P.M. : Oui je vais enchainer. Alors j’enchaine en faisant une citation de Martine dans un petit article qui est paru en 2006. Elle écrivait ceci : « Au cours des dix dernières années, les demandes que nous recevons au centre médico-psychologique se sont profondément modifiées, elles sont moins souvent téléguidées par l’école et si les symptômes capacitaires ou défauts d’apprentissage restent fréquents, ils ne constituent plus la majorité écrasante des motifs allégués. Les parents viennent le plus souvent en leur nom propre. Il est tout à fait habituel actuellement que des parents viennent spontanément parce que « ça ne va pas ». Qu’est-ce qui ne va pas ? Qu’est-ce qui n’est pas supportable ? » Et Martine répond : « Je répondrais de manière un peu hâtive et radicale, c’est le bonheur. »
Et donc moi, je m’étais proposé de travailler, non pas la question de la castration directement, mais plutôt celle de la barbarie. Qu’est-ce qu’il faut entendre par barbarie aujourd’hui ? Le thème que je voudrais explorer ce soir est celui de la barbarie aujourd’hui, du moins une de ses formes qui s’avère être très répandue, c’est pourquoi je la nommerais volontiers une barbarie banale parce qu’elle me parait de plus en plus partagée et qu’elle n’apparait pas comme une barbarie. C’est une barbarie masquée, d’une certaine manière. Ce qui recoupe d’ailleurs ce qui s’est déjà dit dans ce séminaire, à savoir que nous participons tous de cette barbarie et donc que cette disjonction entre barbarie et castration se joue au cœur de chaque sujet, au cœur de chacun d’entre nous.
Qu’elle soit banale ne signifie pas pour autant qu’elle soit insignifiante. Ce n’est pas parce qu’elle est ainsi largement partagée, non exceptionnelle, qu’elle n’est pas dévastatrice de ce que nous pourrions appeler avec Freud, la civilisation. Alors là je voudrais vous dire, je ne suis pas intervenu dans le séminaire d’hiver, (Le séminaire du mois de janvier 2024 sur le texte de Freud « Malaise dans la civilisation »). Mais j’ai trouvé ce séminaire d’hiver particulièrement intéressant, particulièrement instructif, enfin ça m’a ouvert je ne vais pas dire des horizons, mais ça m’a fait travailler. Ça ne veut pas dire qu’elle ne soit pas dévastatrice de ce que nous pourrions appeler avec Freud la civilisation, par le refus d’assumer l’inconfort, le Unbehagen, le fameux malaise, qui a été traduit par malaise dans la civilisation, dans la culture, selon la traduction française habituelle.
Il me semble que cette barbarie dont je vais tenter de dire quelque chose s’apparente à ces jouissances non articulées par la castration et dont parle l’argument de notre séminaire. Je cite « Ces jouissances montantes, barbares qui tentent de s’affranchir de notre aliénation au langage. » Il y aurait à discuter, de quoi parle-t-on aujourd’hui quand on parle du langage ? Est-ce que le paradigme de la communication n’est pas … et surtout pour bien parler aujourd’hui il ne faut pas qu’il y ait d’hésitation sur le sens, il faut qu’il y ait, comment on appelle ça ? Il ne faut pas qu’il y ait de l’hétéro, aidez-moi.
M.L. : D’équivoque ?
P.M. : D’équivoque, oui, c’est ça, qu’il n’y ait pas d’équivoque. Il n’y a pas la prise en compte de l’économie même du signifiant. Ce n’est pas dans le signifiant qu’on est, on est dans des mots qui sont presque des choses, et l’objectif c’est de communiquer.
