Leçon XIV - Séance Plénière du 4 décembre 2023
04 décembre 2023

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THIBIERGE Stéphane
Le Collège de l'ALI

Collège des enseignements de l’ALI – Etude du Séminaire Les Fondements de la psychanalyse, J. Lacan

Séance plénière du 4 décembre 2023

Leçon 14

Stéphane Thibierge

 

Cette leçon 14 des Fondements, je regrette bien qu’Angela ne soit pas là ce soir parce que nous n’aurions pas été trop de deux pour la présenter. Mais bon, c’est un petit peu le cas de chaque leçon. Je vais vous la présenter comme d’habitude, c’est-à-dire que je vais engager mon propos dans une tentative de vous faire entendre ce qu’il y a de plus important dans cette leçon. Ce n’est pas assurément pas facile pour cette leçon, d’ailleurs je crois que dans les groupes la semaine dernière, vous l’avez éprouvé, non ?  Oui. Bon. Mais c’est une leçon difficile sans doute parce que­ — je crois qu’il faut lui en rendre hommage — Lacan ne fait aucune concession à l’auditoire devant lequel il parle, qui est un auditoire de jeunes Normaliens, philosophes pour beaucoup d’entre eux, donc habitués au maniement des concepts et à la supposée clarté qui va avec, ou qui en tous cas est demandée avec.

Là, nous ne sommes pas là-dedans. C’est un propos qui est au plus près formellement de ce dont il parle, c’est-à-dire de la difficulté de rendre raison de l’inconscient et de la manière dont il se manifeste à l’être parlant, à l’humain. Eh bien il est très difficile de rendre raison de cela en tenant un propos qui soit appréhendable dans un registre un petit peu maîtrisable, donnant l’impression que l’on comprend.

Pourtant le propos de Lacan est extrêmement articulé. Mais il épouse en quelque sorte la forme même de ce dont il parle, c’est-à-dire qu’il respecte le caractère objectal de ce autour de quoi tourne la pulsion et de la difficulté d’y faire apparaître, d’y faire entendre quelque chose de l’ordre d’un sujet. On peut même dire qu’il y a d’un côté dans cette leçon, une première approche du repérage de la logique qui est en jeu dans la pulsion, puis de l’autre côté, il y a la tentative du repérage de la façon dont peut y intervenir un sujet — et ce n’est pas du tout évident. C’est d’ailleurs ce dont chacun peut faire l’expérience dans le cours même d’une cure, car dans le cours d’une cure, si on est un petit peu attentif à ce qui se passe, nous observons que nous sommes parlés tout le temps, y compris dans les séances, mais qu’en même temps, nous avons le devoir d’analysant de reprendre cette façon dont nous sommes parlés au titre d’un « je parle », autrement dit d’y faire entendre un sujet. Ce qui n’est pas toujours évident quand on entend le caractère parfois étrangement commandé ou automatique de ce que nous disons.

Donc la difficulté que Lacan va déplier dans tout le cours de cette leçon, qui est une difficulté très sensible, d’une certaine manière on peut y avoir accès, pour chacun et chacune d’entre vous, par l’attention portée à ce que c’est qu’une séance d’analyse. Car une séance d’analyse nous présente exactement les mêmes types de difficultés que Lacan déplie dans cette leçon, ou qu’il commence à déplier, la première étant cette espèce de circuit entre « je suis parlé » et « je parle ». Je commence exprès par « je suis parlé » car on entre dans la séance avec la façon dont on est parlé et comme on peut, on essaye de rattraper quelque chose d’une responsabilité subjective, d’une assomption au titre d’un « je » (c’est ce qui se passe ou ce qui ne se passe pas dans une séance).

Là donc, c’est au cœur de ce que Lacan essaye de faire entendre à propos de la pulsion.

Et d’ailleurs, vous avez pu remarquer comment à la fin de cette leçon, il reçoit les questions de Miller qui est un peu impertinent dans la façon dont il adresse ces questions à Lacan, en lui disant quelque chose comme : « Bon écoutez, je voudrais des clarifications et s’il vous plaît, que vos réponses soient claires et brèves ! Donc ça suffit les choses compliquées que vous nous avez dépliées… ». Cela dit, c’est tout à fait Miller, qui a toujours eu le souci de la clarté. C’est un jeune philosophe qui parle, et il est toujours resté comme ça, il a fait en sorte de rendre Lacan un peu comme ça dans les transcriptions qu’il en a faites. Mais en tous cas c’est aussi l’indice tout de même que pour cette leçon, l’auditoire devait considérer que là Lacan avait un tout petit peu poussé le bouchon d’une fidélité à la structure et à l’articulation formelle des choses — fidélité telle que nous nous ne nous y retrouvons pas tellement.

