Marcel Cohen et le discret
08 juillet 2024

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DISSEZ Nicolas
Journées d'études

Je souhaite revenir sur la fonction, de ces trois éléments que constituent dans l’œuvre de Marcel Cohen les faits, les détails et les anecdotes, pour souligner leurs enjeux cliniques. Je n’insiste pas sur la valeur essentielle de ces termes dans l’œuvre de Marcel Cohen : pour les deux premiers, ils constituent les titres de plusieurs de ses ouvrages. On retrouve désormais également inscrit, dans la collection blanche de Gallimard, à l’endroit même où se trouve habituellement écrit : Roman, nouvelles, Essai…, le terme Faits. Enfin, de très nombreuses anecdotes composent les chapitres des ouvrages intitulés Faits, comme Détails. À des années lumières commence également par la formule : « Voici une anecdote… »

 

Le terme de Faits ne peut qu’évoquer pour le praticien, le registre du fait clinique. Et l’œuvre de Marcel Cohen nous enseigne sur cette dimension. « Les faits, dit-il, appellent une certaine sècheresse et le retrait de l’auteur. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’interpréter ces faits. Ces faits font eux-mêmes interprétation, ils touchent à une certaine essence de la personne, au détriment du sens, qui se trouve comme asséché. « Il arrive que ces faits se passent très bien de toute forme de récit », précise-t-il. Les faits sont ainsi, dans les ouvrages de Marcel Cohen, comme une occasion de tourner le dos, de renoncer à la fiction.

 

L’énumération de ces faits n’est pas sans susciter une angoisse certaine. La lecture des faits, chez Marcel Cohen mais peut-être en général, est lecture de l’horreur que chacun se refuse à voir. Par exemple, l’horreur de la persistance de la barbarie nazie sous d’autres formes comme le donne à lire À des années lumières. Soulignons que cette horreur, y compris celle de la barbarie nazie, n’est pas envisagée par Marcel Cohen comme une inhumanité à exclure de notre vie mais comme le cœur même de l’humanité. Cette horreur nous aurions à l’assumer comme notre plus proche, notre plus intime. « Il nous faut affronter, souligne-t-il, le fait que les nazis étaient des hommes, tout simplement. » Comme l’indique le titre donné à notre journée par Esther Tellermann, les faits constituent bien, ici, une modalité de saisie du réel.

 

J’en viens à ce second terme essentiel à l’œuvre de Marcel Cohen qu’est celui de détail. L’enjeu du détail pour le praticien est lui aussi essentiel, au point que l’on puisse considérer que l’attention au détail, pour le psychanalyste, est le sens clinique même. Le détail est pour le clinicien ce qui vient renouveler la lecture d’un tableau clinique identifié, il vient s’opposer à l’ensemble pour en interroger le sens. On peut citer, dans le champ de la critique littéraire, Charles-Augustin Sainte-Beuve qui, sait pointer cette opposition entre détail et ensemble : « J’ai voulu, dit-il, par l’inexactitude du détail retrouver la vérité de l’ensemble ». Mais le détail peut également venir pointer et se saisir d’un registre hors-sens. Cette lecture du détail chez Marcel Cohen, comme celle du psychanalyste, voire celle du médecin, est celle qui fait fi de la dimension du récit pour privilégier le détail qui pointe l’horreur du monde et la dimension mortelle de toute existence, celle que dévoile le signe de la maladie dans l’exercice clinique médical.

 

La position du sujet à l’égard du détail constitue ici un enjeu essentiel. Dans le premier ouvrage, intitulé Détails, Marcel Cohen indique : « Où que portât son regard, un détail semblait l’attendre là depuis toujours, lui et personne d’autre. » Le détail, porteur d’une vérité en attente, pourrait ici être rapproché, dans sa fonction, d’une formation de l’inconscient. Comme le rêve, le lapsus, ou l’acte manqué, il constitue une trace qui ouvre sur le désir du sujet. Pourtant, une fois révélé, ce détail intéresse tous les lecteurs voire les concerne sur le mode le plus intime. Le détail vient toucher chacun au titre d’un universel. En quoi le détail peut-il se montrer porteur de ces deux dimensions contradictoires : désigner le sujet dans sa singularité absolue et toucher chez chacun à un universel ? C’est ici un nouveau paradoxe du détail : une fois révélé le détail vaut pour tous, ce faisant il perd sa dimension de détail, il n’aura été un détail que dans l’après-coup. Dès que l’importance du détail est identifiée, il n’est plus un détail mais un élément essentiel qui vient s’intégrer à la représentation ou au récit mais également les transformer pour y prendre une valeur centrale. Chacun des chapitres des ouvrages Détails I et II, vient illustrer cet effet du détail dans nos existences, il en souligne également la dimension insaisissable, autrement dit, là aussi, sa dimension de Réel.