Donc « ces jouissances montantes, barbares qui tentent de s’affranchir de notre aliénation au langage. » Alors il convient de poser la question : « y réussissent-elles réellement ? » J’ai souligné dans mon texte « réellement », parce que je trouve que ce n’est pas clair pour moi ce réellement, « Y réussissent-elles réellement, hors castration ? » Je pense que le propos de Martine nous dit que -pour reprendre le propos de Charles Melman – dans cette nouvelle économie psychique, ça réussit, d’une certaine façon, enfin, ça réussit, ça réussit à mettre en place une nouvelle économie psychique, en tous cas. Donc y réussissent-elles hors castration ? » Alors ma réponse à cette question est affirmative. Peut-être faudrait-il être plus nuancé, elles pensent ces jouissances non articulées à la castration, elles sont persuadées qu’il convient de persévérer dans ce qu’il faut bien appeler, dans ce que nous appellerons barbarie, cette persévérance qui expose le sujet à une pente mélancolique qui peut se terminer par la mort volontaire, le suicide. Et aujourd’hui on entend, les patients qui viennent vous dire que, par exemple, dans leur entourage, une jeune femme de trente-cinq ans s’est pendue. Elle était en hôpital psychiatrique, on la soignait pour dépression grave, mélancolie, enfin je ne sais pas très bien, je n’ai pas eu son dossier sous les yeux, mais durant un « congé » psychiatrique (elle pouvait sortir pendant une semaine et revenir ensuite à l’hôpital), son père est allée chez elle et l’a trouvée pendue. C’est quand même assez dramatique.
Donc ma réponse à cette question de savoir si elles -ces jouissances- réussissent est affirmative. Peut-être faudrait-il être plus nuancé, ces sujets, si on peut les appeler ainsi, pensent, sont persuadés qu’il convient de persévérer dans ce que nous appellerons barbarie.
Vous avez certainement vu ce film dont on parle beaucoup aujourd’hui, vu les prix qu’il a reçus ainsi que l’actrice principale de ce film, « Anatomie d’une chute ». Je pense qu’on y trouve quelque chose qui soulève le problème que nous évoquons.
Reste la question, comment va se jouer cette dimension contemporaine de la barbarie ? L’hypothèse que j’avancerais, autant l’annoncer d’emblée, c’est que la barbarie aujourd‘hui, entendez, telle qu’elle nous habite, nous, chacun d’entre nous, c’est que cette barbarie n’est rien d’autre que ce que nous pourrions appeler une détermination sans faille, sans aucun questionnement, à s’en tenir au bonheur, le bonheur envers et contre tout et contre tous. Cette aspiration au bonheur ne peut plus supporter aucune restriction, aucune limite. Ce qui nous est proposé, voire imposé par l’idéologie contemporaine individualiste – je pense que ce n’est pas sans rapport avec ce qu’on voit se mettre en place aujourd’hui – qui s’est imposée dans ce qu’on appelle le wokisme par exemple, cette recherche à tout prix du bonheur, le sien propre et celui de ses enfants avant tout, sans même envisager une quelconque restriction dans l’ordre de la satisfaction. C’est dans cela que nous nous sommes précipités dans une pente furieusement glissante de la barbarie, je ne fais que me répéter.
Cette hypothèse je me la suis formulée après avoir lu et entendu à de nombreuses reprises que la seule chose dont nous devrions nous préoccuper aujourd’hui c’est d’assurer notre bonheur et celui de nos enfants. On se demande alors comment dans ces conditions il serait encore possible de penser et de mettre en œuvre, de réaliser une collectivité, une société, on y reviendra si vous le voulez bien.
Pour essayer de donner un peu de consistance à cette hypothèse je me suis référé au séminaire de Lacan pour tenter d’entendre ce qu’il pouvait nous dire de ce bonheur promu envers et contre tous et tout. Vu le peu de temps dont nous disposons, je me suis limité, et encore je ne sais pas si on aura l’occasion d’y venir, au séminaire sur L’Éthique de la Psychanalyse et plus particulièrement à la première leçon. Ce qui est intéressant dans cette première leçon, c’est que Lacan traçait un peu le travail qu’il voulait faire durant toute l’année. Cette première leçon est dans le droit fil, dit-il, de son séminaire de l’année précédente qui est Le désir et son interprétation. Je rappelle cela pour dire que l’éthique c’est quand même une éthique du désir dont il est question pour Lacan. Il s’agit pour lui de tenter de mettre en évidence ce qu’il en est de la spécificité de la pratique freudienne en matière d’éthique.
J’aurais pu aussi faire référence à cette question du bonheur dans le séminaire D’un Autre à l’autre, dans la leçon du 20 novembre 1968. Notez la date, où il parle de la grève de la vérité, thème intéressant mais qui demanderait de longs commentaires et surtout, avant le commentaire, un long travail. Thème intéressant, rappelez-vous nous sommes fin 68, c’est le 20 novembre 68, on n’est pas loin de mai 68 et de son fameux « Il est interdit d’interdire ». On peut aussi noter que ce séminaire est dans la suite directe de L’acte Psychanalytique, dont l’importance, celle de l’acte, me parait essentielle.
