Leçon XI du 22 avril 1964
Alors aujourd’hui donc nous avons affaire à la leçon 11, la leçon du 22 avril 64 et… je ne vais pas procéder tout à fait comme d’habitude, je vais vous parler de la leçon en essayant de rendre compte de ce que Lacan y fait. Ce n’est pas une leçon où Lacan, comme il le fait ordinairement, pose les choses et trace son chemin d’une façon directement éclairante.
Ici il prépare le terrain, il y a même quelque chose d’une sorte de nettoyage du champ. Il dit qu’il va continuer à parler du transfert. Il a dit la fois d’avant : « j’ai commencé à aborder le concept du transfert », même si le transfert — il va le montrer là — ce n’est pas quelque chose de l’ordre du concept. Il va en quelque sorte, avant la leçon prochaine dans laquelle il va vraiment entrer dans le vif de la question du transfert, il va dans cette leçon nettoyer le champ, en mettant au clair un certain nombre de malentendus sur le transfert, et poser déjà un certain nombre de jalons pour éviter que son auditoire — il avait affaire à un auditoire nouveau, vous le savez, un auditoire plus rompu à la philosophie qu’à la psychanalyse — et il prend ses précautions pour préparer un peu le terrain, pour leur faire entendre ce que c’est que le transfert. Et visiblement ce n’est pas pour lui tout à fait décisif. Dans la leçon suivante ce l’est plus.
Une remarque comme ça tout de suite : je ne sais pas si vous avez été sensibles à ça, mais à la fin il y a une question de Rosolato et Lacan répond à cette question de façon assez précise, et il apporte beaucoup de choses très importantes dans cette réponse.
Je ne sais pas si cela vous a frappé. Il précise par exemple — allons tout de suite au cœur des questions — il précise qu’une nasse c’est une espèce de récipient tamisé comme un filet, qu’on plonge dans la mer le plus souvent, et qui est censé attraper les poissons. C’est donc troué, une nasse. Et la nasse, il la représente donc comme ça [dessin d’un cercle dont la circonférence n’est pas fermée], et à l’endroit du trou il met l’objet petit a.
Dans la réponse à Rosolato, il va donner cette précision, en relation et en accord avec le reste de la leçon.
Freud essaye de schématiser le rapport entre le Ça et l’Inconscient, et comment l’Inconscient et l’extérieur à l’Inconscient s’articulent. Il nous fait le schéma de l’œuf, je ne sais pas si vous l’avez en tête, le schéma de l’œuf, vous avez le Ça ici, vous avez le Surmoi ici. Je suis sûr que vous l’avez oublié ce schéma.
Vous avez les signes de la réalité, comme dit Freud, la réalité et son appréhension. Ici, vous avez le préconscient, et vous avez la conscience quelque part par ici. Ensuite vous avez le Moi. Le Moi est censé pacifier les choses entre la réalité, le Ça et le Surmoi. Et Lacan remarque tout à fait à la fin de sa réponse à Rosolato, il dit — vous voyez j’entre dans la leçon par la fin — « …puisque vous avez fait cette remarque sur l’œil, je n’en profiterai que pour une chose : pour vous marquer la différence qu’il y a avec un schéma analogue que fait Freud, qui est celui qu’il fait quand il donne le schéma de l’Id [le ça], et quand il représente le moi comme étant la lentille par laquelle le Wahrnehmung-Bewusstsein, le système perception-conscience, vient à opérer sur la masse amorphe, la masse amorphe du système psychique. C’est un schéma qui vaut ce qu’il vaut, qui est tout aussi limité dans sa portée que le mien d’une certaine façon. Mais vous pouvez remarquer quand même la différence, c’est que, si j’avais voulu y mettre le Moi quelque part, le Moi c’est le i(a) que j’aurais mis ici. Or, c’est le a… »
Ce passage est tout à fait en accord avec l’ensemble de la leçon où Lacan va montrer que le repérage correct de la position de l’analyste par rapport au réel et par rapport au transfert, ne se fait pas en fonction de la réalité, c’est-à-dire qu’il ne se fait pas en fonction de la reconnaissance, c’est-à-dire qu’il ne se fait pas en fonction de i(a).
Alors évidemment il ne critique pas Freud spécialement, parce que Freud a fait ce qu’il pouvait faire avec les moyens dont il disposait. Mais une des grandes difficultés qu’on rencontre chez Freud avec la deuxième topique, le Moi, le Ça et le Surmoi, c’est que Freud est obligé de construire — c’est tout à fait passionnant quand on regarde le détail de son élaboration, comme toujours — mais il est obligé quand même de fabriquer quelque chose qui parfois tourne un peu à une représentation un peu guignolesque où l’on a le Moi qui est au milieu de la scène et puis d’un côté la réalité, le Ça de l’autre côté, et le Surmoi qui menace de taper le Moi.
Il y a quelque chose d’une petite dramaturgie théâtrale et qui tient au fait qu’évidemment Freud tout en étant au-delà, bien au-delà de l’imaginaire et de la compréhension, essaye quand même de rendre compte de ce qu’il veut articuler dans un registre propre à se faire comprendre, et donc il met le Moi ici comme ce qui va moduler le rapport entre le Ça et l’Inconscient, et la réalité.
