Autisme, problématiques anciennes et nouvelles économies psychiques
09 juillet 2024

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FAUVIN Jean-Claude
Journées d'études

« Autisme » désigne un spectre très large, qui va d’individus auto-mutilateurs enfermés dans des stéréotypies à des adultes créateurs capables d’être des artistes ou des intellectuels inventifs. Ça suppose des degrés de gravité initiale probablement différents, mais surtout des dynamiques d’évolutions très variées.

Cette structuration psychique n’avait pas été prévue par Freud et a été très peu traitée par Lacan.

 

Le Corps

 

Elle pose de manière inévitable la question de l’intrication de l’organique et du psychique, de comment un organisme se subjective en corps, nécessaire à l’expression d’un sujet.

Une de ses causes possibles est dans nombre de cas et peut-être dans tous des gènes particuliers, mais aucun gène n’est déterministe, c’est-à-dire qu’on peut les avoir et ne pas être autiste. Il faut un enchainement de causalités pour que cela donne l’autisme, et certaines sont biologiques.

La recherche actuelle montre que dès le stade foetal les mouvements spontanés des foetus de famille à risque sont souvent pauvres et anormaux mais on  commence aussi à s’interroger sur l’épigénétique, les interactions entre le foetus et son environnement, qui font que son cerveau s’organise à partir des manifestations émotionnelles de la mère, puis celui du bébé avec la psyché de ceux qui remplissent les fonctions parentales. 

L’être humain étant immature à la naissance, il ne survit que si quelque chose le pousse à s’adresser à ceux qui désirent son existence. C’est la causalité biologique principale de sa position de sujet de la parole, qui fait que l’organisation du cerveau humain nécessite et est prête à une intrication première avec le désir de la mère, pour que des phénomènes de résonance aboutissent à des relations, une individuation et une psyché.

L’autisme montre une voie qui n’est pas l’habituel appétit pour le symbolique et le désir maternel.

Normalement, un bébé préfère les êtres vivants aux choses, sa mère et son père aux étrangers, ceux qui le regardent aux autres, le visage dans le corps, les yeux dans le visage, les yeux qui le regardent à ceux qui regardent ailleurs, et encore plus s’ils leur parlent.

Les bébés en pente vers l’autisme préfèrent les objets, la vison périphérique à la vision focale, et surtout, même s’ils peuvent entrer en contact si une prosodie s’adresse à eux, ils ne cherchent pas à susciter l’intérêt de l’autre, à se faire entendre, voir, caresser, ou manger comme les non-autistes. Ils ne suivront pas, ou plus, où va le regard de l’autre pour s’intéresser à ses objets et se construire une interprétation de ses actes, et ça donnera un développement différent.

Mais ce que la psychologie ne montre pas, c’est que le bébé normalement construit cette psychologie sur une base narcissique, qui fait que ce qu’il voit dans le visage de la mère c’est d’abord lui-même, et que si il finit par parler aux autres, il doit se parler, se dire des choses, et même s’en demander, ce qui inclut un Autre en lui-même.

 

Pour penser l’autisme d’un point de vue lacanien, il faut se référer à l’évolution des théories de Lacan, qui lui a fait dire finalement que parler est une jouissance, et que le grand Autre est le corps ou l’Autre de la différence sexuelle. Avec la topologie du noeud borroméen, il a donné une valeur égale à l’imaginaire, au symbolique et au réel, alors que dire « ça c’est de l’imaginaire » était et reste pour beaucoup de lacaniens un jugement négatif, le reproche de ne pas avoir dégagé la dimension symbolique dont la cure permet de découvrir l’importance. Lacan a aussi inventé en 1971 la notion de lalangue, faite d’unités de sens ramifiant la jouissance phallique, et dit que l’inconscient n’est qu’un savoir-faire avec lalangue.

Il a maintenu que sujet est un effet du signifiant, et la dimension du signifiant permet d’échapper dans les cures au sens répétitif, mais le sens a été ainsi récupéré comme fondateur, historiquement créateur dans son articulation au symbolique et au réel.