Alors je vais me permettre un tout petit excursus à propos de Hannah Arendt pour introduire, vous ne serez pas surpris, je pense, le texte du temps logique, particulièrement la fin de ce texte, la dernière page où Lacan s’explique sur ce qu’il en est du collectif pour la psychanalyse, on en a parlé, je pense que ça éclairera cette réponse de Lacan, que ce soit la castration au point de vue d’un sujet ou la castration au niveau du collectif, c’est la même chose, je pense que ça éclairera assez bien les choses. C’est le seul passage, notez-le bien, un hapax, où Lacan parle de « barbarie » !
Je voudrais donc faire un petit détour par Hannah Arendt et ce qu’elle a appelé la banalité du mal, notion qu’elle a introduite dans un rapport consacré au procès Eichmann, rapport publié sous le titre Eichmann à Jérusalem en 66. Je vous fais deux citations de Hannah Arendt puis je viens à mes propos sur le temps logique. Pour Arendt il s’agit, par cette expression, à savoir la banalité du mal, de « désigner le manque de profondeur évident qui caractérise le coupable, les actes étaient monstrueux mais le coupable, tout du moins le responsable hautement efficace qu’on jugeait alors, Eichmann, était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démonique, (je ne sais pas si c’est moi qui ai fait une faute de transcription, démonique, démoniaque) ni monstrueux. » Ce qui le caractérisait, Eichmann, c’est une dimension essentiellement négative. Je dirai volontiers qu’il est -Eichmann- un exemple de ce qui me semble être la barbarie. Je cite encore Arendt : « L’homme était médiocre, dépourvu de motivation, caractérisé par l’absence de pensée. Son incapacité de penser était avant tout une incapacité de penser du point de vue d’autrui. Il était impossible de communiquer avec lui. » Je souligne cette incapacité de penser du point de vue d’autrui pour marquer le point qui va me permettre de faire le lien qui me semble tout à fait éclairant entre l’enjeu de cette barbarie banale que j’ai introduite comme la recherche inconditionnelle du bonheur, et la logique collective telle que Lacan en parle dans Le Temps Logique, c’est la dernière page, c’est vraiment la dernière ligne de ce texte du Temps Logique.
J’en viens donc à ce que Lacan, amène à la fin de son texte sur le temps logique, lorsqu’il applique ce qui fait l’épine dorsale du Temps Logique, à savoir « l’assertion subjective anticipante » à ce qui se joue dans le collectif, à savoir l’enchainement suivant, je cite Lacan :
« 1 – L’homme sait ce qui n’est pas un homme ;
2- Les hommes se reconnaissent entre eux pour être des hommes ;
3- Je m’affirme être un homme » – je pense qu’il s’agit là dans cette affirmation de « l’assertion subjective anticipante » – Donc, « Je m’affirme être un homme, de peur d’être convaincu par les hommes de n’être pas un homme. »
Et ces trois termes dessinent un mouvement que Lacan nomme « la forme logique de toute assimilation humaine, un devenir humain en tant précisément qu’elle se pose comme assimilatrice d’une barbarie, et qui pourtant réserve la détermination essentielle d’un je … » Trois points de suspension, le texte se termine comme ça. Notez que dans cette phrase l’apparition du terme de barbarie et de son destin qui, dans le meilleur des cas, est d’être assimilée, c’est le terme qu’il utilise. Et c’est quand l’humain refuse cette assimilation et l’acte de conclure, je souligne encore une fois cette dimension de l’acte, elle me parait essentielle, qu’il reste prisonnier de sa barbarie banale mais véritablement enfermante, c’est le cas de le dire, il reste en prison s’il ne pose pas un acte. On voit bien dans le nouveau sophisme, on voit bien qu’il y a un acte, ils sortent tous les trois ensembles, ils sortent, c’est un acte. Ce n’est pas le fruit d’un raisonnement « donc il faut sortir ». Non, il y a un raisonnement qui toujours se conclut par un « c’est pas ça », et puis à un moment donné il y a un acte qui est posé dans la hâte, il faut sortir. Et c’est là que le texte du Temps Logique s’arrête. Enfin pas vraiment, il reste une note qui renvoie le lecteur à cette référence du collectif pour, dit-il, « situer ce que Freud a produit sous le nom de la psychologie collective. » Massen, deux points, ça on le trouve nulle part, j’ai cherché, dans les traductions du texte de Freud, cette ponctuation n’est pas présente. « Massen : Psychologie und Ichanalyse, 1920 » Alors Lacan continue, c’est lui qui dit ça, « situer ce que Freud a produit sous le nom de psychologie collective, le collectif n’est rien que le sujet de l’individuel. »
Comment comprendre ce sujet de l’individuel sinon, c’est mon interprétation, mais j’attends vos lumières là-dessus, que le sujet n’est rien d’autre que l’effet dans l’individu de l’opération qui caractérise le moment de conclure qui n’est pas autre chose que l’assertion subjective anticipante qui nous permet de passer du raisonnement qui caractérise le temps pour comprendre, raisonnement qui à chaque fois butte sur la répétition d’un « c’est pas ça », et la seule issue, celle d’un acte, acte, je me répète, qui fait basculer, ou plutôt accéder l’analysant à la dimension de la castration qu’il accepte, à l’acte civilisateur d’une barbarie. Voilà, je peux m’arrêter là.