Lacan lui ne procède pas du tout de toute façon, et il le souligne à Rosolato en disant : « c’est un schéma qui vaut ce qu’il vaut, celui de Freud, qui est tout aussi limité dans sa portée que le mien d’une certaine façon, mais vous pouvez remarquer quand même la différence : si j’avais voulu y mettre le Moi quelque part c’est le i(a) que j’aurais mis. » Or, c’est le a, c’est le petit a que Lacan évoque ici, et ça — nous aurons peut-être à y revenir dans le courant de la soirée — c’est très important, parce que ce que Lacan va décrire comme en rapport avec la fermeture et l’ouverture de l’inconscient — il va prendre l’image d’une grosse boule vous savez, avec des boules de loto ou de loterie qui sont agitées dans tous les sens et de temps en temps, les boules viennent ici obturer et puis de temps en temps ça s’ouvre et c’est quand ça s’ouvre évidemment que quelque chose de l’inconscient peut produire ses effets et aussi l’obturation. L’obturation est celle de l’objet donc, je vous invite à vous demander pourquoi et je serais content de savoir ce que vous en pensez : qu’est-ce que peut vouloir dire que c’est l’objet et ce n’est pas le fantasme, pas l’image spéculaire, c’est l’objet qui vient obturer l’inconscient. Et j’aimerais savoir comment vous avez entendu cette formulation parce qu’il la reprend à plusieurs reprises à la fin de son intervention en réponse à Rosolato.
Il y a là des choses à dire intéressantes mais pas forcément évidentes, sur cette réponse à Rosolato qui vient alors qu’elle n’était pas prévue, puisque la question n’était évidemment pas anticipable par Lacan. Cette question et la réponse qu’il lui donne lui permet de dire des choses importantes. Il y a d’autres remarques tout à fait importantes qu’il fait dans cette réponse à Rosolato mais je les laisse de côté pour le moment.
Alors qu’est-ce que va faire Lacan dans cette leçon ?
Un des enjeux de la leçon c’est justement la question du rapport de l’inconscient freudien, tel que Lacan s’attache à le mettre en valeur et en relief, du rapport de l’inconscient freudien donc et de la réalité : je ne dis même pas du réel, je dis de la réalité, réalité au sens ordinaire.
Donc, quel est le rapport de l’inconscient et de la réalité, et quel est le rapport de l’inconscient freudien, pris dans ce qui fait tout de même le ressort du rapport du sujet en analyse, qui est censé être dans le questionnement, et la réalité. Ce rapport se joue dans le transfert, c’est-à-dire une adresse à l’Autre. Et Lacan dans cette leçon va donc déblayer un certain nombre de difficultés, un certain nombre d’erreurs d’orientation qui nous paraissent assez grossières aujourd’hui mais qui ne l’étaient pas à son époque. Alors il va commencer par réfuter de façon assez facile les objections des positivistes et il donne comme exemple Szasz.
Szasz, qui dit que s’il y a une interprétation donnée par l’analyste au patient et que le patient n’est pas d’accord, il va dire : « Je ne suis pas d’accord ! C’est vous qui le dites, mais moi… ». Szasz se pose la question : dans ce cas-là, qu’est-ce qu’il faut dire ? Il faut dire que c’est systématiquement l’analyste qui a raison mais ce n’est pas… Ça choque la raison, ça. Pourquoi l’analyste aurait-il toujours raison ? Nous sommes aux Etats-Unis, donc la chose doit être tranchée de façon démocratique. Pourquoi l’analyste aurait systématiquement raison ? Lacan dit que dans cette perspective, il n’y a rien à espérer, il n’y a rien d’autre à espérer qu’une procédure plus ou moins adaptative qui ne peut pas finir autrement que dans la proposition faite à l’analysant de s’identifier à l’idéal que représente l’analyste, c’est-à-dire quelque chose qui n’a plus aucun rapport avec l’analyse. Donc Lacan a vite fait de laisser de côté ces conceptions positivistes du transfert et il va — je passe sur un certain nombre de passages qui sont faciles et qui ne posent pas problème — il va aller au point vraiment important, et ce n’est pas mauvais de le rappeler même aujourd’hui, même si aujourd’hui nous sommes quand même plus au fait de cela qu’à l’époque de Szasz — il dit que dans cette approche positiviste du transfert il y a quelque chose qui est complètement éludé, c’est que l’un des deux s’adresse à l’Autre, et que du coup il y a une dissymétrie, une dissymétrie de structure, une dissymétrie fondamentale entre la place du sujet qui parle en analyse et la place d’où cette parole est reçue. Ça, nous pouvons très bien l’écrire.
Je vous propose de l’écrire comme ça. Lacan ne l’écrit pas comme ça mais ici c’est moi qui prends la liberté de l’écrire : il y a un sujet barré, il est divisé, travaillé par le signifiant, et ce sujet barré, il ne s’adresse pas à un petit autre. Ce qui n’est plutôt pas mal venu parce que a est derrière, au dessus, au-delà… il s’adresse donc à un autre de l’ordre du grand Autre.
