« Les faits du réel »
08 juillet 2024

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BERTAUD Edouard
Journées d'études

Ce titre est un hommage à un article de Roland Barthes qui porte sur les détails et qui s’intitule – j’en ai modifié l’orthographe – « l’effet du réel ». Je vais y revenir.

C’est également en hommage à cette citation, toujours de Roland Barthes, que vous avez placée en exergue de « Details II » et que vous aviez reprise lors de notre séance de séminaire sur le « Détail clinique et clinique du détail » au mois de novembre dernier[1] :

Lors de ce qui sera sa dernière leçon de séminaire au collège de France sur la question de la préparation du roman, une semaine avant de mourir renversé par une voiture, Roland Barthes dit en entrant dans la salle : « Quelqu’un peut-il dire au concierge qu’il allume dans le fond, là-bas. C’est un peu obscur… ».

« Les détails restent finalement assez obscurs » disiez-vous alors.

Je souhaiterais en cette fin de matinée évoquer tout particulièrement cette obscurité du détail dont vous nous parliez, en vous proposant la compagnie de Roland Barthes, G. Perec, Freud ou encore Lacan. Il y a pire, me semble-t-il, comme voisins de palier …

 

L’obscurité n’est pourtant pas ce qui semble caractériser spontanément le détail :

Un détail, pourrait-on dire, reste obscur tant qu’on ne l’a pas vu.

Mais dès qu’il est mis en lumière, alors on ne voit que lui.

Ainsi, un abord classique du détail est de considérer qu’une fois dévoilé, le détail nous éclaire.

Cet abord, que je qualifie de classique, situe le détail minutieux comme donnant sens et déchiffrant ce qui reste jusqu’alors obscur.

Dans cette conception du détail, nous nous rapprochons de celle de la preuve dans une enquête policière : le détail qui vient révéler, trahir le coupable par exemple.

Rappelez-vous du rôle de ce détail que constitue le briquet dans « l’inconnu du Nord express » d’A. Hitchcock[2].

 

Freud le premier, dans les débuts de la psychanalyse, et d’autres psychanalystes par la suite, ont abordé le détail sous cet angle : le détail éclaire. Il permet alors le déchiffrement des rêves, mais également celui des symptômes hystériques.

Tout dire jusque dans ses moindres détails, c’est la règle de l’association libre mais c’est également l’une des conditions posées par Freud à la guérison des symptômes hystériques : « Chacun des symptômes (écrit-il dans Les Études sur l’hystérie) disparaissait (…) quand le malade décrivait ce qui lui était arrivé de façon fort détaillée ».

S’agissant de l’interprétation des rêves, pour comprendre leur signification, notamment celui de l’injection faite à Irma, Freud écrit qu’il se décida « à faire une analyse détaillée ».

Un psychanalyste autrichien émigré aux Etats-Unis, Kurt Eissler, poussera cette logique encore plus loin que Freud dans un article de 1959 « La fonction du détail dans les interprétations d’écrits littéraires », que Lacan citera dans son séminaire « Le désir et son interprétation » au moment d’aborder sa lecture d’Hamlet[3].

Au-delà de l’analyse du rêve, Eissler étend la fonction du détail à l’ensemble de la cure analytique puisque selon lui : « le but de l’analyse est de trouver les lois du déterminisme qui gouvernent chaque affirmation du patient au cours de chaque séance ».

L’analyse prend comme point de départ un symptôme qui échappe à la compréhension du patient comme de l’analyste. Tous les nouveaux détails, apportés à chaque séance, permettent peu à peu d’acquérir, écrit-il, « une explication satisfaisante de ce qui semblait d’abord dépourvu de sens ».

Pour qualifier le détail, Kurt Eissler utilisait le terme anglais de « relevant » : pertinent.

 

Vous voyez bien que dans cette approche- que vient illustrer le Freud des débuts de la psychanalyse- ce n’est pas le détail qui est ou qui reste obscur, mais c’est bien le détail qui fait arrêt à l’obscurité des choses.

Une fois posé ou rappelé cette lecture du détail conçu comme pertinent, éclairant, révélant le sens de ce qui semble trouble, je voudrais maintenant aller du côté obscur du détail et me rapprocher ainsi de la façon dont, il me semble, vous nous permettez de le considérer.