La deuxième partie de mon exposé visait tout à fait autre chose, enfin, prenait les choses par un autre abord qui est de reprendre le commentaire que Lacan fait dans la leçon du 18 octobre 59 dans le séminaire de L’Éthique de la Psychanalyse, et encore une fois cette leçon du 18 octobre, c’est la première leçon du séminaire L’Éthique de la Psychanalyse. Voilà je ne sais pas si vous voulez réagir à cette première partie. On peut en rester là d’ailleurs.
***
Discussion après l’intervention de Pierre Marchal
Pierre-Christophe Cathelineau : Merci pour ce très bel exposé qui situe la barbarie du côté de la nouvelle économie psychique. Moi je suis un peu gêné par les conclusions du Temps Logique de Lacan, parce que je ne vois pas ce que veut dire « ceci n’est pas un homme », sinon …
P.M. : Non ce n’est pas ça, c’est « L’homme sait ce qui n’est pas un homme. »
P-C. C. : « L’homme sait ce qui n’est pas un homme. » J’ai du mal à assimiler cette formulation dans une formulation que j’accepterais, dans la mesure où on se situe en 1945, et on voit assez clairement se profiler ce que veut dire « ceci n’est pas un homme ».
P.M. : C’est ce que Arendt disait d’ailleurs.
P-C. C. : Oui. Et donc ça me rappelle l’expression de Claude Lévi-Strauss quand il dit que « le barbare c’est celui qui barre la barbarie », c’est une expression qu’il évoque dans Les structures élémentaires de la parenté. Je suis un peu gêné par la difficulté qui se pose à nous de penser sous une forme essentielle la nouvelle économie psychique dans la nouvelle barbarie parce que ça nous met en position, peut-être, d’être nous-mêmes des barbares. Je n’exagère pas la proposition puisque d’autres civilisations que la nôtre, par exemple le Hamas, estime qu’une rave party mérite un châtiment qui va vers la barbarie, au nom précisément de l’idée qu’ils se font de la barbarie. Et donc je pense qu’il y a une difficulté-là qui est une difficulté logique et éthique. C’est-à-dire comment aborder la question de la nouvelle économie psychique autrement que sur le mode de la dénonciation du barbare ? Parce qu’on voit ce que ça donne de l’autre côté, on aboutit à la barbarie, précisément dans le masque même de la dénonciation. Donc il y a une difficulté, et c’est ce qui me posait difficulté dans le titre qui avait été affirmé dans ce séminaire parce qu’on risque très facilement de se mettre en position de surplomb par rapport à une barbarie supposée, et se mettre dans une position qui, elle-même pourrait être entendue comme barbare. Elle peut l’être, entendue comme barbare, c’est-à-dire ceci n’est pas un homme.
M.L. : Je peux faire une remarque qui est peut-être un peu bête. Tu as évoqué ce texte, 1945, c’est-à-dire le moment où Lacan va poser les choses de manière extrêmement logique. Tu rappelles aussitôt, comme Pierre, l’histoire avec Hannah Arendt. Mais Lacan est lui dans une espèce de pure logique et c’est la dimension de l’acte que Pierre souligne. Or, si on reste dans l’histoire, c’est là où je crains de dire des banalités ou des monstruosités, je ne sais pas, mais la question de la résistance, c’était des actes d’insoumission, et ça renvoie à cette dimension de la castration, c’est-à-dire de cette entaille qui vaut pour tous, qui permet de faire partie d’un même discours et d’être dans l’échange social etc. Est-ce que ça ne comporte pas déjà une position de soumission ?