J’avais fait un papier il y a longtemps sur un type, un drôle de type, qui avait écrit un bouquin qui s’intitulait Les fondements de la psychanalyse, donc il n’est pas malvenu de l’évoquer ici, simplement ce n’était pas tout à fait la même sorte d’ouvrage que le séminaire de Lacan. Ce monsieur portait, ou porte, un nom pas facile à porter, Adolf Grünbaum, c’est un épistémologue américain qui a écrit un livre sur les fondements de la psychanalyse, pour montrer que la psychanalyse ça peut se démonter de A à Z. Ça ne tient pas la route selon lui et ça ne nous étonnera pas, il est américain et il y a beaucoup de gens aux États-Unis qui pensent la même chose, mais ce que je trouve intéressant, et si je vous en parle c’est juste pour relever ça : j’avais donc fait un compte rendu du livre de Grünbaum, un livre plein d’intentions louables, scientifiques, etc., et il y avait un point qui le rendait littéralement fou cet homme, qui le rendait hors de lui, c’était justement le transfert.
Alors là c’était l’insurrection, c’est-à-dire qu’il disait : on ne peut pas comprendre comment des gens peuvent être assez bêtes, assez influençables, assez religieux, assez sectaires pour aller confier comme ça sans plus de précaution leur parole et leur confiance, enfin s’abandonner ainsi à la puissance, au bon vouloir d’un autre. Pour lui c’était le scandale absolu. Et il ne voulait absolument pas entendre, ce que pourtant l’expérience la plus commune permet de constater, c’est que, bien sûr dans une demande d’analyse… mais même en dehors de l’analyse : quand on parle, quand on parle vraiment, on s’adresse à quelqu’un, à un autre, et les deux interlocuteurs ne sont pas sur le même plan, sauf si on est dans la rivalité de la joute oratoire. Quand on s’adresse à quelqu’un, quand on souhaite faire entendre quelque chose à quelqu’un, on est toujours dans une position dissymétrique. Donc il y a du transfert, forcément, du transfert qui s’agence de manière variable. Et ça, c’était le scandale pour M. Grünbaum.
Question : Quand vous dites dissymétrique, est-ce dans le sens de hiérarchique ?
S. Thibierge : Non, c’est pas une question de hiérarchie. C’est une question de lieux différents. Et c’est aussi une question d’autorité. Autorité ne veut pas dire hiérarchie. Un analyste ou bien quelqu’un à qui on suppose une certaine expérience ou un certain savoir peut détenir par là une certaine autorité. Cette autorité n’a absolument pas de rapport avec la hiérarchie. Vous avez des gens, quand ils parlent tout le monde s’en fout. Vous avez des gens, quand ils parlent on se tait. Est-ce que c’est une question de hiérarchie ? Non, parce que personne n’a ordonné cela. C’est comme ça, c’est ce qu’on appelle aussi l’autorité. Rien à voir avec le caporalisme du petit chef. C’est très important ça. Eh bien dans le transfert, je ne dirais pas exactement qu’il y a une dimension de l’autorité, mais il y a une dimension de dissymétrie forcément qui s’instaure, puisque le sujet s’adresse à un autre au-delà duquel — et que le sujet en soit conscient ou non, mais forcément il en a une certaine perception même si elle est inconsciente — au-delà de celui auquel il s’adresse, il y a quelque chose qui dessine les contours inconscients des questions qui font parler le sujet.
Je peux même vous le représenter de façon un petit peu plus explicite. Vous pouvez même ajouter que quand le sujet parle en analyse, il s’adresse au fond aux traitx qui délimitent sa question du côté du grand Autre et c’est de ces traits qu’il reçoit — je le mets en pointillés parce que ce n’est pas conscient — c’est de ces traits qu’il reçoit ses questions. Donc ça, ça traduit une dissymétrie fondamentale.
Question de M.Cohen : Quand vous parlez de ça, vous parlez aussi quand quelqu’un qui s’adresse à une autre personne, vous lui proposez des signifiants, l’autre les reçoit et vous en renvoie aussi qui sont les siens. Où est la dissymétrie ?
S.Thibierge : C’est ce que je vous dis, j’excluais le cas de la joute oratoire.
Cohen : Non, juste une conversation.
S.Thibierge : Dans une conversation, il y a très souvent quelque chose qui s’instaure de cette dissymétrie. Il y en a un qui se fait entendre et l’autre qui écoute.
Cohen : Les deux existent… Le locuteur et l’interlocuteur sont pris chacun dans les signifiants de l’autre. Cette dissymétrie, je ne la ressens pas, enfin personnellement.
S.Thibierge : Ce n’est pas grave. Si c’était vraiment dans une sorte d’équivalence, eh bien chacun n’entendrait rien de ce que peut éventuellement dire l’autre.
Cohen : Un petit quelque chose qui renvoie à autre chose. C’est jamais terminé.
S.Thibierge : Si vous voulez.
Question : Et dans la conversation courante, est-ce que les places peuvent être interchangeables ?
S.Thibierge : Elles ne sont pas interchangeables, parfois elle varient, mais souvent dans les conversations courantes on observe que quelque chose se dessine qui fait que l’un est plutôt en position d’écouter et l’autre plutôt en position de parler. De toute façon, c’est dissymétrique. C’est toujours dissymétrique. C’est pour cela que les lois de la parole ne sont pas des lois faciles à entendre aujourd’hui, puisqu’aujourd’hui on est pris dans une sorte de passion égalitaire qui supporte très mal les effets d’une structure qui ne soit pas strictement égalitaire. La parole n’est pas égalitaire, elle n’est pas inégalitaire non plus, elle est dissymétrique. Elle suppose des lieux différents.
A. Jesuino : Tu as raison de souligner cela parce qu’aujourd’hui toute disparité de place, c’est une autre façon de parler de la dissymétrie, peut être dénoncée. Et cela ça rend beaucoup de choses inaudibles.