Il faut bien le dire, Lacan ne trahit pas ce dont il s’agit, de la même façon que Freud, dans « Pulsion et destin des pulsions », ne trahit pas ce dont il d’agit.  Et Lacan s’attache à être très fidèle à ce que dit Freud, même si à un moment donné, il va pousser une sorte d’issue que Freud donne au détour d’une phrase, Lacan va pousser ce détour de façon à faire entendre quelque chose de très important concernant la manière dont justement, dans cet automatisme qui est contraignant et qui est celui de la pulsion, il y a quelque chose de l’ordre d’un sujet qui peut apparaître.

Ce premier point, j’y insiste, c’est une façon d’introduire la leçon où il y a la question de l’articulation d’une structure qui est celle de la pulsion et qui est celle de l’objet, puisque la pulsion est centrée autour de l’objet, objet toujours contourné, jamais présenté. D’ailleurs dans la réponse que Lacan va donner à Miller, réponse très précieuse, Lacan va dire que le désir n’est jamais désir de l’objet. L’objet est toujours contourné, y compris lorsqu’on essaye de l’articuler au désir. Le désir n’est pas un désir de l’objet. Le désir est un désir lié au fantasme mais pas lié à l’objet qui n’est jamais visé positivement au titre du désir.

Donc, question d’un côté de la structure de la pulsion et de l’objet toujours contourné par cette pulsion, qui est un versant très important de la leçon, et le deuxième versant important de la leçon, c’est comment un « sujet » peut venir s’y placer.

Je vais vous prendre tout de suite un exemple dans notre édition page 216. Lacan dans ce passage l’exemplifie, cette question, d’une manière parlante juste au-dessus du schéma de la ventouse.

« Qu’est ce qui se passe dans le voyeurisme ? » nous dit-il. Le voyeurisme, ça c’est de la pulsion, le voyeurisme. Et Lacan va ici éclairer la façon dont du sujet (ou dont un sujet) peut apparaître dans le contexte de la pulsion à partir de la perversion d’une façon très novatrice. Il va se servir de la perversion et de la position du sujet pervers en quelque sorte pas du tout à des fins qui pourraient être d’une manière ou d’une autre moralisante, mais en nous montrant comment le pervers est animé par le désir de fournir du sujet à la pulsion.

Alors qu’est-ce qui se passe dans le voyeurisme ? Lacan nous dit : « Au moment du voyeurisme, au moment de l’acte du voyeur, où est le sujet ? où est l’objet ? ». Est-ce qu’ils ne sont pas complètement liés, le sujet et l’objet ? Il continue : « Je vous l’ai dit, le sujet n’est pas là en tant qu’il s’agit de voir. » Et donc le sujet n’y est pas. Il s’agit de « voir », de la pulsion de voir, et donc de quelque chose d’automatique, où le sujet est en quelque sorte absenté. « Mais en tant que le sujet est pervers, en tant qu’il est pervers, il ne se situe qu’à l’aboutissement de la boucle à savoir quant à ce qu’il en est de l’objet ». C’est-à-dire que comme sujet, il ne va se situer qu’au terme de la boucle, c’est-à-dire au moment où la boucle aura tourné autour de l’objet. Et ensuite il va dire que le véritable objet du voyeurisme ou du voyeur, c’est l’absence de l’objet. Nous sommes tous un peu voyeurs : nous le voyons juste à observer le comportement de chacun devant une fenêtre… Qu’est-ce qu’on fait ? Eh bien, on regarde. Surtout si vous voyez la fenêtre un peu au loin avec un voilage et une lumière derrière, alors là vous êtes comme au cinéma en attendant ce qui va apparaître.

Et là, Lacan nous dit que vous serez tellement pris dans votre truc voyeuriste que vous allez voir une ravissante jeune fille là où il y aura un athlète velu… Il a tout à fait raison de dire que ce que l’on regarde, c’est ce qui ne peut pas se voir. En tous cas ce qui est sûr, c’est que dans ce voyeurisme qui de lui-même exclut, absente le sujet, eh bien ce sujet ne se récupère que du fait que du sujet peut s’articuler à l’objet et à la pulsion. La position perverse nous permet de piger cela. Vous voyez qu’on est très loin de d’une conception du sujet philosophique. Cela n’a rien à voir. Le sujet ici est ici une sorte de dépendance de l’objet. C’est l’objet qui prime et pas du tout le sujet.