Je rattrape ça parce que tu as évoqué 45 et aussi la question de l’acte, c’est-à-dire, au fond, si l’on est bien castré, normalement castré, normalement référé à une jouissance qui vaut pour tous comme la jouissance de référence, est-ce qu’on ne fait pas partie d’une masse tout à fait prête à entrer dans le totalitarisme ? Voilà, il me semble qu’on est dans ces frontières, c’est pour ça que je suis très méfiante de ce que je raconte là, parce que Lacan lui, il prend les choses d’une façon complètement dépouillée de toute histoire.
P-C. C. : Oui, mais j’ai cité un autre fait historique qui est le 7 octobre et je ne l’ai pas cité au hasard parce que la rave party, qui était soi-disant le lieu de la décadence occidentale pour ces gens qui l’ont attaquée, était la démonstration que la barbarie se situait de l’autre côté, c’est-à-dire du côté de ceux qui défendent les normes de la castration.
M.L. : On ne sait pas ce que défendent les gens d’une rave party.
P-C. C. : Non, je ne parle pas des gens de la rave party, je dis que les gens du Hamas se prétendaient les défenseurs d’un Dieu de la loi, et d’un Dieu de la loi qui autoriserait les transgressions les pires, je ne vais pas rentrer dans les détails, tout le monde les connait. Il y a une ambiguïté là par rapport à la position éthique que nous pouvons avoir à l’égard des gens qui sont dans la nouvelle économie psychique, quelle position tenir ? Est-ce que la position consistant à dire « ce sont des barbares », n’est pas une position qui fait difficulté ? Je pose la question.
Jean-Paul Beaumont : On n’a pas nommé le séminaire « les castrés et les barbares », on n’a pas fait une partition comme ça, on a simplement posé « la castration et la barbarie ». Ce n’est pas tout à fait la même chose que de situer les castrés et les barbares où il s’agirait de situer les uns d’un côté, les autres de l’autre.
P-C. C. : J’ai trouvé que ce que tu disais sur le fait que nous étions tous inclus dans cette barbarie amenait la nuance qui était nécessaire, parce que c’est à titre de sujets frappés par les mêmes problématiques que nous pouvons parler.
P.M. : Ce que je voulais surtout souligner dans la fin de ce texte de Lacan, Lacan dit que nous sommes tous pris dans la barbarie, c’est implicite à son texte, et que la seule façon d’en sortir ce n’est pas de faire de la logique, c’est l’acte, c’est l’acte.
B.V. : Justement à propos de l’acte dont tu parles, « Je me hâte, je m’affirme être un homme pour ne pas être convaincu… », je ne suis pas sûr, en tous cas moi je ne l’avais pas entendu comme ça, je l’ai entendu comme « je me hâte de me fondre dans la masse », vu le contexte de 45, j’ai même évoqué dans Le chagrin et la pitié, Monsieur Klein, boucher à Clermont Ferrand, qui signale qu’il n’est pas juif, je veux dire, il se dépêche de le faire de peur d’être convaincu de … Alors je ne suis pas sûr qu’on puisse mettre ça au compte de l’acte. D’autre part ça reste complètement énigmatique cette fin de séminaire parce qu’elle ne colle pas avec le texte, elle ne colle pas avec la logique pure de la logique anticipée.
P.M. : Là-dessus je ne pense pas, je pense …
B.V. : Il y a aucune hypothèse réfléchie, tout est pris dans le même temps. « Un homme sait ce qui n’est pas un homme », point, il le sait, alors qu’il ne sait pas du tout, dans les ronds il ne sait pas du tout s’il est blanc ou noir. Voyez, ça ne colle pas du tout, c’est autre chose. C’est un Grec, Antiphon, qui disait qu’est un barbare celui qui dit que les autres sont des barbares, ça ne date pas d’aujourd’hui. Et puis encore une fois ce mot de barbare qui signifie simplement celui qui ne parle pas comme moi, qui est incompréhensible, pourquoi est-ce devenu synonyme d’abjection ? Ça mériterait d’être questionné quand même, celui que je n’entends pas, celui-là est un moins que rien.