S. Thibierge : Oui, toute disparité de place, comme tu dis, peut être dénoncée aujourd’hui. Absolument.
Ce que souligne de façon très insistante Lacan, par rapport à toutes ces tentatives d’aborder le transfert en fonction de coordonnées qui seraient des coordonnées prises dans la réalité, Lacan dit que ce qu’on oublie dans le transfert, c’est que l’un des deux s’adresse à l’autre. Et il ajoute : il est clair que cette relation s’instaure sur un plan qui n’est point réciproque, qui n’est pas symétrique.
Évidemment on ne sera pas très étonné qu’aux Etats-Unis, cette vérité de base ait été méconnue et que cela ait occasionné toute la dérive de l’egopsychology, et finalement toute la disparition de la psychanalyse aux États-Unis.
Gardons le petit schéma que je propose ici, qui est le schéma de cette relation dans laquelle l’un s’adresse à un autre. C’est là que s’instaure le transfert dans l’analyse. Dans l’analyse, il y en a un qui s’adresse — c’est-à-dire qui adresse une demande — à un autre. Ça crée une dissymétrie fondamentale. Mais ça nous donne l’occasion de souligner que, dans ce qui va être adressé par le sujet (à gauche) à l’autre, donc à l’analyste, s’instaure, dit Lacan, une profonde ambiguïté dès le début, c’est-à-dire, et là il va le développer, c’est-à-dire que la vérité entre en jeu sous son aspect de mensonge, et le mensonge entre également en jeu dans son rapport à la vérité. C’est-à-dire que là, contrairement à ce que font les positivistes — américains en l’occurrence, les Américains en fait ils en restent, et c’est un petit peu le défaut qu’ils ont souvent, ils en restent au niveau de l’énoncé, ils ont du mal à prendre en compte le registre de l’énonciation — nous sommes obligés, nous, de prendre en compte ce registre de l’énonciation.
Ce que Lacan souligne de façon très insistante, c’est que dès lors que quelqu’un parle, il y a le registre de l’énonciation, et puis il y a le registre de l’énoncé, et l’énonciation est toujours en quelque sorte dans une position d’ex-istence par rapport à l’énoncé.
Et Lacan prend un exemple qui est un classique des cours de logique. Je me souviens aussi quand j’avais des cours de logique en philosophie, on nous faisait souvent état de ce paradoxe, de dire : si je dis « je mens » ça veut dire que je dis que je mens, et donc que ce que je dis n’est pas vrai. Et donc résultat : si je dis la vérité je mens, et si je mens je dis la vérité. On créait ce genre de petit tourniquet amusant, mais qui ne va pas très loin. Lacan note que ça n’a pas vraiment une grande portée, parce qu’on peut tout à fait dire « je mens » sans que ce soit du tout une sorte de contradiction logique. On peut dire « je mens », ça peut vouloir dire qu’on a une intention trompeuse, une intention de tromper, on va tromper ou on a trompé, on est quelqu’un qui est dans le registre de la tromperie. La seule chose, c’est que cet énoncé « je mens », si je dis « je mens », cet énoncé ne peut pas être reçu, ici (référence au schéma au tableau) par l’autre comme un énoncé, dans la mesure où l’autre qui l’entend — je ne vous déplie pas toute l’argumentation de Lacan parce qu’elle n’est pas toujours extrêmement limpide dans sa formulation — mais ce qu’il veut dire c’est que, quand vous dites « je mens » à l’autre, à l’analyste ou à quelqu’un d’autre, eh bien l’autre va recevoir votre propos comme effectivement : tu mens, et c’est la vérité. Tu dis bien la vérité en disant « je mens ». Autrement dit, là où tu crois mentir, tu es dans la vérité, et Lacan dit : il y a toujours cette ambiguïté fondamentale de la parole dans la psychanalyse — et aussi bien hors de la psychanalyse, mais dans la psychanalyse ça se révèle de façon patente — c’est-à-dire que le sujet éprouve sur le mode de l’ambiguïté et de la division même, le fait qu’il essaye de dire de la vérité et qu’il mente en même temps, et tout en mentant il dit la vérité. Et c’est ainsi que c’est reçu par l’analyste, parce que l’analyste n’est en principe pas complètement tombé de la dernière pluie, c’est-à-dire qu’il sait un peu quand il voit arriver quelqu’un, il a une oreille quand même un petit peu avertie : quelles salades il va me raconter, c’est-à-dire avec quel mensonge il va me dire la vérité ? Parce que le sujet dit la vérité et en même temps il ment. Vous avez déjà vu des gens qui disent la vérité toute la vérité comme ça dès le début ? Non, on ment toujours, quoique pas toujours de façon délibérée.
Lacan donne des exemples amusants :
Je veux que vous m’aidiez à raccommoder mon couple, dira tel patient, alors que le gars en fait il n’a qu’une envie c’est de se barrer. C’est un petit peu contradictoire. C’est au moins ambigu.
