Pour commencer par la « petite histoire » : ce titre m’a été soufflé par Charles Melman lors d’une discussion sur son travail « L’homme sans gravité ». Il articulait alors le mot Luftmensch avec celui de Lustmensch. Un Luftmensch est une expression yiddish pour désigner un homme sans gravité, c’est-à-dire suspendu en l’air, léger, sans arrimage. Les figures flottantes, incarnation du juif errant chez Chagall, mais également les personnages de la littérature yiddisch classique de Mendele et Sholem Aleichem parlent de cette forme de « légèreté ». Un baluchon sur l’épaule, le « Luftmensch » désignait l’homme pauvre, vagabondant de ville en ville et symbolise à la fois l’espoir et la conscience d’un monde menacé par le changement qui l’affecte mais aussi l’errance d’un personnage qui tournoie dans l’air et qui vit de l’air, parce que déraciné.
Luftmensch. Le changement d’une seule lettre change tout. Lustmensch. Le jeu de la lettre crée : L’homme du désir … un néologisme allemand. L’homme du désir pourra-t-il y advenir, là où était l’homme de l’air ?
Je passe d’une manière peu délicate à l’actualité relaté par « La lettre du psychiatre », qui en fin 2022, publiait un article sur le Hikikomori.
L’état de Hikikomori est décrit au Japon depuis 2010 par le ministère de la santé comme étant celui d’une personne qui évite toute participation sociale pour des raisons variables et qui reste cloîtrée pendant plus que six mois presque en permanence chez elle sans qu’on puisse la diagnostiquer psychotique.
Il me semble que nous connaissons tous quelques-uns qui correspondent à cette description.
Je pense à un jeune homme que je rencontre à sa demande trois voire quatre fois par an. Sa peau est blanche comme la neige. Il ne sort que pour me voir. Il n’a rien à raconter mais répond très calmement et poliment à toutes mes questions. Il joue à l’ordinateur, essentiellement la nuit, se lève dans l’après-midi. Rien ne va pas – tout va bien. Sa mère, qui s’occupe de lui et garde quelques autres enfants accepte la situation. Il est comme il est. Il ne demande rien, ne se plaint pas. Il va bien, n’a besoin de rien sauf d’un certificat attestant son état d’inaptitude à la vie sociale… et garantit sa tranquillité.
Le vrai problème est de savoir s’il s’agit d’une maladie, d’un simple comportement ou bien d’une manifestation banale d’un trait sociétal moderne. Une NPP ? C’est ainsi que Charles Melman a nommé ces nouvelles manifestations accompagnant la NEP (en 2012 à Nantes).
Nous sommes confrontés à un traitement nouveau du conflit psychique ; à une nouvelle manière d’affronter, voire d’éviter ce conflit lié à la différence, telle qu’elle nous est imposé dès la naissance, différence, différence des sexes.
Il suffit de suivre les faits divers, de lire la littérature moderne. Le roman de Marie Porchet intitulé « Western » par exemple, parle de féminisme, de Don Juan et de la période post-#MeToo. Le mélange est en effet explosif, intéressant et touchant à la fois.
Nos approches de la sexualité évoluent. Les interdits tombent, ses modalités sexuelles connaissent une inventivité hors normes passant du traumatisme à la réparation, du corps de l’un au corps de l’autre. Transformations, adaptations, changements tout y est permis.
D’ici à l’abolition du sexe, ou à l’égalité absolue des sexes il y n’a plus que quelques étapes -et certainement riches d’inventivité- à envisager. Mais le réel résiste.
Nous sommes dans une société de l’ultracrépidarianisme, qui consiste à ce que chacun donne son avis sur des sujets à propos desquels il n’a pourtant pas de compétence. Comment résister à ce mouvement qui génère une désorientation généralisé ?
Dans ce monde, l’homme cuistre, le pédant, ridicule et vaniteux de son savoir a un franc succès. Il récolte l’attention et l’approbation de la foule. Cela pose question.