P.M. : N’est-ce pas la question que Charles Melman travaille dans le mur mitoyen ce que tu dis là ? À savoir le barbare c’est l’autre, celui qui ne parle pas comme moi. Mais ça nous déporte un peu loin de la question, qu’est-ce que nous faisons avec notre barbarie à nous ?
Pascale Belot-Fourcade : Oui, ce que je voulais te dire, tu étais dans la sauvegarde de l’acte, est-ce que vous savez les mesures difficiles qui pèsent sur l’acte médical pour qu’il soit supprimé dans la capitation ? Ce n’est pas rien du tout, c’est une mesure qui est annoncée publiquement, cette annulation de l’acte, et je pense que c’est quelque chose auquel vous devez absolument réfléchir.
Jean-Pierre Lebrun : Je voudrais bien intervenir un court moment pour insister sur la pertinence de ce que Martine nous a amené. Simplement, il me semble que parler de la castration comme elle l’a fait, c’est-à-dire comme une restriction de jouissance, c’est-à-dire que c’est épuré de son côté « angoisse de castration », toute cette dimension me semble être très pertinente pour pouvoir interpréter la difficulté clinique aujourd’hui. Je ne voudrais pas qu’on noie le poisson, parce que je trouve que ça renvoie à la fameuse formule de Lacan à un moment donné où il dit « Toute formation humaine a pour essence et non pour accident de réfréner la jouissance ». Cette restriction de jouissance, que Martine a commencé par dire qu’elle mettait en accord avec des opérations symboliques fondamentales, nécessaires, ça nous donne une clé forte pour comprendre la perte du modèle symbolique prévalent qui fonctionnait hier et qui imposait d’office, via l’angoisse de castration, via la castration, à passer à tout autre chose. C’est dans le rapport à cette restriction de jouissance à laquelle chacun doit consentir, ce qui suppose un travail de deuil, un travail de renoncement. Je pense qu’on peut lire beaucoup de difficultés cliniques des jeunes aujourd’hui comme justement, n’ayant plus d’exigences mises à leur égard, mais n’ayant pas non plus de possibilité de se confronter à cette restriction de jouissance constitutive de leur dimension désirante. Je trouve ça vraiment intéressant de l’amener simplement comme ça, on ne noie pas les choses, on est tout à coup dans un moment où la société d’hier est terminée dans sa structure, et il y a une nouvelle société qui doit émerger, mais il faut faire entendre les choses vis-à-vis desquelles nous ne pouvons pas faire autrement que de devoir y consentir, et là-dedans la notion de castration, lue comme tu l’as lue, me semble tout à fait pertinente à faire entendre. C’est à la fois intéressant de le dire comme ça au niveau théorique, au niveau structural, au niveau du repérage de ce que le discours social n’est plus le même, et aussi au niveau des effets cliniques de ce que ceux qui doivent traverser, appréhender ce moment-là dans leur existence, n’ont plus les repères habituels pour pouvoir le faire. Souvent ils se confrontent à une sorte de trou, de vide, d’absence dans lesquels on leur dit « mais non, tu es libre, fais ce que tu veux. » ! Etre libre c’est très bien, mais ça ne dit pas comment il faut faire. Pardonnez-moi la simplicité,presque la bêtise du propos, mais il ne faut pas passer à côté parce que sinon nous nous enlevons les armes pour pouvoir nous confronter autrement qu’en nous lamentant à ce qui n’est plus actuellement dit de la même façon que ça l’était, de la façon qui nous dépasse tous et avec laquelle il faut faire, sans lâcher sur des choses tout à fait fondamentales.
Valentin Nusinovici : Je voulais dire mon intérêt à ce qui s’est dit et mon embarras sur le terme de castration, parce que je suis bien sûr d’accord avec ce que vient de dire Jean-Pierre, mais je n’avais pas compris comme ça le titre de Martine. Je l’avais compris comme, quand la castration devient une restriction de jouissance, c’est quelque chose du sens même de la castration qui se trouve modifié, c’est ce que j’ai cru comprendre, ce qui ne l’a pas empêchée d’utiliser tout au long le terme de castration.
