Le temps logique selon Lacan ou l’expérience dialectique du transfert : quel enjeu  dans/pour  la clinique contemporaine ?
15 janvier 2024

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BOUVIER-MUH Christine
Journées d'études

Le temps logique selon Lacan ou l’expérience dialectique du transfert : quel enjeu  dans/pour  la clinique contemporaine ?

Christine Bouvier-Müh

 

« C’est bien l’inconscient du patient qui est décisif et c’est à lui que l’analyste oppose son propre inconscient, en tant qu’organe de perception ».

Theodore Reik, Le psychologue surpris, trad.de l’allemand Denise Berger, Paris, Denoël, 1976                                         (1935 1ère édition en allemand)

« Ainsi l’inconscient se manifeste toujours comme ce qui vacille dans une coupure du sujet – d’où ressurgit une trouvaille ».

Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris Seuil, 1973, p. 36.

« Quelle est la coupure qui peut bien engendrer un effet de sujet ? Ou encore qu’est-ce que le sujet engendré par la coupure ? »

Christian Fierens, « L’inconscient et le temps », Essaim 2012/2 (N°29), p. 142.

« Si dans cette course à la vérité, on n’est que seul, si l’on n’est tous, à toucher au vrai, aucun n’y touche pourtant sinon par les autres ».

  1. Lacan, Les écrits, Paris, Seuil (poche), p. 210.

Dans son séminaire intitulé Le transfert dans sa disparité subjective, sa prétendue situation, ses excursions techniques des années 1960-1961, Lacan réfère dans la première leçon à l’expérience de la cure entendue comme commencement de formation, non de création. Il affirme combien ce commencement est épais, confus.[1] Il s’efforce dans le même temps d’affronter « ce terme […] opaque, ce noyau de notre expérience qu’est le transfert »[2]. Nous proposons aujourd’hui une ébauche d’articulation du complexe Temps logique de Lacan à ce que nous désignons sous les termes d’expérience dialectique du transfert considérée dans le cadre de la cure analytique. Nous réitérons la question de C. Fierens proposée dans « L’inconscient et le temps » : « comment se joue le temps d’une analyse ? »[3] Qu’est-ce qui se joue pour un sujet entrant/entré en analyse, quelle temporalité, entre « automatisme de répétition et hâte », pour le dire dans les mots de Jean-Jacques Gorog ?[4] De quel temps ou rapport au temps est-il question pour un « individu » lambda qui entre en analyse ?  Qu’est-qui se joue, sur un autre bord, pour l’analyste engageant son désir d’assumer une place très singulière auprès d’un petit autre ? Quel rapport à l’espace comme au temps, pour l’un et pour l’autre, l’un des deux seulement étant au fait de la responsabilité d’une ouverture, voire d’un mouvement possible, d’une forme de temporalité singulière et propre à la cure ? Dans le sillon de Fierens, nous invitons à  opérer un pas de côté, eu égard à l’héritage kantien, considérant que l’espace et le temps dépendent uniquement de notre intuition, et pour le dire dans les mots de Kant, « de la constitution transcendantale de notre esprit ».  Cette forme de subjectivité proposée par Kant  diffère de cela que nous désignons et entendons du côté de la subjectivité en psychanalyse, nous allons y revenir. Je réitère ma question : qu’est-ce qui est en jeu dans le travail de la cure analytique pour celui qui s’y engage ? Le questionnement est massif, dont le dépliage pourrait permettre de préciser l’insaisissabilité d’un inconscient volage, dont le repérage et la (re)connaissance néanmoins, sont susceptibles d’un certain nombre d’effets pour le sujet en travail, et advenu à sa qualité de parlêtre[5].