De pertinent, le détail va devenir inutile et insignifiant.

 

Pour cela, je voudrais repartir de ce texte de Roland Barthes que je citais en commençant : « l’effet du réel ».

Nous en sommes en 1968 et à cette époque Barthes travaille tout particulièrement la question de l’analyse structurale et la « réflexion structuraliste sur la fiction » pour reprendre le titre d’un de ses articles paru la même année.

Dans une vision structuraliste, le détail semble totalement superflu et faire fonction de remplissage. Dans « l’effet du réel », il se pose la question de savoir comment rendre compte structurellement des détails.

Pour cela, il va notamment prendre un exemple de détail que l’on retrouve chez Flaubert dans « Un cœur simple » : décrivant la salle où se tient Mme Aubain, Flaubert écrit « qu’un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boites et de cartons ».

Autant le piano et les cartons peuvent donner respectivement signe de standing bourgeois et de désordre, autant le baromètre semble ne rien indiquer. Aucune finalité ni fonction esthétique à l’évocation de ce baromètre.

Roland Barthes le prend comme exemple de ce qu’il appelle un “détail inutile ». Et c’est un caractère essentiel du détail selon lui : être inutile.

Toujours dans ce même article, il évoque le détail en tant que notation « insignifiante » et s’interroge sur la signification à donner à cette insignifiance. Un baromètre inutile et insignifiant.

 

Il est intéressant de noter que Freud (un Freud plus avancé dans l’âge que celui dont je parlais tout à l’heure) utilisera ce même adjectif pour caractériser le détail : « insignifiant ».

L’équivoque n’échappera pas aux oreilles des lecteurs de Lacan.

Pour des raisons différentes et dans des champs distincts, Roland Barthes et Freud donnent leur valeur au détail à être inutile, insignifiant.

C’est effectivement sur le caractère insignifiant d’un détail que Freud s’appuiera pour aborder autrement que le fait la psychiatrie la situation d’une femme prise dans une obsession de jalousie, et rencontrée par Freud une seule fois pendant deux heures à son cabinet.

Je ne vais pas déplier ce cas dans lequel il est question de lettre (non pas une lettre volée mais une lettre redoutée). Vous le retrouverez dans une des « Conférences d’introduction à la psychanalyse » de 1915, celle relative à « la théorie générale des névroses ».

Dans un autre texte qui date à peu près de la même période (1914), celui qu’il écrit à propos du Moise de Michel Ange, cette statue à Rome destinée au tombeau du pape Jules II, Freud indique très précisément trois points concernant le détail dans la technique analytique qu’il compare à la méthode Morelli :
-La technique psychanalytique prendre en compte des traits discrets (les détails)

– Ces détails sont ignorés ou sous-estimés (ça c’est l’aspect inutile et insignifiant)

– Des conclusions essentielles sont tirées à partir de ces détails ignorés ou sous-estimés.

 

« Insignifiant », « inutile », ce sont en effet les termes qui résument bien la façon dont tout un chacun habituellement qualifie le détail quand il le rencontre : les détails, on les rejette, on les ignore, on les refoule au nom de leur supposée insignifiance ou inutilité.

Ce qui semble également qualifier très justement le détail c’est le rebut, comme Freud parle du « rebut de l’observation » dans son texte sur le Moïse de Michel Ange.

Vous le dites, Marcel Cohen, dans plusieurs de vos textes, notamment dans « L’homme qui avait peur des livres » : ce dont vous traitez est tellement mince qu’habituellement, ça n’intéresse pas les journaux.

Pourquoi ? Pas seulement parce que le détail serait petit comme l’a dit Jacques-Alain Miller. « (…) c’est plus petit que l’ensemble »[4] disait-il. C’est une erreur car le détail n’est pas le fragment d’un tout.

Le détail n’intéresse pas, c’est un rebut car il va à l’encontre de tout ce qu’on imagine. Il dérange, il déplace.

Pareil à cette petite croix tracée discrètement par des inspecteurs sur la manche des arrivants à Ellis Island. Ça dérange, on ne sait pas ce que c’est, ça déplace et les uns et les autres.

Vous citez un extrait de ce texte de George Perec sur Ellis Island dans « Autobiographie en lecteur ».

