Le silence de l’analyste
09 juillet 2024

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LANDMAN Claude
Journées d'études

Avant d’en venir à ce que j’entends sous le titre Le silence de l’analyste, je me propose de faire un préambule, et de considérer ce que nous avons encore pu vérifier, pendant ces deux journées, à savoir à quel point, dans notre association, un signifiant nous oblige.

 

Alors quel est donc le signifiant qui nous oblige ? Je dirais que c’est le fait que notre association a été nommée lacanienne. Elle a été nommée lacanienne au moment de journées sur l’objet de la psychanalyse faites en commun avec des collègues de l’APF, collègues qui étaient pour certains des amis de Charles Melman, mais qui avaient quittés Lacan en 63, c’est-à-dire au moment où ce dernier a écrit l’objet petit a. C’est-à-dire qu’ils n’avaient jamais pu accepter… ce n’est pas une critique, ça ne les empêche pas de fonctionner comme analystes …ces collègues n’avaient jamais pu accepter cette dimension de l’objet petit a écrit comme tel, c’est-à-dire comme lettre, et en effet, à partir de là, l’inconscient devait être repéré comme une écriture littérale. Ce qui du même coup, du fait que l’inconscient était repéré comme une écriture littérale, il offrait la possibilité d’une certaine forme de mathématisation.

 

La topologie, en effet, c’est la science du continu. À partir du moment où l’inconscient est une écriture littérale et ne relève pas uniquement de la dimension du signifiant, eh bien il a la puissance du continu, c’est-à-dire qu’il ne connaît pas la castration l’inconscient : il a cette dimension du continu. Et on ne peut pas ne pas penser que Lacan a écrit petit a par analogie… ou en référence, comme vous le voudrez …à l’écriture qui fut celle de Cantor avec l’aleph 0.

 

Alors nous sommes contraints, obligés, dans notre association, de prendre en compte cette invention. De prendre en compte cette invention et d’en mesurer, si c’est possible, les effets. À mon avis on ne les a pas encore suffisamment mesurés, y compris jusqu’à la dernière formulation, la dernière écriture que Lacan nous a proposée avec le nœud borroméen et le coinçage de l’objet petit a entre les trois consistances.

 

Ceci étant dit, je voudrais faire aussi quelques remarques concernant certains exposés que j’ai entendus. Je ne pourrai pas les citer tous et je m’en excuse.

 

Notre ami Jean-Pierre parle d’inconscient corporel. Alors je lui poserai une question :

est-ce qu’il y a un inconscient qui ne soit pas corporel ?

Est-ce qu’on ne peut pas en effet vérifier que c’est en ce lieu du corps que l’inconscient s’écrit ? Bon, c’est un point.

 

Le second concerne la civilisation post-œdipienne chère à Safouan… Je ne sais pas si Christian Hoffmann est là, mais je me permettrai de m’inscrire en faux contre l’idée d’une civilisation post-œdipienne. Il me semble que nous sommes dans une civilisation œdipienne.

Alors je vais essayer de soutenir ce propos et de me référer à un cas clinique que vous connaissez tous, bien sûr, puisqu’il s’agit du personnage de la tragédie Œdipe.

Alors qu’est-ce qui a fait roi Œdipe ? Qu’est-ce qui l’a porté au pouvoir à Thèbes? Qu’est-ce qui l’a nommé à cette fonction ?

 

Il y a deux choses…

 

La première, c’est qu’en répondant à l’énigme du Sphinx ou de la Sphinge :  quatre, deux, trois ! , il a écrasé par un savoir la dimension de la vérité. Et Lacan dit : « Il est retourné comme une balle dans le ventre de sa mère ».

 

Mais ce qui a nommé Œdipe, ce qui a fait roi Œdipe, c’est assurément le désir de Jocaste, c’est-à-dire un désir fondamentalement incestueux et réalisé comme tel. Et donc je dirais… bon je force un petit peu le trait, évidemment c’est caricatural, vous me pardonnerez …mais Œdipe, le personnage d’Œdipe dans la tragédie de Sophocle, d’une certaine façon, c’est un cas de nouvelle économie psychique. C’est celui qui est roi par le désir de la mère, le désir incestueux à l’endroit du fils.

 

Ce à quoi je voudrais maintenant en venir à propos de l’exposé de Thierry Roth, qui n’a pas été suffisamment discuté à mon point de vue… C’est vrai qu’il était tard, qu’on avait faim, que voilà, comme d’habitude, les derniers à exposer sont les plus mal servis …Mais bon, il nous a proposé pas moins – on va voir si ça tient la route – mais pas moins une nouvelle nomination clinique avec la névrose de récusation.