  1. Au commencement était l’expérience

Dans un texte des Ecrits intitulé « Intervention sur le transfert », Lacan écrit : « La psychanalyse est une expérience dialectique. Cette notion doit prévaloir quand on pose la question de la nature du transfert »[6]. Affirmer par ailleurs comme il le fait dans son séminaire ultérieur intitulé Le transfert qu’au commencement était l’expérience, implique le postulat qu’au commencement de toute cure est en premier lieu une expérience qui s’engage : une telle expérience ne constitue pas une expérience privée. Elle n’est pas le fait d’un agent isolé ou pour le dire autrement, d’un individu autonome. La psychanalyse n’est pas en ce sens une philosophie, elle est une praxis, ainsi que Lacan le précise à plusieurs reprises dans les Ecrits et séminaires ; elle implique une situation singulière pour le petit autre qui s’engage dans le travail d’une cure : le sujet n’est pas forclos, c’est-à-dire refermé sur lui-même. S’il est un, il est pris dans l’autre, et l’Autre : le texte de Lacan Le temps logique interroge ce point de jonction et/ou d’articulation de l’un à l’autre ; pas moins, ce qui (re)lie   l’individuel au collectif. Comment entendre alors cet intitulé de Lacan : « La vérité du sophisme comme référence temporalisée de soi à l’autre » ou « L’assertion subjective anticipée comme forme fondamentale d’une logique collective » ? Gardons en tête cette interrogation et revenons à l’expérience de la cure. Qu’est-ce qui ferait lieu et lien pour un sujet venant déposer sur le divan les embarras de sa structure et avec elle de son symptôme, qu’il n’identifie pas encore comme tel, qu’il ne connait que dans l’irruption soudaine des embarras continus ou discontinus de sa quotidienneté, du côté de points d’achoppement qui pour lui se répètent, voire s’accélèrent et ne cessent pas de l’importuner ?  Quel travail s’engage, qui pourrait permettre, avec et dans la cure, l’ouverture d’un temps subjectif, -non au sens kantien – mais dans la perspective d’un temps pour soi inaugurant du même coup pour la personne ou l’individu en analyse- encore non advenu à sa performativité de sujet divisé-, un espace subjectif et symbolique susceptible d’être approprié ? Voilà pour nous un questionnement essentiel consistant à favoriser, accompagner, diriger la cure d’un sujet a priori non domicilié subjectivement au départ, au moment de la demande d’analyse dans le meilleur des cas ou du premier rendez-vous sans demande et sans adresse, le plus souvent.  A cette occasion chaque détail auditif et visuel compte, à l’instant t de part et d’autre, chaque un faisant face lors du premier entretien, à l’énigme opaque du petit autre en situation de présence, dont les silences comme la parole ouvrent l’espace et le temps (psychiques)[7] d’un travail qui s’engage, ou pas, à partir d’une disparité de places[8] qui indique un écart : soit une disparité de place. Un travail qui s’engage à partir également d’une circulation de la parole, incluant les silences, de l’un à l’autre, et favorisant dans un temps a-venir l’inscription de traces mnésiques et sensorielles, pour les deux protagonistes, et pour autant que l’un des deux n’ignore pas le champ de l’Autre, élaboré puis configuré dans l’espace réel, imaginaire et symbolique de la cure. Un tel espace subsumé dans le temps logique de la cure  est inscrit dans la psyché du patient, de même dans le réel de ses lieux de circulation et d’élection, sans distinction préalable d’un espace interne, eu égard à une quelconque extériorité, ou espace externe selon les distinctions massives de Kant, qui si elles ne sont plus opératoires, demeurent inscrites et agissantes dans notre contexte culturel. Si nous admettons avec Kant que la seule réalité du temps c’est d’être une condition « subjective »[9] de la perception des phénomènes, nous devrons préciser la spécificité de l’inscription subjective telle que nous l’entendons en psychanalyse, avec Lacan en particulier. Ayons en tête  également que « lorsqu’il parle de conditions subjectives, c’est à la structure de l’esprit que Kant réfère, et non à celle de l’appareil sensoriel », ainsi que le précise le commentateur G. Pascal[10]. La structure de l’esprit en effet n’est pas celle du sujet où nous l’entendons en psychanalyse. L’appareil sensoriel au sens strict non plus. Dirions-nous, en psychanalyse, que les processus psychiques tendent à réguler leur propre inscription/perception de l’espace et du temps ? Il convient dans la suite de distinguer le temps logique de l’inconscient  du temp kantien : ce dernier réfère à une forme de subjectivité individuelle certes, c’est-à-dire appartenant en propre à chaque individu ; néanmoins, ainsi que nous l’avons dit plus haut, cette subjectivité philosophique transcendantale est  encore indifférenciée, c’est-à-dire sans division, sans sujet, donc sans égards pour la langue et la parole. Le temps kantien se rapporte à une subjectivité commune à tout sujet, entendu ici au sens philosophique[11].  Le réalisme transcendantal occupe le champ, voire tout le champ, eu égard à l’exigence d’une démarche philosophique objectivante[12]. Ainsi, le temps logique de l’inconscient repéré par Lacan, que nous désignons également sous les termes de béance de l’inconscient est invisible, indécelable sur la scène du monde des représentations, avant l’engagement dans la cure, outre que cette béance se présente toujours de manière discontinue. Elle n’est pas préhensible et échappe également à la représentation.  –  Ce n’est pas le cas pour le temps du philosophe qui « n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-même et de notre état intérieur », écrit Kant (CRP I), que nous pouvons nous représenter en image, ou de manière schématique dans la mesure où quelque chose préside dans le fond, sur le fond d’un décor que l’individu ou la personne peut décrire ou dessiner[13]. Il est question avec Kant de nous-même (je n’ai pas dit noumène). Précisons que si ce temps « n’existe que par et pour le sujet selon Kant, il n’en est pas moins le cadre à l’intérieur duquel nous saisissons toutes choses ». Le temps est ainsi prétexte à tenir ce qu’il en est du sujet humain, à tenir lieu de la totalité de son être pensant, agissant, connaissant, de soi à soi, en soi. Pour un commentateur canonique  de Kant, « s’affirme par là une sorte de primauté du temps, car les objets nous apparaissent dans l’espace, mais toute prise de conscience de ces objets se situe dans le temps »[14]. Le temps est ainsi classiquement rapporté à la conscience. Kant précise : « Le temps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général. L’espace, comme forme pure de toute intuition externe, ne sert de condition a priori  qu’aux phénomènes extérieures ». Ainsi l’esthétique transcendantale ne permet pas de préciser la nature et spécificité du temps logique du sujet selon Lacan (mais tel n’est pas le propos de Kant bien sûr), en tant que le temps du sujet, marqué d’une coupure qui tranche, est aussi temps advenu du signifiant, si nous suivons  Fierens. A partir de ce que Lacan propose dans Les quatre concepts, essayons de déplier davantage cette complexité du temps logique qui articule deux rapports au temps a priori inconciliables : le temps du sujet n’est pas, n’est plus celui d’un individu ou d’une personne, mais désigne un processus antérieur à la venue du sujet. Dès lors que le temps n’est plus considéré comme le continuum porteur de notre sensibilité, – ce qui est toujours le cas avec Kant, quelque chose d’un temps du sujet peut advenir.