Quant à Pierre, lui, il nous a dit « on a tous en nous la barbarie et la castration », c’est-à-dire qu’on est en plein dans la définition traditionnelle du premier Lacan de la castration, Bernard l’a rappelé, un tranchement. Est-ce que Lacan lui-même est resté dans la même définition ? Ce n’est pas sûr du tout puisqu’au début des années 70, il disait « je ne sais plus ce que c’est que la castration ». Ça antécède de peu le nœud borroméen, le nœud borroméen, ça n’est pas une topologie de la coupure, c’est une topologie du nouage, Melman y a assez insisté. Et je vous pose une question qui pour moi n’est pas du tout éclaircie, c’est -à- dire que devient la castration avec le nœud borroméen ? Bien sûr qu’on a un trou, mais est-ce que c’est l’équivalent d’une coupure ? Je ne crois pas, je ne crois pas non plus que les formules de la sexuation se résument à un (mot incompréhensible). Voilà les embarras que j’avais. D’ailleurs, si on peut parler des « éclopés de la castration » pour les névrosés, c’est bien que c’est pas un oui ou non. D’un certain côté ils sont dans le registre de la castration et pourtant elle n’est pas tout à fait avérée, alors on est embêté dès qu’il s’agit de savoir si elle est advenue, un petit peu, pas beaucoup, pas du tout, peut-être que pour ceux qui manient bien le nœud, je sais pas, il y a moyen de poser la question autrement, oui.
B.V. : Oui c’est une vraie question. Mais le tranchement, une parole qui est soutenue par une certaine autorité tranche, et ça, c’est l’ordre symbolique. La différence que Martine signalait là, l’expérience, ce n’est pas un fait brut, c’est que ça coupe quelque chose, et puis c’est une autre topologie parce que même le passé est modifié à partir de l’expérience. « J’aurai été autre chose ». Et donc je suis d’accord avec ce que tu dis mais je vois mal comment le nœud borroméen pourrait se passer de coupure et de tissage ? Le nœud, il est là une fois pour toutes …
V.N. : Ah non, il est pas du tout là une fois pour toutes, sûrement pas, non.
B.V. : Ou ça se traverse ou ça se coupe.
V.N. : Voilà, en principe ça ne se coupe pas. Tu es bien plus fort que moi là-dessus, j’ai cru comprendre que ça ne se coupait pas.
P.M. : Je voudrais faire remarquer que dans le séminaire sur l’éthique, à la première leçon, Lacan rappelle ce qui fait la différence entre Aristote et la position de Freud, et pour ça il convoque Bentham, le père de l’utilitarisme, en disant que la critique philosophique classique a considéré que Bentham était un utilitariste : les biens qui sont distribués équitablement. Pour Lacan, Bentham a fait une autre découverte, c’est la question de la fiction. Et il rappelle que ce qui fait la spécificité de l’approche psychanalytique par rapport à la question du bonheur tel que Aristote le pensait, c’est qu’il y a du Réel, et il parle bien de Réel, Symbolique et Imaginaire. Le Symbolique, là il est considéré comme étant l’univers des fictions, mais au-delà, enfin au-delà, je ne sais pas s’il faut dire au-delà, à côté, ou en plus, je sais pas comment il faut dire, en plus de cet univers de fiction que constitue le Symbolique, il y a du Réel. On est en 59, en 60, déjà à ce moment-là, il y a quelque chose, non pas du nouage borroméen, ça va venir bien après, mais quand même de cette présence des trois dimensions qui constituent la structure même de l’expérience analytique.
Nazir Hamad : J’aimerais bien revenir à la notion de barbare, du barbare comme Freud l’évoque quand il parle d’un malaise dans la culture, quand il dit, il suffit de gratter un petit peu la civilisation pour trouver des barbares cachés dedans, c’est-à-dire, il n’y a aucune possibilité pour nous, aucun travail culturel qui peut l’ôter définitivement de chacun de nous. Mais si le barbare c’est celui qui ne parle pas ma langue et que je ne comprends pas, c’est aussi celui que j’exclus de mon humanité. Nous avons vu cela avec cette histoire, a-t-il une âme ou pas ? La femme a-t-elle une âme ou pas ? L’indien a-t-il une âme ou pas ? Quand Freud dit ça, il dit aussi qu’il n’y a rien qui empêche l’homme de prendre l’autre homme comme objet de jouissance, pour l’utiliser pour le travail, pour l’utiliser comme objet de jouissance, comme objet sexuel, rien n’a jamais empêché l’homme qui a les moyens d’utiliser un autre homme au service de sa jouissance. Mais maintenant, qui est le barbare dans cette histoire ? On ne sait pas, est-ce que c’est celui qui utilise l’autre comme objet de jouissance qui est le barbare ou celui qui est exclu de l’identification ? Si on prend l’hypothèse que le barbare c’est celui qui ne parle pas ma langue, le barbare aussi dans ce cas-là à partir de notre lecture de Freud, c’est celui que j’exclus de toute identification, ce n’est pas un homme.