 

Alors je me posais la question à l’entendre : si cette récusation ne portait que sur l’agent, c’est-à-dire le père réel comme agent de la castration ; je me demandais si la récusation ne portait pas finalement autant sur l’opération, qui elle, est symbolique. Pas le père réel, mais l’opération qui est symbolique, c’est-à-dire la castration.

 

En effet, ce qui est la marque de notre époque ? Nous n’allons pas revenir au Lacan de 53 bien entendu, mais quand même ! Ce qui est la marque de notre époque, à mon point de vue, c’est ce qui s’est perdu de la fonction du symbole et de ce qui va avec la fonction du symbole, c’est-à-dire la dimension du pacte.

 

Symbole, c’est súmbolon, tessère, ces deux parties disjointes, qui à la fois séparent et unissent. Mais elles ne sont pas symétriques nécessairement ces deux parties du symbole. C’est-à-dire que le pacte… on peut peut-être le dire comme ça… porte sur quoi ? Sur une distribution asymétrique de la jouissance. C’était ce qui avec la fonction du symbole portait la dimension du pacte  et c’est ce qui semble s’être perdu.

 

Alors pour essayer d’avancer encore un petit peu, Lacan dit que finalement, pour ce qui concerne la place du sujet, il y avait lieu de s’interroger sur ce qu’un être perd d’être à être celui qui parle ou qui pense. Il fait équivaloir « parler » et « penser » et en effet, je ne vois pas tellement comment on pourrait parler d’une pensée sans une référence à la parole. Donc ce que l’être perd d’être à être celui qui parle ou qui pense.

 

Alors il disait : tout ça, d’accord ! Mais qu’en est-il de cet être, de ce manque à être quand il s’agit de la jouissance ?  Et il répondait: finalement, la réponse ça consiste d’abord à utiliser ce que le sujet a sous la main , autrement dit la masturbation. Sauf que, sauf que cette masturbation, ça ne va pas. Et pourquoi ça ne va pas pour la question de la jouissance ?

 

Eh bien parce que l’organe, l’organe de la copulation – appelons le par son nom – eh bien cet organe, il a une fonction. Et la fonction de cet organe, c’est pas ce qu’on peut croire, c’est-à-dire ce qui permettrait de distinguer un garçon d’une fille, un homme d’une femme. La fonction de cet organe c’est une fonction signifiante, c’est-à-dire que ledit « organe » va avoir… va être érigé – pardonnez-moi l’expression – va être érigé à la fonction d’un signifiant.

 

Alors Lacan va un petit peu plus loin, il dit :  Mais ça, c’est très bien cette fonction du signifiant, c’est la loi, mais c’est la référence à la castration qui est d’abord une castration imaginaire, qui vaut pour les deux sexes. C’est ce voilement de la zone génitale aussi bien chez le petit garçon que chez la petite fille dans le miroir. C’est une castration imaginaire que permet cette érection de l’organe à la fonction de signifiant.

 

Elle est, cette castration imaginaire, comme je viens de le dire, elle vaut pour les deux sexes. Sauf que, sauf que, et ça c’est vraiment une conséquente dont on peut mesurer les effets aujourd’hui, c’est que cette castration est dissymétrique, elle est dissymétrique pourquoi ? Parce que la castration, je le disais ce matin, se transmet de père en fils ; moyennent quoi une fille peut avoir le sentiment que son image dans le miroir a moins de stabilité que celle de son camarade, on va dire garçon. Et ça, ça a suscité évidemment, et ça suscite aujourd’hui le fond de la révolution culturelle à laquelle nous assistons.

 

C’est injuste ! c’est profondément injuste, mais c’est parce qu’il y a une méconnaissance avérée qui témoigne d’une régression intellectuelle majeure, il y a une méconnaissance avérée de ce que ça autorise pour une femme. Ça autorise pour une femme, la castration, le fait qu’elle soit non marquée au même titre qu’il y a des morphèmes non marqués. Et le morphème non marqué a une caractéristique… ça c’est dans la langue … un morphème non marqué, c’est un morphème qui n’a pas de flexion, c’est-à-dire qu’il est toujours au présent. Toujours au présent, il n’est jamais au passé, il n’est pas substantivé non plus d’ailleurs.