  1. Temps du sujet, temps de la coupure, temps de l’inconscient

Il y a donc un chemin à parcourir, depuis les linéaments de la subjectivité kantienne conjointe à la sensibilité du sujet pensant et contenue dans les rets d’une perception intuitive de l’espace et du temps conditionné par l’esprit, à la reconnaissance par Freud d’un sujet mené par un inconscient aussi puissant et pas moins structuré que la conscience ; aussi efficient que surprenant dans ses irruptions sur la scène du monde qu’une conscience limpide et bien ordonnée : il y a le chemin d’une blessure narcissique dite aussi faillibilité du sujet, repérée par Descartes dans sa quatrième méditation, puis largement recouverte par la synthèse kantienne  exhumée en son temps par Ricoeur, quand Lacan vise la béance de l’inconscient, le trou. Où est le sujet ? Comment déplier le temps du sujet ? Dans son article, Fierens propose une généalogie du temps de Sapiens, dans une perspective d’éclaircissement du fameux temps logique du sophisme de Lacan. Décomposons. Au commencement de l’analyse, le sujet n’y est pas : le sensible dont il peut se prévaloir au titre d’une subjectivité désigne un individu en chair et en os, qui fait son expérience, inscrite dans une temporalité comprenant le corps et le psychique, sur le mode d’une totalité composée de pièces différentes, hétérogènes mais se complétant pour une part, selon notre héritage dualiste. Fierens écrit : « Le temps serait le fond qui permet des vues et des points de vue chez un individu donné ». Il précise : « L’individu est un être réel dans un monde d’êtres en soi réels ». Dans cette façon de positiver le pseudo sujet, il y a toujours la tentation d’une forme de néo-positivisme  ou de réalisme transcendantal qui fait du temps le facteur subjectif qui viendrait troubler l’agencement réel des choses en soi, écrit Fierens. Il précise : « L’individu serait un fait, et nous pourrions nous représenter des images de ces faits, ce qui supposerait un certain temps ». Il n’y a pas là de sujet, mais un individu, outre que cette conception et ce rapport au temps sont encore largement inscrits dans notre culture. Fierens poursuit : « l’individu de surcroit est un masque ».  Dans ce temps du sujet qui n’est pas encore sujet, le non sujet est une personne. Un habit, une vêture. Et « Le sujet perçu comme personne est encore  le porteur d’une parole ».  Il dépend encore, précise Fierens, « d’un réalisme transcendantal coloré de néopositivisme ». Il est celui qui questionne. Troisième temps, enfin : Fierens signale l’apport de Lacan : quand le sujet est enfin mis en question (intitulé d’un texte de 1966 dans les Ecrits, p. 229).  Lacan apporte une véritable subversion du sujet, quand  le sujet est soumis à la question. Le temps du sujet n’est pas l’érection d’un individu ou d’une personne autoengendrée se définissant comme « porteuse de la parole », mais, fait à entendre, « c’est la parole comme structure préalable et problématique qui ferait apparaitre le sujet comme tel ». Voilà le temps du sujet venu. Le sujet est le produit de la parole, l’effet. Fierens écrit : « c’est parce qu’il y a d’abord un processus de pensée réflexive que se réfléchit comme effet l’homo sapiens sapiens ». Ca pense d’abord, le sujet vient après, comme effet de parole. Cet écart modifie la dimension du temps : dès lors considéré écrit Fierens « comme passage du processus à l’effet, d’un mouvement à la naissance du sujet. Avant, il y a le processus de pensée ; après, l’effet de sujet.  Il y a là une coupure. Si nous entendons Lacan, c’est bien cette coupure qui articule l’inconscient et le sujet, comme effet de l’inconscient. Tel est le repérage que propose Lacan dans Les quatre concepts : l’inconscient comme béance, achoppement, défaillance, fêlure. Là que se produit ou se présente la trouvaille. Qu’est-ce que ça dit ? En premier lieu que l’inconscient comme phénomène apparait sous une forme discontinue. Et dans la discontinuité, quelque chose se manifeste comme vacillation.  Lacan écrit : « si cette discontinuité a ce caractère absolu, inaugural, dans le chemin de la découverte de Freud, devons-nous la placer – comme ce fut ensuite la tendance des analystes, sur le fond d’une totalité ? »  Lacan dit non. En second lieu voici  l’enjeu de la subversion engagée par Lacan : « le un n’est pas antérieur à la discontinuité ! ». Il poursuit : «  Le un qui est introduit par l’expérience de l’inconscient, c’est le un de la fente, du trait, de la rupture » [15]. Il nous invite à lire, entendre, voir et penser à rebours de notre conditionnement cartésien et kantien et finalement très rationnel. Lire sans le secours du « un », qui est notre pente et notre confort du côté de la répétition. Ce un totalisant et constituant le fond ou fondement de – n’est pas opératoire pour le temps logique de l’intuition, d’une forme de synchronie qui surgit, produit pour les trois prisonniers, la sortie- en même temps. Cette logique intuitive signale un événement, une manifestation de l’inconscient. Comment ? « La rupture, la fente, le trait de l’ouverture fait surgir l’absence » et Lacan de préciser – « comme le cri non pas se profile sur fond de silence, mais au contraire le fait surgir comme silence ». Là est un point d’articulation important dans notre propos. Le temps de la coupure  institue le temps de la décision : décision inconsciente, ainsi que le précise Fierens. Comment la coupure produit-elle un sujet ? Qu’est  le sujet engendré par la coupure ?