Lacan cite dans la leçon l’histoire juive bien connue, dont il se sert souvent dans ses Ecrits, l’histoire juive du type qui dit la vérité en mentant. C’est l’histoire de deux collègues marchands en Pologne, et l’un dit à l’autre : tu me dis que tu vas à Lemberg. Mais tu me dis que tu vas à Lemberg sachant que je pense que tu veux me tromper… Donc tu attends que je pense que tu vas à Cracovie quand tu me dis que tu vas à Lemberg, alors que tu vas vraiment Lemberg. Tu te joues de moi, tu veux me tromper. Tu dis que tu vas à Lemberg et tu vas à Lemberg ; tu me trompes parce que tu sais que je vais penser que tu vas à Cracovie, parce que je vais penser que tu veux me tromper. Pourquoi me dis-tu que tu vas à Lemberg alors que tu penses que je vais penser que tu vas à Cracovie, alors qu’en réalité tu vas vraiment à Lemberg.
Cette jolie histoire dit très bien comment nous disons la vérité en mentant, et nous le faisons souvent parce que la vérité et le mensonge sont les deux faces d’une même médaille. Comme le dit Lacan dans les Ecrits, le mensonge fait toujours crédit à la vérité. Le mensonge rend hommage d’une certaine manière à la vérité. S’il n’y avait pas la dimension fondamentale de la vérité, il n’y aurait pas de mensonge ; et en plus, le mensonge n’aurait pas sa part de vérité, justement.
Je vous ai parlé du « je mens ».
Lacan a aussi un développement vraiment très fort sur le « je pense » et il nous dit — et cela est surprenant, surtout pour un public de philosophes — il dit : le « je pense » a un statut encore plus fragile et plus précaire que le « je mens » en tant qu’énoncé et énonciation, parce que vraiment le « je pense »… il va même aller jusqu’à dire cette parole un peu scandaleuse pour des philosophes : le « je pense » est un avortement. Qu’est-ce qu’il veut dire par-là ?
Ce que Lacan veut dire c’est que Descartes quand il dit « je pense », il le fait au terme de tout un processus qui est un processus de remise en doute systématique de tout ce qui peut exister comme opinion, comme assertion, comme certitude. Descartes remet tout en doute et il reste avec ce petit bout d’énonciation « je pense ». Là il dit : si je pense, alors ce n’est pas possible que je n’existe pas ; je suis sûr de ça ; je peux mettre en doute tout ce que je veux, je peux mettre en doute mes sens, je peux mettre en doute mes perceptions, je peux mettre en doute les vérités qu’on m’a enseignées, mais « je pense », quand je le dis, je ne peux pas douter que j’existe.
À partir de là Descartes pense pouvoir fonder ce qu’il appelle non pas le « je pense » mais la chose pensante, c’est-à-dire une substance. « Je pense », c’est la pointe extrême d’une tentative de dire quelque chose vraiment, en vérité, mais passer de là à une « chose pensante », c’est déjà quelque chose de beaucoup plus incertain. C’est très incertain, car la certitude que vous avez quand vous articulez le « je pense », qui est réelle, c’est une réelle certitude à la portée de chacun, eh bien vous ne pouvez pas du tout l’avoir quand il s’agit de passer à une « chose pensante », c’est-à-dire à une substance qui serait la pensée.
D’ailleurs, si je vous pose la question : quand on distingue l’étendue et la pensée, l’étendue vous en avez une idée assez concrète, mais la pensée, est-ce que vous diriez que ça fait une substance ? Non, ce n’est pas évident. C’est pour ça que Lacan dit que le « je pense » c’est une admirable tentative, mais c’est un avorton. Ça avorte, c’est-à-dire ça reste limité à la stricte énonciation du « je pense ». Sauf que Lacan nous dit tout de même que dans ce « je pense » il y a un petit autre chose que ce que pensait Descartes : il y a son désir, et là il est dit d’une manière incandescente, vraiment brûlante, même si Lacan ne le dit pas comme ça. On perçoit que Descartes, dans ce mouvement que vous observez au début des Méditations Métaphysiques, on perçoit le drame subjectif de quelqu’un qui va à la pointe extrême de quelque chose qui est de l’ordre du désir, et quand il pose « je pense », il y a quelque chose qui pour le coup n’est pas de l’ordre de l’avortement, qui est de l’ordre de la pointe extrême d’un désir.
Mais de ce désir, à la pointe la plus vive de son énonciation, vous ne pouvez pas faire la base des énoncés qui concerneraient l’étendue : là, il y a quelque chose qui avorte et qui ne tient pas.
Par contre, dit Lacan, on n’a pas manqué de voir beaucoup de tentatives de créer de la substance pensée à partir de l’énonciation de Descartes, c’est-à-dire qu’on en a fait de la psychologie. À partir du « je pense » on a fait de la psychologie, et c’est pour ça qu’il y a beaucoup de psychologie, et Lacan souligne évidemment que ça ne vaut pas grand-chose, parce que c’est toujours dépendant de l’appareillage conceptuel, des opinions du psychologue. Ça ne vaut pas tripette, ça ne vaut rien même.
Lacan souligne cela et dit : le « je pense » est une énonciation qui traduit un désir, un désir absolument authentique. C’est pour ça qu’il le dit, mais il le dit depuis le début de ce séminaire et c’est pour ça qu’il dit que Descartes représente le moment freudien : c’est-à-dire le désir de l’énonciation, le désir de faire entendre le désir justement. Nous le trouvons chez Descartes. C’est pour ça que d’une façon assez saisissante Lacan dit que Descartes et Freud nous parlent de la même certitude, la certitude du sujet.