Par ce petit exemple pris dans la leçon, je pense que je peux vous rendre sensible quelle est la tension qui balance toute cette leçon.

Mais d’ailleurs, cette difficulté de cette leçon, je me permets de la souligner encore parce qu’elle a été bien sûr remarqué par Lacan dans la mesure où Lacan dans la leçon suivante il dit, très vite au troisième paragraphe : « Je m’excuse si, comme on a pu me le dire, dans l’intervention de la dernière fois, par les chemins où je vous mène, il y a divers temps et quelques obscurités. Je crois que c’est la caractéristique de notre champ. » Et ensuite, il va faire un joli jeu de mot sur les vessies et les lanternes, il va dire que l’on compare l’inconscient quelque fois à une cave obscure, mais il propose de le comparer à une vessie qui si on l’éclaire de l’intérieur peut devenir à l’occasion une lanterne. Ne m’en voulez pas trop, nous dit-il au début, si ce que je vous présente met un peu de temps à s’éclairer.

Donc Lacan avait bien entendu que sa leçon précédente, celle qui nous occupe là, était apparue difficile et pas du tout évidente.

Maintenant, je vais reprendre cette leçon, certes pas dans l’idée d’être exhaustif ou d’une complète clarté. Je vais vous donner quelques points qui me semblent importants dans cette leçon : le premier, c’est la manière dont Lacan entre dans son propos. Il y rentre d’une façon très éclairante en elle-même sur le type de difficulté qu’il essaye de présenter à ses auditeurs.

Il dit : « je continue mon propos sur la pulsion après l’avoir abordée par cette difficulté que comporte l’affirmation que le transfert (il revient à cette remarque qu’il a posée dans les leçons précédente) dans l’expérience est ce qui manifeste la mise en action de la réalité de l’inconscient, en tant que cette réalité est sexualité. »

Lacan dit : je me trouve arrêté par cette affirmation même. Ce qui l’arrête, c’est que, ce qui nous rend sûr (je me contente de commenter ce qu’il dit) que le sexuel est là bien présent dans le transfert, c’est le fait que — parfois tout à fait à découvert — c’est que ce transfert se manifeste sous la forme de l’amour.

C’est bien la preuve qu’il y a du sexuel en jeu. Mais la question qui se pose tout de suite, et ça se présente comme ça pour les êtres très idéalistes et épris d’amour que nous sommes, est-ce que ça veut dire que l’amour est pour autant le moment achevé, le facteur indiscutable qui nous présentifie le hic et nunc du transfert ?  Est-ce que cela veut dire que

le sexuel dans le transfert, et donc dans l’inconscient, c’est l’amour qui nous le révèle, qui nous le présente ? Est-ce que c’est cela que ça veut dire ?

La réponse est très clairement non. Parce que Freud a consacré tout un essai à nous déplier ce que c’est que le sexuel et la pulsion sexuelle, et que dans tout cet article « Pulsions et destin des pulsions », eh bien il nous montre combien complètement différente de ce versant de l’amour se présente la pulsion, à commencer par le fait que contrairement à ce que l’on peut viser idéalement dans l’amour, autrement dit, contrairement à une visée d’une totalité, d’une totalisation, la pulsion ne fait aucunement totalité, elle est partielle. Et il va le marteler dans toute la leçon : la pulsion est partielle.

Et d’ailleurs dans la leçon suivante, Lacan va écrire au tableau, « de l’amour à la libido ».

C’est-à-dire de l’amour — toujours totalisant — à la libido, qui nous fait revenir sur le terrain de la pulsion, et de l’inconscient.

Dans la leçon suivante donc, de manière un peu plus explicite et moins difficile peut-être, il va remettre l’accent sur ce que Freud déjà avait déjà beaucoup souligné, c’est-à-dire qu’il y a deux versants, le versant de l’amour et le versant de la libido, le versant de l’amour et le versant des pulsions, et que ces deux versants ne sont absolument pas complémentaires ou homogènes. Et certainement, l’amour n’est pas la totalisation, le tout vers lequel iraient converger les pulsions partielles.

C’était d’autant plus important pour Lacan de dire ça, qu’à cette époque était encore relativement récente la conception d’un amour génitalisé qui venait… c’était une conception complètement délirante de la psychanalyse, mais on avait, de ce qu’on a cru comprendre de Freud, on avait fabriqué une espèce de construction dans laquelle les pulsions étaient rapportées à des stades oral, anal, comme une fusée que l’on construirait par étage, et qui se mettait à décoller pour arriver à la pleine réalisation, à la vie pulsionnelle dans la phase génitale, qui était la phase toute prête à être cueillie comme un fruit mûr par un amour oblatif, c’est-à-dire  tout entier tourné vers le don à la ou le partenaire.