Les temps changent. La question qui est la nôtre aujourd’hui porte sur ces changements, sur la manière dont ils vont modifier le rapport au savoir d’un sujet, son rapport à la vérité, voire sa structure. Le sujet de demain sera-t-il encore celui qui se définit par et à travers le tissu qui le tisse, tissu langagier : le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant ?
Le film « Her » de Spike Jones, sortie en 2013 annonce déjà ce qui est en train d’arriver :
La semaine dernière sur les chaînes radio, ça parlait de Lisa et de DAN. Lisa est une étudiante chinoise en informatique qui a créé DAN son petit ami avec lequel elle entretient une relation amoureuse parfaite. DAN pour « do anything now ». Ils parlent, flirtent, prennent soins … sensuels et sexuels. DAN est un chatbot, une version débridée de Open AI. La nouvelle connaît un grand succès sur le réseau social chinois. Pour information -si nécessaire- un chatbot est un programme informatique qui simule et traite une conversation humaine , qu’elle soit écrite ou parlée et permet ainsi d’interagir avec des terminaux digitaux comme s’ils communiquaient avec un autre humain.
C’est intéressant. D’abord parce que il y a là une promotion d’un rapport sexuel enfin réussi ! Une bonne nouvelle. Comblé par le virtuel, le réel semble s’y effacer. Le virtuel en pleine expansion, très avancé et perfectionné semblerait s’annoncer bien plus attractif que quelconque fantasme.
Que se passe-t-il ? Comment s’articule cette dimension du virtuel avec l’imaginaire et le réel dans une telle projection ?
De quelle manière cette dimension du virtuel pourrait-elle changer l’écriture du réel, celle du nœud borroméen ? Quel impact a-t-elle sur le réel, l’impossible ? Sur les trous du nœud ?
Est-ce que nous devons la considérer comme une dimension nouvelle, quatrième, ou cinquième … ou bien comme une simple manipulation de l’objet voix … ?
Voilà des questions qui se posent à nous psychanalystes face aux nouvelles technologies.
Ils sont nombreux, ceux qui se trouvent moins seuls avec un chatbot à domicile.
Et heureusement, tel un soufflet sorti du four, cette jouissance particulière qui accompagne ces nouvelles formes de vie, basées sur un tout, sur le Un totalitaire du comblement du trou du réel, retombe et ouvre inlassablement l’accès au même espace, gouffre … celui du réel qui résiste.
Mais ce changement n’est pas sans effets sur notre clinique aujourd’hui. En témoignent les nombreux passages à l’acte auto- et hétéro agressives.
Qu’en diront les spécialistes ? États-limites, psychopathies, héboïdophrénies, borderlines, cas-limite, perversions ordinaires, psychoses ordinaires, désordres narcissiques, personnalités comme si, faux selfs, hystéries pseudo-paranoïaques …
Et pour les manifestations cliniques plus modérées : neuro-atypies ou troubles neurologiques fonctionnelles … cette nouvelle pathologie psychique, ces nouvelles expressions du psychisme se déplient sous des formes diverses et nos savoirs rigidifiés voir momifiés ne suffissent plus à en comprendre quelque chose. Ainsi naissent des nominations nouvelles, qui ne trahissent qu’une seule chose : que nous sommes tous et toutes prises dans ce système, dans ces mutations que nous participons aux jouissances qu’elle nous offrent.
Cela fait-il encore symptôme ? Pouvons-nous encore nous tenir au nœud borroméen à 4 ?
Le fait que nous sommes nous-mêmes pris plus ou moins dans les effets d’une société génératrice de ces phénomènes psychiques nouveaux, nous rend partiellement aveugle face à cette nouvelle clinique.
Une clinique d’errance marquée par un malaise généralisé, une grande fatigabilité qui contraste avec l’aptitude accrue du sujet de s’adapter aux changements rapides.
Sans en endosser la moindre responsabilité, protégé par un anonymat généralisé, le sujet de la technologie moderne a des rapports sociaux nouveaux, des modalités d’échanges évolutives qui l’exposent à une atmosphère de méfiance et de dépendance psychique et physique aux réseaux sociaux, à la messagerie numérique et ces nouveaux outils fort variés et inventives de l’IA.