 

Le détail va à l’encontre de tout ce qu’on imagine disais-je. C’est en cela que se situe l’un de ses paradoxes :

Il révèle, et pourtant il ne prétend pas nous apprendre quoi que ce soit, mais par ce geste-là, tout à la fois il nous décontenance, et nous place dans une certaine obscurité :

Stendhal se bat en duel à Grenoble, il est sur le point de mourir, il fixe alors un petit trapèze au sommet d’une montagne (dont il fera plusieurs croquis dans « La vie de Henry Brulard »).

Comment interpréter ce souci d’exactitude pour un détail aussi insignifiant au moment le plus proche de sa mort ?

 

Nous pourrions citer des dizaines et des dizaines de ces détails que vous relevez et qui nous plongent dans l’obscurité :

Vous citez souvent l’histoire de Robert Antelme et de la petite cuillère à café, ou celle d’Audrey Hepbrun et des biscuits.

Je citerais celle-ci, sensible à la personne dont il est question et que Charlie Chaplin citait parmi les génies qu’il a croisés dans sa vie (avec Einstein et Churchill) :

Clara Haskil est à Paris dans les années 50, elle n’a pas de piano ni d’endroit où vivre. Un petit groupe d’admirateurs lui propose de s’installer à l’hôtel Cayré annexe de l’hôtel Lutetia.

Elle se découvre une prédilection particulière pour la chambre 88.

Tout le monde réussit alors à lui cacher ce que beaucoup savaient alors : la chambre 88 était l’une des chambres utilisées par la Gestapo pendant 4 ans pour ses « interrogatoires ».

 

Freud écrivait dans son texte sur le Moïse de Michel Ange qu’il est nécessaire de prendre en compte les détails – leur présence est inconditionnelle ; c’est là leur utilité dirait Roland Barthes – et d’en tirer toutes les conséquences.

C’est, il me semble, ce que vous faites.

« Rien n’est plus sérieux qu’un détail » comme disait César Ritz que vous citez.

 

En 2011, lors d’une émission de radio sur France Culture qui réunissaient sept psychanalystes à propos de Lacan était posée la question suivante : « Comment se transmet la psychanalyse ?

Jean Allouch, qui était présent au micro, fit la réponse suivante :

« Comment se transmet la psychanalyse ?

Par des anecdotes (…) Et non par la transmission de la théorie ».

C’est Octave Mannoni, un autre analyste, qui avait intitulé l’un de ses livres : « la fiction comme théorie ».

Encore une fois, ce sont les détails qui sont dérangeants, obscurs et pas la fiction, et sans doute encore moins la théorie, fusse-t-elle psychanalytique.

Je crois que nous sommes plusieurs ici dans cette salle à être très sensibles à cette dimension de la transmission par l’anecdote, ou par le détail.

 

J’ai débuté par le baromètre « inutile » de Flaubert.

Je terminerais par l’évocation de cet autre baromètre que l’on retrouve dans un de vos livres, « Détails » :

« Le 21 septembre 1938, un habitant de Westhampton Beach, dans le Rhode Island, reçoit par la poste un baromètre commandé par correspondance à la firme new-yorkaise Abercombie & Fitch. Le baromètre est bloqué sur l’indication « ouragan » et, comme il fait beau et que l’aiguille refuse de bouger lorsqu’il tapote l’appareil, l’acheteur en déduit que celui-ci est défectueux. Il écrit une lettre à la firme new-yorkaise pour se plaindre et va la poster. Lorsqu’il revient, sa maison a disparu, emportée par l’ouragan que signalait le baromètre ».

 

Voilà ce qui arrive quand on ne prend pas au sérieux un détail inutile…

 


 

[1] Séminaire de l’Ecole psychanalytique de Ste Anne organisé par E. Bertaud et N. Dissez à l’ASM 13 (2023-2024)

[2] JL Godard « Histoire du cinéma » (Gallimard) : « Peut-être que 10 000 personnes n’ont pas oublié la pomme de Cézanne mais c’est un milliard de spectateurs qui se souviendront du briquet de l’inconnu du Nord Express »

[3] J. Lacan, Le désir et son interprétation, séance du 27 mai 1959

[4] Cours de JA Miller de 1989 : « Les divins détails »

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