Cette espèce de fantasmagorie n’a rien avoir avec le réel auquel nous avons à faire et il est très certain que Lacan avait en tête toutes ces conceptions. D’ailleurs quand il commence la leçon en parlant de Glover, et en disant « je me félicite de faire en sorte que l’expérience psychanalytique vous soit transmise d’une façon qui ne soit pas complètement crétinisante », je pense qu’il y avait ce type de conception à l’horizon quand Lacan insistait si fortement sur ce qu’il nous dit ici dans cette leçon.

Dans l’article de Freud, il nous dit donc qu’il y a deux versants que Freud élucide, articule : le versant de la pulsion avec ces quatre termes fondamentaux qui s’apparentent à un montage surréaliste relevé par Angela la dernière fois, et d’un autre côté le versant de l’amour. Mais pour Freud, l’amour ne saurait en aucun cas être pris pour la tendance à la totalité ou au tout qui devrait résorber les pulsions sexuelles « complètes ». Ce n’est pas comme ça que cela se présente.

Ensuite Lacan va insister sur la distinction qu’il y a à faire entre le Real-ich et les pulsions. Il éclaire dans ce passage le fait qu’il y a un aspect économique, c’est-à-dire un aspect de répartition de l’énergie psychique et de la libido, dans la fonction des pulsions. Les pulsions ne se conçoivent qu’en relation avec ce que Lacan souligne ici comme le Real-ich.

Le Real-ich c’est comme le système nerveux central, nous dit Lacan, c’est-à-dire le système qui organise une homéostase, une sorte de tendance à rester au même niveau, de l’appareil psychique. Par rapport à cette homéostase du moi-réalité, du moi à travers lequel nous recevons la réalité comme quelque chose d’un peu terne, quelque chose de désamorcé des tensions pulsionnelles, et donc par rapport à ce moi-réalité, les tensions pulsionnelles vont se manifester comme autant de trous faits dans cette réalité moïque en quelque sorte. Cette façon dont les pulsions trouent l’homéostasie de la réalité du Real-ich, ces trous correspondent aux formations de signifiants que Freud repère comme les formations de l’inconscient.  Qu’est-ce que c’est qu’un rêve si ce n’est pas le trouage ?

Un rêve, quand vous le dites, eh bien vous dites forcément quelque chose qui fait difficulté parce que ça vient trouer le sens, l’homéostasie de la réalité ambiante. C’est pour ça que ça nous dérange. C’est pour ça qu’être attentif à ses rêves, eh bien c’est produire une division qui est très importante concernant la position possible d’un sujet.

Donc la pulsion vient se manifester dans une homologie, dans une proximité avec, dit Lacan, la structure de béance qui est celle de l’inconscient. L’inconscient n’est pas un continuum, il est fait de ces trouages ou encore de ces chaînes signifiantes qui viennent interrompre l’homéostasie relativement homogène du moi-réalité. Et là, Lacan va dire qu’il y a deux extrêmes : nous avons d’un côté le refoulé, et à l’autre extrême, nous avons l’autre interprétation. L’interprétation que donne l’analyste ou même l’interprétation que donne le patient adossé à la présence de l’analyste, car pour qu’il y ait interprétation, il faut qu’il y ait une présence de l’Autre que la présence de l’analyste soutient.

Lacan dit qu’il y a deux points extrêmes dans notre expérience analytique : il y a le refoulé, qui est nécessairement de l’ordre du signifiant. Ce que nous refoulons, ce que nous appelons le refoulement primordial, il est de l’ordre du signifiant. Et ensuite, le refoulé et le retour du refoulé c’est la même chose, pris par des bouts différents, mais le refoulé primordial et la façon dont il fait retour sous des chaînes signifiantes diverses, c’est lié.

Et ça donne le symptôme. Lacan nous rappelle que refoulé et symptôme sont homogènes et réductibles à des fonctions de signifiants.