 

L’autisme montre que si l’étage premier de sens est absent, les conséquences sont pathologiques. Cette absence commence par ce que Freud a décrit du besoin d’interventions bénéfiques d’un proche secourable, pour soulager le corps du bébé et l’aider à s’organiser. Les autistes rencontrent des impossibilités avec ce premier temps, et n’ont pas de parent au sens subjectif, aucun sentiment d’amour et de reconnaissance, tant que leur corps n’est pas apaisé.  Les paroles ne sont alors qu’un son qui se produit parmi d’autres événements paniquant ou rassurants, et ils peuvent ne découvrir le sens qu’à des âges avancés, alors que leur conscience est occupée par des phénomènes d’hypo et hypersensibilité sensorielles qui jouent un rôle important, sans qu’on sache là encore ce qui joue, d’une perception mal régulée biologiquement ou mal régulée car le signifiant n’y joue pas son rôle d’organisateur et de filtre.

 

Ça implique un fait ignoré de la plupart des psychanalystes : les interprétations peuvent avoir à porter sur la construction du corps, pour qu’il devienne le contenant de l’expérience psychique. Ça commence par des nominations de ses parties, de son fonctionnement ou des objets qu’il perçoit, qui donnent des symboles pour le penser si une rencontre de parole en fait une expérience partagée, mais ça peut concerner aussi l’insistance d’une pulsion ou l’imaginaire des relations.

Geneviève Haag, a montré comment des autistes ou des psychotiques mettent en scène la construction de leur corps dans le transfert, tout comme des enfants au stade de la sensori-motricité lorsqu’ils sont observés par un adulte attentif et formé par la psychanalyse.

Interpréter à ce niveau provoque leur jubilation, leur reconnaissance, et leur permet de passer à une nouvelle organisation.

 

Freud avait dit : le moi est corporel avant d’être psychique.

Lacan en a parlé à sa manière en 76 en disant que l’idée de soi comme corps s’appelle l’Ego, et il avait déjà dit en 64 que dans le monde du real-ich, du moi et de la connaissance, tout et la conscience peuvent exister sans qu’il y ait le moindre sujet.

 

Un choix qui décide du réel et de la réalité

 

Mais sa précision conceptuelle implique un jugement restreignant ce qu’est un sujet qui pose un problème éthique et politique, puisque c’est dire que certains individus, bébés ou autistes n’en sont pas, alors même que la psychanalyse produit ses effets en s’adressant à eux comme sujets. Françoise Dolto a initié des pratiques en affirmant « le Bébé est une personne », ce qui a été entendu immédiatement comme une affirmation de sujet. Cela a permis de leur parler dès la naissance et d’en constater les effets, sans se préoccuper des capacités psychologiques que ça impliquait.

Sa position éthique pré-supposait un savoir psychologique non conceptualisé mais qui se vérifie maintenant scientifiquement.

La solution au problème que ça pose est généralement la notion d’illusion anticipatrice, mais celle-ci escamote l’acte de choix qui transmet et crée ce qui ne pourrait pas devenir réalité si on ne le supposait pas. Cela maintient la croyance qu’une position objective serait possible, comme dans les champs scientifiques, et pourrait fonder le réalisme qui fait croire à « la »réalité.

« La » réalité est une illusion régulatrice, un principe de socialisation que la psychanalyse infirme avec la singularité des associations libres. La mère en transmet l’idée en interprétant ce que son infans manifeste, et en parlant à sa place. Ces interprétations des parents, la mère en premier, dépendent de leurs croyances, espoirs et traumatismes, qui agiront inconsciemment dans le sujet.

 

L’autisme interroge cette transmission et les notions de choix de structure ou d’insondable décision de l’être. On peut interpréter l’absence, ou l’évitement de la communication des bébés en pente vers l’autisme comme un refus de l’autre à la naissance, mais les pratiques que Marie-christine Laznik a initiées avec les bébés nous apprennent que cette interprétation est contingente.

Canguilhem disait : Les faits sont fait de ce qu’on ne fait pas.

Si vous calmez les douleurs corporelles, si vous installez le corps pour qu’il bénéficie des appuis nécessaires à l’organisation qu’il ne trouve pas, le bébé se met à s’intéresser à ce que vous lui dîtes. Cela dépendra aussi de ce que vous lui dîtes, mais entendez bien que si on peut étudier l’organisme, le corps et la psyché comme dimensions spécifiés, c’est leur intrication qui fait l’efficacité des interventions pour initier des relations libidinales.