Ça c’est quand même une énonciation formidable, et puis ça donne à la lecture de Descartes un aspect dépoussiéré par rapport à cette espèce de statue qu’on a fait de Descartes… une sorte de grand monument à traiter avec beaucoup, beaucoup de déférence… alors que Descartes c’est une pensée très audacieuse, d’une certaine façon, et Lacan en relève la pointe extrême.
Donc quand Descartes dit : « Je pense », ça se fige tout de suite dans un énoncé. Mais ce qui compte, c’est le caractère extérieur de l’énonciation que ça représente : et là se trouve le désir. Donc vous voyez, avec cette distinction entre l’énoncé et l’énonciation, eh bien Lacan souligne ce qui va intéresser bien sûr le psychanalyste dans le transfert, c’est-à-dire la dimension du désir, la dimension du désir qui passe par la division justement entre l’énoncé et l’énonciation.
Ensuite, Lacan, avançant comme il le fait toujours pas à pas, va faire en quelque sorte le point où il en est de cette leçon, et il va dire : « En fait, le tranchant…», « le tranchant de couteau », il va dire : « le tranchant étroit » qui permet d’articuler une conception du sujet dans le transfert qui tienne la route, c’est de revenir toujours au fait que le sujet est un sujet de signifiants, un sujet qui est né, qui est advenu comme sujet, en comptant les signifiants, et en se décomptant des signifiants. Le sujet c’est celui qui va dire : « J’ai tué une bête, je fais une coche. J’ai tué 2 bêtes, je fais deux coches… Et moi, est-ce que je suis dans les coches ? Non. Mais je suis représenté par les coches. » C’est là que naît le sujet. Et, dit Lacan, il n’y a pas d’autre façon d’attraper la question du sujet dans l’expérience que nous ouvre la psychanalyse. Alors, il y a une formulation là que j’ai trouvée très remarquable. Il nous dit : « La plupart du temps, pour trouver quelque chose, pour trouver un appui concernant le sujet, on s’appuie sur i(a), c’est-à-dire on s’appuie sur l’image, on s’appuie sur le Moi. Mais quand moi, Lacan, je vous ramène toujours à ce tranchant de couteau de la stricte réduction du sujet au signifiant, eh bien, je vous rends possible un rapport à peu près assuré à l’analyse. Et ça, c’est tout à fait vrai, enfin, on ne cesse de le mesurer dans la pratique, quand on travaille, mais aussi quand on lit Lacan, enfin je veux dire, c’est vraiment la pointe féconde de son intervention…
Mais alors là, il a une remarque que je trouve très intéressante, très parlante, qu’il ne développe pas d’ailleurs… Il dit : « Quand nous instituons ainsi… » — donc le sujet hein, sur cette pointe de couteau du signifiant et seulement du signifiant — il dit : « n’oublions pas…», c’est au premier tiers de la page 167, « n’oublions pas qu’à l’instituer ainsi, nous poussons les choses à un point qui, si je puis dire, renforce incroyablement le dénuement du sujet ». Le dénuement du sujet. Alors ça, c’est quand même une formulation assez inattendue… Le sujet, il est dans le dénuement. Nous le réduisons à quelque chose qui est de l’ordre du dénuement. C’est le mot qu’emploie Lacan.
Intervenant : Dénouement ?
Thibierge : C’est « dénuement ». Ce n’est pas loin de « dénouement », mais c’est « dénuement ».
Eriko Thibierge – Nasu : « N-u-e. »
Thibierge : Mais là, la phrase de Lacan, je pense, exclut qu’il ait voulu dire « dénouement. ».
Mme Thibierge-Nasu : Du dénuement, parce que justement il est tributaire du signifiant.
Thibierge : Oui, et seulement du signifiant. Et donc c’est bien de dénuement qu’il s’agit.
C’est un sujet misérable. Enfin… misérable… dans le sens… il n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent. C’est pour ça que tout le temps d’une cure analytique se passe souvent à venir alimenter ce dénuement, avec du sens, avec du sens, avec du sens, jusqu’à plus soif, jusqu’à ce que l’analyste peut-être soit épuisé !
Il y a une remarque qui me vient comme ça au fil de ce que je vous dis à propos de cette formule… mais c’est quand même quelque chose qui est intéressant, parce que c’est un des aspects qui est propre à la tradition, disons occidentale, ou des « occidentés » comme disait Lacan.
J’ai entendu à plusieurs reprises un ami japonais me dire : « Dans votre pratique de la conversation, vous, les Français, peut-être les occidentaux mais en tout cas les Français, vous avez une tendance à vouloir allez jusqu’au bout, de pousser l’autre dans les derniers de ses retranchements ». C’est-à-dire, justement, le réduire à l’extrême dénuement des signifiants sur lesquels il s’appuie. Il trouvait que ça, c’était de l’ordre de la cruauté, et que c’était même difficile à supporter. Ce qui peut être tout à fait entendu. C’est à dire que, c’est une tradition…
Mme Thibierge – Nasu : C’est agressif.
Thibierge : Ça peut être pris dans une visée agressive. Et d’ailleurs, la psychanalyse, dans toutes ses formes de, pas de déviation, mais d’erreurs disons, se manifeste sous des formes agressives et grandement prises dans l’imaginaire.