 « Leur structure, quoiqu’elle s’édifie par successions comme tout édifice, est quand même, au terme, inscriptible en termes synchroniques. » C’est à dire que nous avons d’un côté un système synchronique, c’est-à-dire un système qui est présent dans toute son effectivité à un moment donné, au moment présent, par exemple en séance, au moment où parle le sujet, eh bien il parle depuis un montage signifiant qui est synchronique depuis le refoulé primordial jusqu’à ses rejetons dans les symptômes dont il nous parle. Tout ça, ça fait un système synchronique. Et à l’autre extrémité, il y a quelque chose qui cette fois-ci n’est plus à considérer dans une synchronie signifiante mais avec un élément de temporalité qui va être le pas suivant de l’interprétation qui avance un terme nouveau, et d’une façon que Lacan définit comme métonymie, c’est-à-dire en tant que venant s’ajouter et faisant interprétation, lié donc à tout ce contenu synchronique et de structure métaphorique. Le pas suivant de l’interprétation ajoute quelque chose de nouveau dans ce jeu, et c’est ça le temps de l’interprétation. Et ce temps de l’interprétation Lacan, dans ce qu’il fait entendre déjà depuis plusieurs années, dit que l’interprétation (de tout ce dispositif pulsionnel ou encore inconscient), cette interprétation n’est pas un résumé de différentes étapes de la construction de cet édifice pulsionnel. L’interprétation n’est pas dans ce qui serait l’imaginaire de cette génération par étapes différentes,  mais ce qu’elle apporte c’est le désir auquel cette interprétation est identique. Cette interprétation, c’est le désir lui-même.  Alors vous me direz que l’interprétation, c’est celle de l’analyste.  Oui, mais qu’elle soit de l’analyste ou qu’elle soit du patient, c’est de toute façon ce pas supplémentaire qui vient de façon métonymique faire résonner l’ensemble du dispositif synchronique à un moment donné.

L’interprétation c’est le désir, c’est aussi le manque.

L’interprétation ne peut se faire qu’au risque de manquer, de ne pas être la bonne interprétation… Mais y-a-t-il une bonne interprétation ? Non.

Il n’y a pas de bonne interprétation, il y a juste le fait que va se poser une interprétation qui va faire résonner l’ensemble et le faire résonner à partir d’un manque, autrement dit le désir que révèle cette interprétation, puisque l’interprétation va faire vibrer le manque de ce qu’auraient pu être les autres interprétations.

L’interprétation n’est donc pas dans la positivité d’un sens, elle est dans le manque.

Tout ce jeu que je suis en train de vous rappeler n’est possible que parce qu’entre ces deux extrêmes du refoulé du côté du sujet, de l’interprétation du côté analytique, entre ces deux extrêmes il y a tout le dispositif des pulsions partielles. Ce dispositif est un dispositif qui n’est pas du tout homogène, il est troué par des objets pulsionnels.

Et c‘est bien parce qu’il est troué que notre travail d’analyste est véritablement un travail de déchiffrage. Il s’agit de produire une lecture. Et Lacan dit que s’il n’y avait pas ces trous qu’effectuent les pulsions dans l’intervalle entre le refoulé et l’interprétation, s’il n’y avait pas ces trous qui sont la sexualité, eh bien s’il n’y avait pas ça « toute notre expérience se réduirait à une mantique (c’est-à-dire un exercice de divination) à laquelle le terme neutre d’énergie psychique pourrait alors convenir, mais où il manquerait, à proprement parler, ce qui y constitue la présence, le Dasein (l’existence) de la sexualité », nous dit-il (p. 210).

C’est parce qu’il y a l’existence de la sexualité que le travail de l’interprétation est un travail de lecture.

C’est aussi pour ça que les analystes aujourd’hui ont grandement intérêt à ne pas céder sur la question du sexe et de la sexualité, car ce travail sur les pulsions partielles comme pulsions sexuelles, et ce travail sur la sexualité comme n’étant rien d’autre que l’action et l’efficace dans la trame psychique des trous dans cette trame du sexuel, ce point est capital. Si nous cédions en disant que le sexe ce n’est pas du tout un truc troué, mais quelque chose de bien lissé dans le sens et la compréhension et où je peux choisir la case où j’ai envie de me mettre, si nous faisons cela, nous laisserons complètement de côté le travail de lecture qui est le travail de l’analyste. Le travail de lecture va de pair avec le sexe.

Et c’est pour ça que Lacan peut dire que « la lisibilité du sexe dans l’interprétation des mécanismes inconscients est toujours rétroactive ». Autrement dit c’est toujours dans l’après-coup de la parole du sujet que l’interprétation peut venir faire ce pas de plus et introduire ce manque et ce désir qui vont permettre une résonnance signifiante et qui vont faire pour les patients un effet de sens intéressant, parce que justement articulé au sexuel.

Sinon, s’il n’y avait pas ces trouages du sexuel, nous serions dans des propos du style horoscope ou n’importe quoi qui soit un système d’interprétation articulé à tout ce qu’on veut. Si on a envie de commencer à interpréter en-dehors du sexuel, tout peut s’interpréter, l’iris de l’œil, les ligne de la main… on peut y aller à l’infini.