 

Le signifiant et son reste

 

Les cures avec les autistes amènent souvent à des actes psychanalytiques qui ont modifié l’analysant et dont le psychanalyste dit que à ce moment, il n’a pas fait semblant, qu’il a dû inventer et engager son désir personnel au-delà de sa pratique habituelle. Cette absence de semblant doit être entendue avec ce que Lacan a fini par dire du signifiant : c’est du semblant.

Il s’agit souvent dans ces cures d’aller au-delà, de transmettre une dimension du désir évitée avec les autres analysants, sans nier pour autant la particularité du signifiant qu’une autiste, devenue écrivain reconnue sous le pseudonyme de Babouillec, synthétise dans une formule :

« Dans la file d’attente des mots, il y en a qui ne verront jamais le jour. D’autres sont la lumière du jour. »

Cela dit comment toute la lumière est polarisée par la nomination, et crée la scène du monde partageable. Se pose alors la question de ce qui est expulsé dans le choix des mots, qui produit des effets mais est difficilement envisageable par les autistes.

 

L’extension du diagnostic d’ »autisme » à « trouble du spectre autistique » nous fait réaliser qu’il y a des sujets qui parlent de manière purement objectivante, semblant ne pas comprendre la dimension psychique, le partial des points de vue. Même si certains l’admettent, beaucoup gardent un rapport particulier au langage qui leur fait prendre les paroles sans aucune contextualisation ni hiérarchisation de ce qui est dit. Les expressions métaphoriques idiomatiques et l’implicite des formulations leur posent problème. D’autres les ont intégrés, mais gardent une difficulté à initier les mouvements du corps et de la pensée, une sensibilité aux renoncements que demandent l’Autre social et l’ajustement aux autres, intriquée à des restes d’hypo et hypersensibilité sensorielle, et accompagnée d’une prosodie particulière.

Leur tendance la plus courante est d’utiliser le langage comme si chaque mot avait une signification univoque. Ils tendent ainsi à réaliser l’idéal de la science d’élimination de toute trace d’un sujet, pour des raisons qui dépassent celles du refoulement.

Cela répond à des paniques archaïques de chute sans fin ou de dissolution, pas structurées comme l’angoisse et le conflit psychique, et laisse la nécessité d’un effort conscient pour penser et agir.

 

Babouillec commence le livre que j’ai cité en déclarant « Je suis née directement dans le cerveau soprano du déliement de la langue ».

Pourtant, son entrée en écriture ne s’est faite qu’à 20 ans, et elle ne parle encore à personne directement. Elle écrit grâce à des lettres fabriquées par sa mère, à qui elle les désigne pour que celle-ci forme les mots qui feront des phrases. Rien ne permettait de savoir avant ses 20 ans qu’elle savait lire et écrire et pourrait faire des textes assez intéressants pour être édités et joués au théâtre.

Ça met en valeur la spécificité de l’énonciation du signifiant, sa valeur d’acte disruptive, nommée par elle naissance et déliement.

 

Promesse phallique

 

Pour comprendre la possibilité qu’un autiste rentre dans le langage, revenons aux cures avec les bébés en pente vers l’autisme.

Pour eux, le signifiant ne prend effet que parce qu’on se préoccupe de leur bien-être corporel, mais aussi car on leur fait une promesse, hors texte, par la prosodie combinée au signifiant, qu’ils incarnent une splendeur désirable et que le monde peut être merveilleux. A l’opposé de la castration, cela transmet le narcissisme et le phallus symbolique, signifiant destiné à désigner l’ensemble des signifiés, signification inconsciente dont la fonction interroge l’universel.

C’est en se montrant séduit et surpris, que la parole provoque un investissement libidinal de la relation, puis la confiance dans une stabilité continue d’où se construiront les deux ensembles du moi et du monde.

C’est un impératif que Freud a formulé comme temps premier de moi-plaisir purifié, où le sujet s’attribue tout ce qui est agréable et rejette à l’extérieur le déplaisant. Les psychanalystes en ont conclu à un narcissisme primaire qui serait un autisme premier, mais la clinique du nouveau-né le contredit. Par contre la nécessité de ce temps logique de subjectivation est démontrée par les bébés en pente vers l’autisme : pour eux, la moindre évocation de ce qui est désagréable et contrariant provoque le renfermement sur soi. Pour les introduire à une relation libidinale, il faut revenir répétitivement et en incluant les parents, sur ce temps raté pour eux, où la parole est jugement de valeur et bonheur grâce à eux. Cela instaure la légitimité de leur pensée et de leur expression.