Et pourtant l’angoisse gagne du terrain. Sa présence invasive laisse encore un peu d’espoir. L’ espoir qu’il resterait encore un peu de cet espace de l’altérité : de l’Autre. Et que dans un face à face d’avec cet Autre maltraité puisse siéger la possibilité d’un acte qui ne serait pas un passage à l’acte mais un acte analytique.
Le psychanalyste est présent. Il écoute. Il entend. Il écrit la structure.
Névrose, Psychose ou Perversion ?
Et si ce n’était qu’un simple déplacement de la normalité ?
Nous sommes peut-être tout simplement arrivés au bout de la normalité. La norme mâle est-elle encore opérante ?
Dans notre monde sans repères fixes et durables, dans ce monde de l’accélération à tout prix, notre avenir n’est plus tracé, rien est prévisible.
Ce qui permettaient autrefois d’imposer une sorte de normalisation de la société n’est plus possible.
Qui quitte encore son poste sans négocier son départ ? L’anomalie est devenue une particularité et le ratage appelle au respect…
Les épées dans les mains des anciens pouvoirs se sont émoussées, disait un journaliste allemand. Tant mieux. Mais, voilà que nous parlons de désintégration de la société, de fragmentation, ou de discontinuités de la modernité, de la simultanéité pour tout. Savons-nous de quoi nous parlons ainsi ?
Ce qui valait en terme de normalisation de la société, ce qui nommait la normalité, n’a plus aucun effet. Elle n’est pas remplacée par une nouvelle norme, mais par une inflation des réalités, par la coexistence du faux et du vrai, la coexistence pacifique des contradictions. Tout se vaut, place à l’égalité.
Nous ne vivons pas dans notre présent la fin d’une norme au profit d’un début d’une autre, mais la fin tout court de ce qui fait norme, norme mâle, normalité.
La société change d’état d’agrégation. Elle passe du solide à l’éphémère.
La norme mâle comme le disait Lacan en référence au phallus, le signifiant maître telle qu’il valait encore jusqu’à présent, tire sa révérence. Au profit des égalités généralisées.
Et avec lui, les signifiants autres S2, S3 etc. perdent leur significations anciennes.
S’y pose la question : Qu’est-ce que c’est qui nous gouverne aujourd’hui ? Si ce n’est plus un signifiant Un qui nomme et unit quelques-uns, qui leur dicte des règles et qui veille au respect des lois, ni une lettre qui s’échappe à la maitrise de la parole et encore moins cette question d’un certain rapport « impossible » entre le phallus et l’objet … alors ?
Il me semble évident que nous n’allons plus vers une NPP. Nous y sommes. C’est d’ailleurs possible qu’il s’agisse pas de nouvelle pathologie psychique mais de nouvelle psychique tout court.
Le changement notable dans notre clinique quotidienne nous pousse à revoir notre répertoire concernant la structure psychique des sujets nouveaux. Ni franchement hystériques, ou obsessionnels, pas vraiment psychotiques non plus … Qu’est-ce qui change ?
S’agit-il d’un simple « effacement » du père réel qui n’endosse plus le rôle d’être le signifiant du désir de la mère ou bien d’une « récusation » du Nom-du-Père. Donc ni de refoulement à proprement parler, ni de déni ou de dénégation, ni de forclusion, ou clivage … mais un mouvement d’évitement serpigineux…
Lacan introduit à ce propos le terme de la « Ablehnung », le « très peu pour moi », comme il le traduit, c’est-à-dire, « cela ne me concerne pas… ce n’est donc pas le Nom-du-Père en tant que tel qui est récusé, mais ce quelque chose qu’il véhicule : ces lois, ces interdits, règles morales.
Ce qui est certain : dans ce monde de la science et du numérique des algorithmes, de l’intelligence artificielle et du virtuel notre rapport à la parole et au langage a radicalement changé ! Evolué – peut-être ? La lettre a perdu son statut noble. Elle est partout. Elle participe aux jeux, à l’amusement … « purlointed letter » « lettre en souffrance » !