Et c’est vrai qu’il y a des gens qui trouvent là le support d’une jouissance très importante, d’autant plus importante qu’elle est débarrassée du sexuel.

Dès qu’on a lecture, on a affaire à ces trouages des pulsions.

Du point de vue de la lecture que rendent possible les pulsions partielles, de ce point de vue-là, Lacan précise que l’adulte, l’enfant, c’est exactement pareil.  C’est-à-dire que l’enfant n’est pas ce petit être innocent qui va être révélé à la sexualité de façon plus ou moins traumatique à un âge plus ou moins avancé. Non. L’enfant est dès le début, et Freud le souligne dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité, l’enfant est un « pervers polymorphe ». Ça veut dire qu’il est troué également par ses pulsions sexuelles et par les signifiants qui y font le tour d’un objet qui n’est jamais atteint. L’enfant est pris là-dedans.

 Il est donc absolument erroné de vouloir imaginer quelque chose de l’ordre d’une genèse ou d’une série de stades par lesquels il faudrait passer pour arriver à devenir l’adulte accompli, non. L’adulte, tout comme l’enfant est pris dans la même structure que Lacan nous déplie dans cette leçon, structure donc des pulsions partielles.

Il le dit un peu plus tard sous la forme suivante : « au regard de l’instance de la sexualité tous les sujets sont à égalité, depuis l’enfant jusqu’à l’adulte. » C’est-à-dire qu’ils ont affaire à un corps « appareillé » par les pulsions. Un corps qui est pris dans des petits appareils, des montages, qui sont le fonctionnement des pulsions.

Et en haut de la page 211, Lacan dit que quand vous prenez les choses de cette façon, eh bien vous vous débarrassez du même coup de tous les embrouillaminis dans lesquels on se plonge, quand on essaye de distinguer les pulsions sexuelles, les pulsions du moi, etc. Non.

Il n’y a que cet appareillage des pulsions sexuelles d’un côté, et l’homéostase située au niveau du moi de l’autre côté. Et de même Lacan va citer l’opposition que l’on fait habituellement entre les pulsions de vie et les pulsions de mort, et il va dire : mais en fait toute pulsion est pulsion de mort puisqu’elle fait le tour de l’objet en retournant, une fois le tour qu’elle a fait, au départ de son circuit. Elle s’éteint en quelque sorte. Il y a quelque chose dans ce montage de la pulsion qui va à réaliser son goal en réalisant son coup, et qui ensuite va le reprendre, mais à chaque fois la réalisation du coup, c’est le tour qu’elle fait autour d’une absence, c’est-à-dire qu’il y a quelque chose d’un retour à la mort, au vide.

Question : « C’est la mort ou l’homéostase ? »

C’est la mort de ce qui vit. Et c’est le retour à l’homéostase en effet, qui est la mort de ce qui a été vivant pendant un instant. La pulsion est une action de circuit.

Lacan va y insister après.

Et ce retour à l’homéostase, c’est bien l’extinction de ce qui a vécu comme une étincelle, et puis ça recommence. Ça tourne autour d’un manque. Ça entérine à chaque fois l’absence de l’objet.

Et l’opposition ente pulsion sexuelle (pulsion de vie) et pulsion de mort n’est plus une opposition pertinente. Toute pulsion est pulsion de mort, puisqu’elle retourne à l’homéostase. C’est la liaison antique qui est faite et qui est pertinente entre Eros et Thanatos.  L’Eros ne se réalise dans son aspect vivant que dans la mesure où il retourne à l’inanimé, de la façon dont l’individu isolé qui supporte ce mouvement se consume et meurt.

Ce mouvement de vie va à la mort.

Question : « Est-ce que ce manque autour duquel tourne la pulsion est le Das Ding, en tant qu’objet perdu initial ? »

Das Ding, c’est une formulation de l’objet initial mais en fait il n’y a pas d’objet initial. Il y a une jouissance initiale qui est en même temps perdue. Elle existe dans un bain de langage, et ce bain de langage la rend perdue aussitôt qu’existante, si vous voulez.

Mais l’objet perdu c’est encore un petit peu plus précis que Das Ding, c’est l’objet tel qu’il est articulé à l’Autre, par la demande et le désir de l’Autre.