Cette nécessité se retrouve dans le cadre transférentiel des psychanalystes, qui entrent en relation avec des autistes plus âgés, très enfermés dans leurs stéréotypies.

La surprise émerveillée, qui montre un manque comblé avec ravissement, est leurrante par l’imaginaire qu’elle convoque mais symboliquement structurée par le signifiant qui donne un sens commun au manque.

 

La structure en jeu

 

Cela touche des questions cliniques qui ne sont pas approfondies par la psychanalyse.

Par exemple dans la clinique avec les bébés non-autistes, comment se transmet l’effet rassurant, apaisant de la parole, dès la naissance, à des âges où aucune représentation de la réalité nommée n’est envisageable?

Ou : comment se produit la transmission générationnelle de signifiants, qui semblent produire leurs effets dès la naissance ? Leur logique obéit à ce que Lacan explique à propos de l’objet a, que l’origine se démontre par ses effets, rétroactivement. Le signifiant introduit un « de toujours », ek-sistenciel, qui contredit la chronologie du développement.

Une structure permet de traduire les réactions corporelles des bébés aux paroles de leur entourage, pour en déduire une pensée exprimée corporellement dont ils vont confirmer ou rejeter l’interprétation.

Un savoir de structure existe pour le bébé, tout comme des schizophrènes savent qu’un père est censé avoir une fonction pacifiante, alors que ça ne prend pas effet pour eux.

On doit admettre que ce qui est là moteur est la cohérence désirée vitalement, prise à cet âge par l’imago de qui aime et répond. Les interprétations dans ces dialogues rendront possible la construction par chaque sujet de ce qu’est la réalité, sur la base inconsciente de l’itération des signifiants mémorisés de la première histoire.

La structure et l’histoire n’ont pas besoin d’être assimilés par un sujet déjà constitué face à une altérité différenciée, objet ou monde, du moment que la confiance dans la possibilité d’être apaisé par son désir s’inscrit en termes d’agréable désirable qui satisfait le manque. Cela pousse l’infans à parler corporellement avec cette altérité vivante qui constitue l’autre moitié d’où émerge la parole, avant de pouvoir produire des mots. Cette moitié est perçue comme pour tous les animaux dans sa différence du corps propre, mais elle n’a pas besoin dans le premier temps de dépendance d’être pensée et représentée. Elle est l’appui d’où s’individuer, et c’est à ce niveau que se pose le problème de l’autisme. L’amour en est la nostalgie et le désir en procède. Elle fonde le sens.

 

Chaque sujet se construit la réalité

 

Mais il faut noter que le modèle optique exposé par Lacan, qui permet d’appréhender le sujet vu et parlé, laisse de côté pour presque tous les psychanalystes le rôle imaginaire actif du bébé, que l’autisme nous oblige à reconnaitre si on veut désengluer les mères de l’accusation d’avoir rendu leur enfant autiste, et redonner confiance dans les vertus éthiques et thérapeutiques de la psychanalyse.

Mélanie Klein a théorisé la construction de la réalité et d’autres psychanalystes anglophones l’ont approfondi, mais Lacan critiquait la symétrie qu’elle opère entre l’introjection et la projection, car la première est symbolique et la deuxième imaginaire. Il a peu utilisé la notion de projection, mais il nous faut y revenir.

La construction de la réalité ne l’intéressait pas beaucoup, puisque que sa visée était d’approfondir la théorie de la cure et de remettre en question la méconnaissance, que l’idée de réalité instaure, au profit du Réel. Nous devons la reprendre, et questionner les notions de bon et de mauvais objets, par lesquelles s’incorpore symboliquement et fantasmatiquement la relation aux parents, puisque je vous ai montré que le jugement de valeur préexiste par l’Autre réel à la constitution de l’objet, et permet le jugement de rejet ou d’acceptation.

Certains autistes le confirment en restant centrés sur ces extrêmes du jugement, sans arriver à les faire coexister tant qu’ils n’expriment pas les pensées qui en découlent et ne se confrontent pas aux conséquences.