Et pour tenir la position de l’analyste d’une manière qui ne soit pas prise dans une sorte d’agressivité à l’endroit de l’autre, comme (ce n’est pas la seule) : « tu vas cracher le morceau, tu vas dire enfin ce que tu as à dire», ce qui serait évidemment bien agressif, pour que le désir de l’analyste puisse se faire entendre d’une manière qui ne soit pas agressive ou même paranoïsante, eh bien il faut… il faut du tact, et pas seulement du tact. Enfin, il faut avoir soi-même pu éprouver, justement, le dénuement lié à cette réduction du sujet aux quelques signifiants, à quelques signifiants, qui font sa division, et rien de plus. Il est vrai aussi que ce dénuement permet quand même de travailler la dimension imaginaire, qui nous fait tellement souffrir, tout de même.
Et dans les traditions qui ne sont pas la tradition occidentale, on observe souvent — je ne veux pas parler de façon trop générale — mais on observe souvent qu’il y a, justement, une mise en avant, une prévalence de l’imaginaire dont on a beaucoup de mal à se défaire dans les relations sociales, et dans les relations interpersonnelles.
Intervenante : Excusez-moi Monsieur… ce que vous êtes en train d’amener… sur ce dénuement, ça me ramène aussi à ce que j’ai pu entendre aussi sur une parole qui porte à ce que l’on parle de là où ça fait mal… Cela me renvoie aussi à ça. J’ai déjà entendu ça, en fait, sur le fait d’une parole qui occupe l’espace, le fait de parler de là où ça fait mal. Je ne sais pas pourquoi ça me ramène à ça.
Thibierge : Je pense que ce n’est pas seulement nous, dans notre tradition, qui parlons de là où ça fait mal. On parle toujours un petit peu de ce qui nous tourmente, pas seulement dans notre tradition. Mais en revanche, dans la tradition occidentale, et française peut-être en particulier, il y a quelque chose d’un usage du langage, qui appelle à une sorte… je ne sais trop comment l’appeler, d’excellence — ça c’est très important, parce que, ça peut susciter, pour des gens qui ne sont pas en mesure de réaliser ça, qui n’ont pas reçu le bagage pour cela, une réaction d’exclusion qui peut être extrêmement passionnelle. Il y a dans l’usage de la langue française une exigence de division subjective, poussée parfois tellement loin qu’effectivement c’est quelque chose de l’ordre d’une… c’est reçu comme une cruauté qui est insupportable. Quand vous lisez, par exemple, Les Pensées de Pascal, la façon dont Pascal s’adresse à son interlocuteur, il y a une sorte de férocité — c’est un exemple — mais il y a une férocité dans la manière de faire, de fouiller le corps de l’autre, littéralement — bon, c’est pas de la perversion non plus, bien sûr — mais il y a quelque chose d’une certaine férocité qui… je dis Pascal parce que c’est très sensible chez Pascal, notamment dans Les Pensées : partout où l’autre essaye de se réfugier, Pascal le poursuit, et impitoyablement. Il y a quelque chose là, dans la tradition occidentale, qui est d’une très grande… enfin… qui est lié à ce dénuement si vous voulez.
Quand ce dénuement est trop à vif, il laisse… il peut laisser le sujet dans des difficultés. D’ailleurs, il y a des moments dans les cures où il peut y avoir des difficultés de cet ordre-là.
Angela Jesuino : On retrouve ça dans l’humour français aussi — qui n’est pas du tout le même que dans d’autres cultures. Et c’est intéressant.
M Thibierge : Oui, c’est vrai. Qu’est-ce que tu en penses ?
Mme Jesunio : Oui, oui, oui, qu’il y a quelque chose de cette férocité du trait, qui n’est pas commun dans d’autres langues, dans d’autres cultures. C’est un trait de l’humour français, qui a le talent de mettre l’autre mal à l’aise par rapport à ça. Il y a quelque chose de très précis.
M.Thibierge : Oui les étrangers nous le renvoient souvent.
Mme Thibierge-Nasu : Le second degré, tout ça. Les Français sont un peu sarcastiques.
Thibierge : Une ironie sarcastique. L’esprit français. C’est toujours se… se moquer de l’autre quoi.
Mme Thibierge-Nasu : Un petit peu, oui.
Thibierge : Il y a une agressivité déjà dans… dans le Witz… dans le Witz allemand… il y a une agressivité. Mais quand c’est porté au niveau… enfin, de ce qu’on appelle « l’esprit » français, ça peut être une agressivité, c’est vrai, très remarquable.
Intervenant : L’agressivité anglaise, c’est quand même plus fort, je trouve. Je travaille avec les Anglais et je trouve qu’ils sont plus tordus que nous, quoi.
Mme Jesuino : Il y a toujours plus tordu que nous.
Thibierge : Tordu, tordu… je crois que c’est bien partagé, dans toutes les langues et dans toutes les cultures. On est tordu, d’une façon ou d’une autre ! On est tordu.
Mais là c’est davantage une manière de s’en prendre au sujet, d’aller chercher le sujet.
Lara Braga Sant Ana : Vous avez une capacité d’aller directement dans le point… direct au but, dans le mot français. Enfin, les Français.
Thibierge : Où ça fait mal ?
Mme Braga Sant Ana : Où ça fait mal, exactement.
Thibierge : Oui, c’est vrai, c’est sans doute vrai. Ce n’est pas forcément une qualité que j’encouragerais, hein, vraiment pas.