Une lettre tapé sur l’écran, nue et effaçable, comme l’évoquait Charles Melman en s’interrogeant, une lettre dépourvue de cette singularité qui pouvait être celle du trait particulier d’une écriture à la main, est-ce encore une lettre telle que nous la définissons : discrète, à la fois présente et absente ? Une lettre qui se promène et qui communique d’un dedans à un dehors sur une bande moebienne ? Est-ce qu’elle assure encore la circulation entre le conscient et l’inconscient de manière continue sans bords ? Et le fantasme ?
Cette lettre de nos SMS ? Chats, Twitter et autres réseaux sociaux, peut-elle encore représenter le langage la parole, assurer le bon déroulement d’un discours ?
Une lettre sans adresse erre … avec ou sans émoticône …
Et l’inconscient, cet espace de l’Autre scène, espace Autre ? Que est-ce qu’il devient dans ce monde de l’IA ? Un monde de la relation binaire, le tiers exclu ?
Si la norme, cette norme mâle, telle que Lacan a su l’aborder, fait sens, si elle ordonne tous les autres signifiants et du coup veille sur les limites et introduit les impossibles, elle indique logiquement un chemin, qui n’est pas quelconque : celui du désir. En tant qu’autorité « bienveillante » son rapport à l’Autre, S2, est marqué par la perte, perte de jouissance et inscrit une béance … un trou.
La mutation que nous vivons aujourd’hui affaiblit et tente à anéantir l’impact de ce signifiant, signifiant-maître et ses effets : effets de castration, nécessité de renonciations et d’acceptation. Et pourtant il n’y a pas dans l’Autre ce Tout auquel nous aspirons. Le réel résiste.
Dans sa présentation du nœud borroméen à trois, Lacan inscrit la différence des sexes dans un rapport organisé par un objet qui occupe une place centrale : il l’écrira objet a cause du désir.
L’altérité, l’inscription de la différence des dimensions (sexuelles), y passe par la nomination. Nommer RSI, chaque rond différemment. En tant que êtres de et par le langage, « parlêtres », nommer notre rapport à l’altérité fait appel à une instance, quatrième rond, qui nomme. Ce quatrième, Lacan le dit « Nom-du-Père ». Dans l’écriture du nœud borroméen ce quatrième rond, ou symptôme, nomme chaque rond l’un par rapport à l’autre et fait en sorte que le nœud soit noué.
Nous entendons l’invitation de Lacan de « se passer du nom-du-père à condition de s’en servir » comme une possibilité de construire un nœud à trois à partir du nœud à quatre.
Le nœud que Charles Melman a proposé pour la « Nouvelle Économie Psychique », est un nœud borroméen à trois brins. Mais sa particularité consiste dans le fait qu’il n’ait pas été soumis à l’effet d’une nomination au préalable. Les trois ronds s’articulent alors dans une stricte égalité l’un par rapport à l’autre. Du coup, il n’y a aucune différence, ils se valent entre eux et une jouissance vaut l’autre. Ch. Melman y situe aussi bien le nœud à trois sans nomination que le nœud de trèfle.
Sans le Nom-du-Père, ou avec un défaut concernant ce quatrième, le signifiant phallique se trouve affaibli, invalidé, peut-être même manipulé, détourné de son adresse, ou transformé …en barbare ?
La structure psychique, son écriture, les nœuds tels qu’ils puissent se présenter à nous aujourd’hui doivent rendre compte des nouvelles dimensions tel le virtuel, du défaut portant sur le symbolique et sur l’effet de la nomination qui instaure l’hétéros, la différenciation et l’altérité. Des défauts de nouage … elle est à repenser avec cette « nouvelle pathologie psychique » ou « nouvelle donnée clinique ».
L’incitation de Lacan : « se servir du nom-du-père » est aujourd’hui souvent sans réponse. « Se passer… » par contre est autrement bien accueilli. Quelles structures psychiques pour l’avenir ?
Quelle place pouvons-nous psychanalystes y occuper ?
Pouvons-nous encore faire valoir la lettre en tant que lettre cause du désir ( Lust ) là où la croyance à une liberté absolue ( Libre comme l’air, Luft ) aspire le sujet vers des dimensions nouvelles ?