 

Les 2 dimensions

 

Dans cette construction de la réalité par les autistes, les 2 dimensions, habituellement intriquées dans ce que Lacan appelle « logique du signifiant », sont à distinguer car leur synthèse n’a pas lieu spontanément dans la rencontre avec l’Autre.

D’après leurs témoignages, une logique formelle simple, basée sur une perception de cohérence organisée suivant les principes de non contradiction et de tiers exclu, est première et permet de subjectiver la différence avec l’autre, par la confiance en sa consistance perçue, intriquée au schéma du corps propre et à l’espace où peuvent se représenter les relations et les objets. 

Les moyens par lesquels ils ont construit cette structure en passant par la perception sont divers. L’un d’eux parle de surabstractions organisatrices d’où il s’extirpe pour se constituer un savoir.

Dans des modalités sensorielles, une logique s’instaure, retrouvant ce qui est postulé maintenant dans la première appréhension des formes par les foetus, avant que les sensorialités soient distinguées : cela s’appelle la perception amodale, qui n’appartient pas à une sensorialité particulière mais peut traduire les structures perçues d’une modalité sensorielle dans une autre, fondant ainsi la cénesthésie que certains autistes utilisent de manière extra-ordinaire, calculant par exemple des chiffres énormes par des correspondances de couleurs.

 

La science procède d’un fondement mathématique qui est construction de ces structures, discipline de cohérence et description de relations sans prise en compte des objets impliqués. Ces caractéristiques rejoignent la question structurale qui existe dès la naissance de la psychanalyse via la nécessité de la métapsychologie, et peut s’interroger autour de la proposition de transformer la formule de Lacan « L’inconscient est structuré comme un langage », par « L’inconscient est structuré comme un topos ».

C’est la question d’une consistance de relations là où Freud mettait les processus primaires, que Lacan a identifiés à la métaphore et la métonymie. 

 

La constance structurelle pallie à l’immaturité native de l’humain, alors que du signifiant, pas identique à lui-même et qualitatif, émerge l’appréhension du psychisme par la supposition d’un sujet, avec deux logiques, « féminine », et « masculine », qui transforment la logique classique première en abandonnant pour la féminité le principe du tiers exclu et pour la virilité le principe de non contradiction.

Avec des autistes ce premier repérage perceptif d’une organisation stable et cohérente constitue le fondement de réalité perçue comme une continuité rassurante, qui doit se maintenir assez pour que des écarts apparaissent sans faire effondrer la stabilité qui lui préexiste, un « on peut s’en passer à condition qu’elle continue d’exister quand on en sort ». Cette dimension de constance de l’objet peut longtemps exister sans lien avec un sens pensé, représenté, là où celui qui n’est pas autiste se repose sur l’imaginaire de l’imago pour accepter une structure signifiante organisée, en y voyant la joui-sens à rejoindre.

On arrive sur ce point à la question clinique de la débilité, que je n’ai pas le temps de développer dans ce cadre, mais qui ne se réduit pas à l’autisme. S’y retrouve le poids des interdits oedipiens dans la possibilité de déduire, au-delà de la perception. Déduire suppose un étagement du savoir, où des S1 inconscients sont crus pour que du S2 déductif s’organise.

 

Pour les autistes, la dimension du signifiant peut alors émerger, par des dispositifs singuliers de renoncement à la cohérence rigoureuse défensive.

Par exemple, Babouillec utilise l’oxymore comme figure princeps : ses écrits se déploient dans le renversement répété des significations attendues. Ce qui suppose de les connaitre.

 

Depuis Lacan, l’acte psychanalytique repose sur la castration, mais nous devons y voir la spécificité de la parole véritable, que l’autiste révèle quand il se construit secondairement un dispositif pour inverser l’assurance moïque dont il s’est assuré.

La première logique supplée à l’apaisement qu’apporte normalement une mère après la naissance, et il doit y renoncer dans certaines modalités pour commencer à parler à partir d’un trou où il trouvera ses mots dans une deuxième naissance, initiant une logique paternelle ternaire d’où les signifiants disent plus que ce qu’il sait, conformément à ce à quoi Lacan réserve le nom de sujet.