Question : « Que veut dire le terme de déspécification pulsionnelle ? »

Ah mais cette notion de déspécification n’est pas dans Lacan. Elle n’est pas dans le propos d’aujourd’hui. Mais cette notion de désintrication est pertinente — puisque quand on parle de désintrication pulsionnelle on parle de déspécification pulsionnelle. C’est-à-dire qu’il n’y a plus de pulsion spécifique. La pulsion dans ce cas ne tourne plus autour d’un manque central.

C’est dans la psychose.

Là, on peut parler de déspécification, ou de désintrication.

Et d’ailleurs, chez les psychotiques, ils ont affaire à des objets qui encombrent leur corps. Ils n’ont pas affaire à des objets qui tenteraient de s’élucider dans la parole. Ça ne les empêche pas de parler, de parler de leurs difficultés… Mais il n’y a pas ici de circuit autour d’un trou, qui est le circuit de la pulsion.

Question : « La partie sur le voyeurisme, j’ai un peu de mal avec ça. Pourquoi au moment où le sujet se fait prendre, il n’est plus là ?  C’est à la page 216. Lacan dit : le sujet n’est pas là en tant qu’il s’agit de voir, la pulsion de voir. »

C’est un peu difficile. Lacan fait référence à une analyse de Sartre, dans laquelle Sartre montre que le voyeur, le gars qui regarde dans le trou de la serrure, eh bien il ne réalise sa jouissance, il ne se rend compte de sa jouissance qu’au moment où il se saisit comme regard regardé, c’est-à-dire au moment où il est surpris par l’autre en train de regarder, et là il y a la honte. Donc ce que Lacan explique, c’est que le regard, le voyeurisme ne se saisit comme regard que lorsqu’il est révélé par un autre regard. Avant cet autre regard, il est caché. Il est caché à lui-même en quelque sorte.  Et il ne se révèle qu’au moment où il est vu par l’autre.

La salle : « Et il est renvoyé à sa place de sujet à ce moment là. »

Voilà. A ce moment-là il advient comme sujet, mais tant qu’il est dans le voir… C’est-à-dire que « voir » c’est différent de « je suis vu »/« je vois ». Il y a « je vois », « je suis vu » et « voir ».

Voir, ce n’est pas encore diffracté en je-suis-vu.

La salle : « Quand on est regardé, au moment où on est en train de voir quelque chose, ce qui vient faire honte c’est parce qu’on est vu en tant que sujet désirant. On est pris la main dans le sac. Et c’est ça qui vient révéler la position subjective désirante et potentiellement divisée du névrosé. Tandis que dans le voir, il n’y a pas de sujet, donc il n’y a pas de division, il y a une aliénation. C’est comme ça que j’ai compris, moi. »

Oui tout à fait. Vous avez bien compris.

Toutes ces questions sont très importantes.

Il y a la question de la naissance d’un « nouveau sujet » qui rejoint ce qui vient d’être dit. Il y a tout le passage où Lacan va insister sur le fait que la pulsion se définit essentiellement comme circuit, aller-retour : je vois, je suis vu. Ça s’inverse, et cette réversion est essentielle à la pulsion. Parce qu’elle permet de comprendre aussi le côté non subjectif de la pulsion. Il y a une indifférenciation entre le je vois ou le je suis vu. Donc pas de sujet. Et c’est pourquoi il est important de souligner comme le fait Lacan l’importance de la remarque de Freud qui dit qu’il y a un troisième temps où apparaît un nouveau sujet. Lacan dit qu’il ne faut pas entendre cela comme s’il y en avait déjà un de sujet, parce qu’il n’y en a pas encore. C’est à entendre comme : Il est nouveau de voir apparaître un sujet.

Et c’est là nous dit Lacan p. 212 que « ce sujet est proprement l’Autre ». Dans la version de Miller l’Autre est écrit avec un petit a, mais ce n’est pas très important. Il y a les deux en fait. Car une possibilité nécessite l’autre. Pour que l’Autre apparaissant me révèle comme sujet, comme on vient de le voir dans l’expérience du voyeur, où le voyeur est pris dans sa pulsion, il n’est révélé comme sujet qu’à la faveur de l’intervention de l’autre avec un petit a, mais on pourrait dire aussi bien de l’Autre avec un grand A, parce que si l’autre — le petit — lui fait cet effet, c’est sur le fond de l’Autre avec un grand A. Donc la question n’est pas absolument essentielle, mais ce qui est sûr, c’est que le sujet apparaît toujours au niveau de l’Autre.

C’est dans l’Autre que le sujet se constitue. Et c’est vrai que le troisième temps de la pulsion, c’est : je vois, je suis vu, je me fais voir.