 

J’en viens à ce troisième registre essentiel dans l’œuvre de Marcel Cohen qu’est l’anecdote. L’anecdote, cette sœur du détail, n’appelle également à aucune explication, à aucune lecture ou interprétation, qui lui ferait perdre toute sa valeur. Comme pour le mot d’esprit, son explication viendrait en ruiner l’effet de non-sens. Lacan l’avait résumé en indiquant que « l’inconscient, dans ses formations, a déjà procédé par interprétation ». De nombreuses anecdotes rapportées dans Faits et Détails, qu’elles concernent par exemple la cuillère à café de Robert Antelme (Détails p.116), nous conduisent en définitive à nous dire : « Il était comme ça » sans pouvoir en dire plus, on ne peut pas définir plus que cela la personne. L’anecdote, parce qu’elle se passe d’une signification établie, dit tout. Elle cerne un hors-sens qui, peut-être, rend compte de l’insensé de toute existence humaine. Elle est, elle aussi, saisie du réel. C’est bien en quoi elle peut constituer un outil pour l’analyste, avoir fonction d’interprétation. Si l’interprétation est une réponse à côté, l’anecdote vient l’illustrer sur un mode exemplaire. Notons également sa valeur d’enseignement comme telle, là encore, elle vient toucher une vérité intime du sujet mais elle vaut également comme universel en touchant chacun des lecteurs des ouvrages de Marcel Cohen.

 

Je me suis permis d’introduire le terme « discret » dans le titre de mon intervention, pour évoquer son usage dans le champ des mathématiques. Le discret, vous en connaissez son sens usuel comme ce qui n’apparaît pas au premier plan et qui pourrait passer inaperçu mais il comporte également un usage mathématique où il se définit comme s’opposant au registre du continu. En mathématiques, une donnée est dite discrète si elle ne peut prendre que certaines valeurs connues. L’exemple le plus courant donné à ce registre du discret en tant qu’il est dénombrable, c’est le nombre d’enfants d’une famille. Voilà un champ supposé connu, limité, fini. Les psychanalystes ne peuvent que s’interroger sur le choix de cet exemple mais je ne m’appesantis pas… Un ensemble est dit discret si ses éléments composent un ensemble discontinu. C’est le cas du nombre d’enfants d’une famille : trois garçons deux filles, par exemple… ou un ensemble de « Cinq femmes ».

 

À l’opposé, un ensemble est dit continu si les éléments qui le composent sont en continuité : le nombre de points d’un segment de droite est un ensemble continu : on peut toujours entre deux points de la droite rajouter un autre point. Alors qu’entre le deuxième et le troisième enfant d’une famille il y a une discontinuité. On ne peut pas – a priori – y rajouter un élément de l’ensemble des enfants de la famille. Par contre un ensemble discret peut être infini : l’ensemble des entiers naturels est un ensemble discret : un, deux trois, quatre, cinq… le fait que l’on puisse continuer jusqu’à l’infini n’empêche pas qu’il y ait une discontinuité entre chacun de ses éléments.

 

Le discret s’oppose ainsi au continu comme, disons, le détail s’oppose à l’ensemble. Dans un tableau, le détail, dénombrable voire isolé, va s’opposer à la représentation de l’ensemble, que nous percevons comme un continu. Dans le champ littéraire le détail, comme les faits mais également l’anecdote, s’opposent au registre du récit. Ce détail s’oppose également à l’établissement d’une signification fixée, unique, de l’ensemble qu’il vient en permanence réinterroger. On pourrait y voir une position éthique, celle qui vient remettre en cause toute vérité révélée ou tout sens univoque de l’existence, si présents dans notre actualité marquée par le retour de la religiosité et l’identitarisme.

 

L’œuvre de Marcel Cohen en ce qu’elle décline ces trois enjeux de la fonction du détail, des faits mais également de l’anecdote très présente dans ses ouvrages, vient donc bien décliner trois aspects de ce registre du discret. Il se présente comme isolé, valant pour lui-même, il se détache de l’ensemble qui tend à prendre un sens univoque, et s’impose comme hors-sens. Je me permets de souligner combien ces registres peuvent concerner au plus près la pratique psychanalytique : Freud souligne régulièrement la valeur du détail dans sa dimension clinique dans sa lecture du rêve ou son interprétation de l’œuvre d’art. Je vous renvoie à la lecture de son Moïse de Michel-Ange. L’anecdote, dont chacun peut mesurer la fonction d’enseignement pour la psychanalyse, en particulier la modalité interprétative qu’elle recèle, peut-être parce qu’elle a cette vertu de répondre à côté. Le fait enfin, dont il n’est guère nécessaire de souligner l’accointance avec le registre clinique. Les faits cliniques, dans leur brutalité, font ainsi valoir leur dimension d’impossible à supporter.

 

Ces deux dimensions, a priori opposées, du discret et du continu, on pourrait dire du détail et du récit, trouvent toutefois également dans les ouvrages de Marcel Cohen, une articulation essentielle. On pourrait ainsi relire « Sur la scène intérieure » à la lumière du fait que les éléments dévoilés de l’enfance de l’auteur le sont régulièrement à l’occasion de la découverte de détails, sur le mode où un rêve oublié, revient au rêveur à la faveur du rappel d’un détail. Les deux ouvrages de Marcel Cohen qui acceptent de faire quelques concessions au registres du récit – Sur la scène intérieure et Cinq femmes – n’accèdent à cette dimension que par l’entremise de détails qui juxtaposés, viennent réinstaurer une histoire familiale.

 

Ce registre du discret traverse donc l’œuvre de Marcel Cohen en ce qu’il vient s’opposer au domaine du récit. Cette dimension, c’est celle de quelques cailloux déposés sur un mausolée. Ils ont l’élégance du discret. Dans un de ses derniers articles, « La finesse d’un acte manqué », Freud désigne le lapsus calami comme un élément « discret et simple » : cela qualifie bien le détail mais nous pourrions concevoir ce registre du discret comme une caractéristique de l’œuvre de Marcel Cohen et peut-être comme une qualité dont pourrait s’inspirer l’analyste lui-même.

 

 

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