 

Transitivisme irrésolu

 

Mais avec des autistes, on peut constater une division entre un savoir et ce qu’ils en manifestent et investissent libidinalement, dans la lumière de la scène du monde, où les échanges ont lieu. Par exemple, certains montrent dans des circonstances exceptionnelles qu’ils peuvent parler tout à fait normalement et d’autres se mettent définitivement à parler, lire, écrire ou compter, en manifestant un savoir déjà complètement intégré, alors que rien ne le faisait deviner.

Pendant longtemps ils doivent prendre appui sur un autre pour montrer aux autres leur savoir à travers lui, dans un transitivisme que le stade du miroir résoud pour les non-autistes, alors que pour eux est maintenue l’opposition entre l’existence réelle, discordante, et l’image nommable que seul un autre rassemble légitimement.

L’écrit est un intermédiaire fréquent pour communiquer, une résolution de la difficulté à faire coexister la division entre un intérieur et un extérieur, mais la plupart ont besoin d’un autre réel pour le réaliser.

 

Perception phallique ou pas

 

Le savoir s’implante via la scène familiale, car l’oedipe suppose une structuration logique qui s’installe par delà l’imaginaire du sens.

L’universel logifie la priméité, comme dit Pierce, de la perception interprétée par le signifiant de l’Autre. Le phallus comme fonction instaure cet universel sur la base d’une exception, qui pourrait être une contradiction, mais se révèle contenante. Lacan a trouvé cette logique chez Imre Hermann, qui expliquait comment c’est possible : L’exception est un individu supposé idéal qui, s’il déchoit, implique que personne n’a la qualité idéale. On retrouve ici l’imaginaire des problématiques phalliques oedipiennes.

C’est le point central concernant la façon de penser des autistes, qui ne tempèrent pas spontanément l’universel par l’exceptionnel, et semblent ne pas idéaliser. Quand on dit qu’ils prennent tout à la lettre, ça veut dire qu’ils attribuent une valeur absolue à toute formulation, sans savoir de ce qui la relativise. Seules des règles explicitement formulées les font accéder aux contextualisations, hiérarchisations et différenciations qui se conçoivent spontanément pour les autres à partir de la division subjective libidinale et des éprouvés d’émotions.

 

Nouvelle économie psychique

 

Le dernier point concerne les nouvelles économies psychiques.

Les autistes semblent les meilleurs candidats à l’idée que le trou du symbolique ne serait pas interprété par la sexualité, puisqu’ils ont une difficulté maximale à produire un imaginaire sexualisé. Parler factuellement implique qu’aucune prétention phallique ne semble se manifester, qu’il y a indifférenciation sexuelle, à moins d’admettre que conformément au début de la subjectivation, affirmer est masculin, quelqu’en soit le style.

Et pourtant, la libido est clairement ce qui les motive à sortir de la mêmeté de leurs symptômes et à rejoindre la normalité.

Je n’ai pas le temps de traiter les questions spécifiques que cela pose, mais il faudra en passer par la question de la bisexualité dans la perception et le savoir qui s’en organise.

 

Pour les humains, l’extrême dépendance à la naissance s’impose comme une logique réelle de puissance qui sauve une impuissance. Cette impuissance exerce une séduction sur l’autre, qui est pouvoir, proportionnel à l’impuissance : c’est le renversement phallique qui transforme le mauvais en exceptionnel désirable. La bisexualité des premières années s’en déduit, alors que le sexuel ne peut pas se réaliser génitalement mais se fantasme à partir des pulsions. Les enfants choisissent assez rapidement de s’identifier à une de ces 2 positions au regard des autres, car les pulsions ont besoin de la combinaison de deux places, auxquelles le masculin et le féminin apportent des caractéristiques qualitatives symboliques. La différence anatomique les représente facilement au début, en réponse à la première question de l’Autre, « garçon ou fille? », et elle se substitue à la différence des places de bébé et de mère, de locuteur et d’interlocuteur, du sujet et de l’objet, binaires, avant que soit appréhendée la tercéité via le père, et le semblant de l’objet à la place de la mère réelle, qui donnent la liberté dans le langage.

 

Ça fonde ce fait ignoré par l’idéologie que la sexualité n’est pas, comme conçue imaginairement au début de la vie, protubérance visiblement désirante d’un corps qui peut pénétrer le trou d’un autre, et permettre fantasmatiquement de retourner dans le corps maternel, mais trouble des oppositions signifiantes qui structurent la perception, par le désir d’un ailleurs que ce qu’a éclairé le signifiant.

 

 

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