 

Alors à propos du présent et du passé, je vous ferai remarquer que dans L’étourdit, Lacan avance que du côté femme, eh bien c’est le présent : il n’y a pas de x non phi de x, c’est au présent. Et en perspective, il dit : du côté homme, il y en a un qui nia, nia au passé révolu, au passé simple. D’un côté c’est il n’y a pas, et de l’autre côté c’est il nia. Il nia qui renvoie évidement à l’ancêtre, à celui, fantasmatiquement, imaginairement, à celui qui a nié la fonction phallique.

 

Donc c’est une méconnaissance, qu’on pourrait penser que grâce à Lacan elle aurait pu être levée, le fait qu’une femme, d’être dans cette position non marquée, incarne, est le phallus.

 

Le phallus, au début de son enseignement, Lacan l’a identifié justement au tessère que j’évoquais, c’est-à-dire ce qui est à la fois copule, le et de la conjonction qui équivoque avec est (e, s, t ) de l’être.

 

Sur cette question du phallus, il y aurait évidemment beaucoup à dire et notamment ceci : que les élèves de Lacan, quand il a commencé à avancer ses écritures, lui disaient : « Mais Monsieur, Monsieur… ou docteur Lacan, puisqu’on l’appelait aussi Docteur Lacan …mais dans vos écriture, il n’y a pas le phallus ! Vous ne parlez que de l’objet petit a, vous écrivez… tout ce que vous écrivez… Mais où il est le phallus ? » Alors Lacan répondait, a répondu : « Eh bien le phallus, il est partout où il y a une barre dans mes écriture ».

 

Et à cet égard, j’aimerais qu’on puisse peut-être déplier ce qu’il en est de la barre sur le sujet, barre sur le sujet du fantasme certes, donc barre phallique sur le sujet. On ne peut pas aspirer à être un sujet plein et entier contrairement au fantasme du sujet de la connaissance. Il y a aussi la barre sur le sujet, dans son rapport à la demande, c’est-à-dire à la pulsion, et à la question de la satisfaction, disparition du sujet dans la satisfaction. Alors est-ce qu’on va dire de la pulsion ou du besoin ? Ça mériterait d’être développé.

 

Alors je vais tout à fait conclure, en disant un mot des raisons pour lesquelles j’ai intitulé mon exposé Le silence de l’analyste.

 

Parce que je pense que le silence de l’analyste a une fonction structurale, il est ce qui vient à la place, dans la cure, à la place de ce manque à être que j’évoquais. Qu’est-ce qui incarne mieux que le silence cette dimension du manque à être, ce trou, cette perte ?

 

Alors voilà, j’avais un jeune homme qui est venu me voir, hikkiomori bien entendu, complètement cloîtré chez lui, qui a été amené par ses parents. Ils m’ont expliqué que ça n’allait plus du tout, qu’il passait son temps… enfin tout ce que vous savez, je ne vais pas entrer dans les détails. Il a commencé en face-à-face, il parlait essentiellement de la complicité qu’il avait avec sa mère, fondée pour l’essentiel sur la critique de son père : ils jugeaient ses frasques, sa gestion calamiteuse de l’argent du ménage, ses achats à crédit, reprenant ensemble la comptabilité impossible qu’il leur imposait, etc. Je dois dire que je n’avais jamais entendu quelque chose comme ça ! Et puis, après un certain temps de travail, quelques mois, il me dit : J’y suis peut-être allé fort concernant mon père, finalement il ne mérite pas tout ce que j’ai dit de lui.

Je lui ai alors proposé une analyse allongée.

 

Dans un premier temps il était toujours hikkimori et puis dans un deuxième temps, il a repris ses études. Et à un moment donné il me dit … je ne méconnais pas la dimension transférentielle de sa remarque … il me dit : Vous savez, j’avais vu plusieurs psys avant vous – ça faisait déjà un moment qu’il était en analyse avec moi – ils ne me laissaient pas parler, ils parlaient à ma place, alors que vous, vous m’avez laissé parler.

 

Quoiqu’il en soit, il ne me semble pas inopportun de penser que mon silence, en l’occurrence pas forcément seulement le mien, mais le silence de l’analyste – en référence à une des premières de Freud qui lui a dit: « Mais taisez-vous donc, laissez-moi parler ! – que ce silence de l’analyste a une dimension structurale. Et ce silence, d’une certaine façon, organise le discours de l’analyste, ce lien social qui émerge entre un analysant et son psychanalyste.

 

Eh bien écoutez, voilà, j’ai fait un tour qui, comme d’habitude, n’est qu’un tour. Voilà, merci beaucoup.

 

(Transcript. S.Buch 28 juin 2024)