Mais c’est pour dire que, quand Lacan parle de ce dénuement, ça m’a fait penser que Lacan parle en français. Chaque langue a son génie. Chaque langue a ses… comment dire ? Ses virtualités.
Et c’est pas tout à fait, je crois, un hasard si… ou fortuit… si la psychanalyse a été inventée par Freud, d’une manière particulièrement géniale, mais avec une petite coloration quand même, et ça lui a été souvent adressé cette remarque, même s’il le récusait, de « psychologie des profondeurs ». C’est une psychologie des profondeurs de l’âme humaine. Bon, Freud récusait totalement ça. Il a essayé de s’en défendre. Mais, ça a été un peu reçu.
Mme Thibierge-Nasu : Il parlait d’archéologie…
Thibierge : Il parlait quand même d’archéologie, oui. Ce n’est pas tout à fait la façon dont Lacan a repris les choses…
Mme Thibierge-Nasu : De refoulement aussi….
Mme Jesuino : Oui, mais il prenait aussi les métaphores de son temps.
Thibierge : Oui, tout à fait. Il vivait à la grande époque de l’archéologie.
Et puis, et puis les grands textes de Freud ne sont pas des textes de la profondeur. Enfin c’est un contresens de le prendre comme ça. C’est d’ailleurs comme ça, pour ça que Lacan a été chercher Freud par le côté où il n’était pas du tout pris là-dedans. Les grands textes de Freud, les textes fondateurs, ce sont des textes où Freud opère, travaille, vraiment, à partir de ce qu’il y a de plus apparemment superficiel, léger et sans valeur, c’est-à-dire les morceaux de langage qui tombent des corps humains, c’est-à-dire les lapsus, les symptômes…
Mme Jesuino : Les rêves.
Thibierge : Les rêves. Tout ce qui tombe de notre…
Mme Jesuino : Le Witz.
Thibierge : Le Witz. C’est ça que Freud est allé interroger radicalement. Donc on est à mille lieues de toute psychologie des profondeurs, bien sûr.
Mme Jesuino : Eh bien ça, c’est très intéressant parce qu’il a beaucoup dialogué avec les sciences de son temps : la physique, la chimie, la… Mais il a établi quelque chose qui était de l’ordre d’une linguistique, qui n’existait pas encore. C’est assez formidable.
Thibierge : Tout à fait.
Mme Jesuino : Et c’est là la différence aussi avec Lacan. Parce qu’il côtoie la linguistique, le structuralisme, enfin donc c’est un autre type de relation. Mais c’est vrai que Lacan a dit ça, une fois, que Freud était un linguiste avant l’heure.
Thibierge : C’est vrai.
Mme Jesuino : C’était un vrai linguiste. Il a travaillé à partir de là. C’est là son apport radical.
Thibierge : Bon, écoutez, je pense que j’ai dit le principal, parce que le reste… si on veut avoir un peu de temps, j’ai beaucoup parlé, donc j’aimerais bien que les responsables de groupe s’ils le veulent bien, si elles le veulent bien, disent un peu ce que la leçon vous a…
Mme Jesuino : Juste avant…
Thibierge : Pardon Angela…
Mme Jesuino : Non, c’est parce que Lacan a quand même dans cette leçon, qui est, comme tu dis, un peu mouvante, il poursuit dans la même lancée où il était dans la leçon précédente, de nettoyer le champ, d’articuler le transfert avec l’inconscient, la répétition, et tout ça. Mais, il sort quand même une nouvelle définition du transfert.
Thibierge : Ah oui…je ne l’ai même pas mentionnée !
Mme Jesuino : Parce qu’il dit : « Le transfert est la mise en acte de la réalité de l’inconscient ».
Thibierge : Oui.
Mme Jesuino : Et, il dit, dans la discussion : « mise en acte est un mot promesse ». Je trouvais ça très joli… Je vais commenter aussi la prochaine fois, mais ce terme de « réalité » là, ce n’est pas n’importe quoi. Parce que ce n’est pas la réalité dont il était important de parler avant. Donc ça c’est quand même… il pose quelque chose, là.
Thibierge : Non mais c’est… c’est très curieux écoute, c’est un… un acte manqué de ma part. Parce que quand je préparais la leçon, j’ai pensé à cette formule tout le temps. Et puis, quand je vous ai mis au tableau « réalité », « réalité », je pensais amener « le transfert c’est la mise en acte de la réalité de l’inconscient ». Enfin, bon, tu l’as amené, c’est très bien. Mais vous comprenez bien que quand il dit « la mise en acte de la réalité de l’inconscient », évidemment, comme d’habitude avec Lacan, il va tordre la notion de réalité.
C’est-à-dire : « Vous avez que le mot de réalité à la bouche, vous êtes réaliste, vous êtes positiviste etc… Moi aussi, je m’intéresse à la réalité, mais celle de l’inconscient, celle qui est là (M. Thibierge montre le tableau), qui est à la fois dedans et dehors, alors que vous, vous pensez que la réalité, c’est ce qu’on voit, c’est ce qu’on observe ».
Voilà. Donc, enfin, tu as raison, cette formule, vraiment très, très importante : « Le transfert c’est la mise en acte… » avec le terme d’acte qui est fort « …de la réalité de l’inconscient. ». « Mise en acte », « réalité », « de l’inconscient », il y a trois temps, là, qui sont, qui sont très forts. Et c’est vrai que toute cette leçon est faite pour arriver là.