La haine c’est facile, rien de plus facile que la haine. Promenons-nous sur la route comme ça dans la rue, vous trouvez trente-six occasions pour haïr celui qui passe devant vous, celui qui fait du bruit, celui qui prend justement la place de voiture que vous vouliez, vous voulez aller au cinéma vous trouvez une queue, nous avons trente-six raisons pour haïr l’autre en permanence, mais comment on peut rester civilisé, si on peut parler de civilisé ? C’est de lutter tout le temps contre ce barbare qui se réveille en nous. Si on ne le fait pas, nous devenons une société impossible à vivre, tout simplement, on s’exclut, on s’extermine et puis c’est toujours l’autre, ce n’est jamais moi. Moi je suis civilisé, je défends la civilisation, je défends la démocratie, je défends je ne sais pas quoi, cette foutaise ne dure pas longtemps, je suis désolé.
M.L. : Je vais rebondir sur ce qu’a dit Nazir, peut-être que c’est un peu trop léger ce que je formule. L’intérêt dans le Malaise dans la civilisation, c’est qu’effectivement, si le lien social est fondé sur la castration, sur une perte qui n’est pas égale mais qui est quand même une perte commune, ce n’est pas du tout la même chose que si elle est fondée sur l’homogénéité, c’est-à-dire sur ces masses qui sont dans une restriction globale, dans cet Homoïos qui fait que là, il n’est plus question d’une entame commune mais il est question d’une restriction réelle qui fait qu’il n’y a plus d’individus, et que ces masses sont tout à fait prêtes à tous les totalitarismes. Ça, je trouve que c’est extrêmement intéressant, Freud n’en dit pas trop long, mais il y a cette distinction entre un social fondé sur la castration ou un social fondé sur une restriction massive, réelle de jouissance qui fait une homogénéité, et donc une masse prête à toutes sortes de totalitarismes.
P.M. : Et à la haine particulièrement.
M.L. : C’est pour ça que ce terme de restriction de jouissance, ce qui m’a intéressée, c’est comment dans ma manière de penser j’ai toujours préféré ce terme, et comment ce terme vient rendre compte d’une situation radicalement inédite. Alors on peut l’appeler la nouvelle économie psychique, mais déjà on est vingt ans après la nouvelle économie psychique de Charles Melman. C’est tellement inédit ce qu’on est en train de vivre et de rencontrer dans le champ social, il ne faut pas qu’on aille trop vite à écraser sous un terme ce qui se passe, mais on a à voir la modification, ce que porte en lui le glissement sémantique, c’est-à-dire ce retour du côté de la frustration plutôt que de l’opération symbolique, avec un rapport au Symbolique complètement différent, et aussi un rapport à la place de la sexualité complètement différent. Je trouve que c’est de ça dont ça témoigne dans l’usage même d’un mot. La castration c’est toujours une opération symbolique nécessaire qui va s’exprimer autrement, mais c’est ce que vient exprimer cette transformation linguistique, c’est ce que j’ai essayé de dire comme j’ai pu.
P.M. : Le temps passe très vite, je pense que nous sommes arrivés … Valentin ?
V.N. : Après tout ce qu’a dit Nazir que j’ai trouvé très bien senti, je me demande si le terme de civilisation constitue un bon appui pour nous. Déjà Freud a dit qu’elle était bien maladive, et Lacan a dit : c’est l’égout. Bien sûr il se référait historiquement à Rome mais on entend bien autre chose dedans. Donc je ne sais pas si c’est un terme qui peut nous servir à pointer quelque idéal que ce soit.
P.M. : Bon je vous remercie beaucoup, on aurait eu encore pas mal de choses à dire, j’aurais voulu revenir sur la question de l’acte, je pense que c’est essentiel mais on aura encore l’occasion d’en reparler je pense. Merci beaucoup.