps, les deux décentrent du sujet, car que ce soit l’investissement de sa progéniture ou la guerre contre les méchants hommes, cela permet peut-être plus facilement de supporter un corps en déclin et l’aide que d’autres peuvent apporter au quotidien sans tout perdre.

 

« Il faut beaucoup aimer les hommes. Beaucoup, beaucoup. Beaucoup les aimer pour les aimer. Sans cela, ce n’est pas possible, on ne peut pas les supporter. »   – Marguerite Duras