Question : « Est-ce que ce troisième temps est différent de la constitution du sujet pervers ? »

Alors c’est une très bonne question, merci Christine de la poser. Il y a deux remarques, là. La première remarque c’est qu’on est étonné de lire dans cette leçon de Lacan que le sadisme est la réversion du masochisme et réciproquement. On pensait que Lacan distinguait bien le sadisme du masochisme, et il différenciait leur structure. Mais ici, il dit que le sadique c’est la dénégation du masochisme — ce n’est pas contradictoire avec ce qu’il dit dans d’autres séminaires. Mais là, il nous éclaire le sado-masochisme comme étant le circuit de la pulsion entant qu’elle est en rapport avec la souffrance. Il dit que le sado-masochisme, c’est le circuit de la pulsion, et Lacan va nous montrer comment le pervers est celui qui nous apprend de quelle manière lui, le pervers, essaye de placer le sujet à l’endroit de la pulsion, c’est-à-dire à l’endroit où il n’y en a pas. C’est celui qui vient occuper cette place éminemment problématique mais en même temps très suggestive d’un sujet possible à la pulsion.

C’est une question que nous ne réalisons pas tous sur un mode de la perversion caractérisée, mais c’est une question qui concerne tout le monde. Car je vous disais au début le rapport que l’on peut faire avec ce que dit cette leçon et la façon dont nous parlons dans une cure, dans une séance de psychanalyse : je suis parlé. Dès que j’arrive, je suis parlé. Et la question est de savoir comment est-ce que je parle. Comment est-ce que je ne me laisse pas complètement prendre dans le circuit de la parole. Quand on est pris dans le circuit de la parole, ça peut donner de la parlotte, et ne pas parler du tout au fond.

Or le pervers — et Lacan, à plusieurs reprises dans ses séminaires, soulignera le caractère inventif du sujet pervers, et son caractère anti-conformiste.  Et c’est assez intéressant de le rappeler, c’est assez courageux aussi puisque ça va contre toute la bien-pensance en général, et celle des psychanalystes parfois aussi bien. Lacan rappelle que le pervers essaye d’inventer, il essaye de nous rappeler que le trouage pulsionnel est la seule façon de venir ne pas se prendre dans la conformité de l’homéostase, autrement dit de faire vivre quelque chose.

Question : « Est ce que ce serait une manière pour le pervers de faire consister l’objet a ? »

Le pervers vient lui-même à la place de l’objet a. Le sadique vient à cette place pour le masochiste. Et c’est là que Lacan dit que le sadique est une dénégation du masochiste. Parce que c’est comme s’il se proposait lui-même à donner au masochiste l’objet que le masochiste attend. En cela le masochiste est plus pervers que le sadique. Nous n’avons pas de ces choses-là une expérience courante quotidienne, mais un vrai masochiste est plus angoissant que quelqu’un qui est dans le sadisme. D’ailleurs le sadisme peut faire partie de notre appareillage fantasmatique relativement conformiste. Par contre le masochisme n’intervient pas facilement dans cette fantasmatique « prêt-à-porter ». C’est plus radical le masochisme. Ça angoisse plus.

Question : « Mais je ne comprends pas pourquoi ce serait plus angoissant, le masochisme ? »

Parce que le sadisme, c’est une façon de venir se proposer comme objet au masochisme. Mais le masochisme ne se réduit pas à ce qui serait supposé être la jouissance de ce que propose le sadique. Le masochiste interroge fondamentalement la jouissance et l’angoisse de l’Autre, d’une façon que la petite comédie sadique ne suffit pas à combler. Ça appelle le manque dans l’Autre. Le masochiste se fait objet pour l’autre d’une manière radicale et radicalement angoissante. Parce que lorsque vous êtes dans la position du petit autre, mais qui est devant cette façon dont le masochiste se fait objet radical de l’Autre, vous ne pouvez pas ne pas être radicalement angoissé. Là, il vous entraîne dans quelque chose où il n’y a pas de limite à l’angoisse qu’il appelle dans l’Autre — et dans l’autre.

Alors que dans le jeu du sadisme, il y a une limite cadrée, disons.

Question : « Mais quand dans un couple par exemple, l’homme sadique tabasse sa partenaire, il aime lui faire du mal… Et donc je n’arrive pas à comprendre pourquoi la position masochique est plus angoissante… »

Oui mais souvent ce genre de dispositif, je ne dirais pas que cela se passe bien mais ça se passe de façon assez réglée et assez reproductible.

Alors que le masochisme radical, c’est autre chose.

Bon mais on n’est pas obligés de passer trop de temps sur le sado-masochisme.