  1. L’instant de voir : préhistoire du (sujet) non-né

Fierens à la suite déplie dans son article les trois temps a temporels et non successifs du temps logique. Avec l’instant de voir, nous ne supposons aucun sujet. Eventuellement une structure, un système écrit l’auteur « qui ne se définit pas par ses éléments positifs, mais par les rapports et les différences ». Ainsi en va-t-il de la langue, en tant que type de structure, où comme l’écrit Saussure, « dans la langue il n’y a que des différences, il n’y a pas de termes positifs ». Cela veut dire que dans une langue, « chaque terme ne se définit jamais que par la différence d’avec les autres ». Nous pouvons supposer, ainsi, qu’il serait potentiellement concevable et possible de voir la structure de la langue ou d’un système, antérieur au sujet, dans sa totalité. N’est-ce pas cela que présupposerait l’instant de voir, pour un analysant qui s’engage/engagé dans un transfert, eu égard à la place occupée par  l’analyste, ce sujet  supposé savoir ? L’instant de voir désigne l’inconscient immédiat, affirme Fierens, un inconscient hors du temps, instantané qui provient d’une instance ou structure de type « Dieu, l’inconscient ou l’analyste », écrit Fierens et surgit nous l’avons dit comme coupure. L’instant de voir serait ainsi une vision très parcellaire, mais opératoire, synchrone c’est-à-dire relevant d’une synchronie, non d’une diachronie, mouvement synchronique pris  dans le transfert.  Cet instant décille, engage le temps d’un changement, temps pour comprendre, et possiblement, temps de conclure. La coupure produit quelque chose ? Fierens distingue dans son propos deux types de changement : un changement de structure ou un changement dans la structure. Le premier est un événement, le second un fait. C’est le changement de structure qui est/serait en jeu dans la cure. Qui amène la catastrophe ou la  précipitation. Le travail analytique vise l’expérience de la catastrophe : « elle est événement, elle implique le temps pour comprendre à nouveaux frais, c’est-à-dire sans comprendre ». Fierens précise qu’il s’agit « d’opposer très nettement d’une part l’inconscient comme instance atemporelle, structure immobile et supposée tout savoir et tout déterminer, et d’autre part, la psychanalyse comme temps de l’événement, de la catastrophe, du changement de structure où plus rien ne peut se déterminer et où tout doit se réfléchir dans l’ambiguïté minimale d’un trajet aller-retour entre un soi-disant intérieur et un soi-disant extérieur ». Etre retourné comme un gant, sans distinction d’un envers d’un endroit, tel une bande de Moebius ? Une telle expérience est périlleuse : il y a intérêt pour l’analyste à savoir ce qu’il fait avec l’autre. A lui, analyste, de « pouvoir mettre en route le temps réflexif pour essayer de comprendre la structure du bouleversement, la structure de l’événement, la structure comme changement ». Fierens de préciser : ce passage de l’instant de voir au temps pour comprendre ne l’est que moyennant le moment de conclure »[16]. Quelle perspective de nouage ou de domiciliation psychique pour ce sujet advenant, advenu, naissant, dirons-nous, sans boussole, c’est-à-dire déboussolé ?

  1. Jouer sur quelque chose dans le transfert et dans l’espace réel de la cure

Quand l’analysant s’autorise d’un dire balbutiant, hésitant, eu égard à l’inquiétante énigme du travail possible et potentiel, qu’il ne perçoit que de manière absolument massive et donc totalisante, l’autre est là, indéfectible, en situation d’attention flottante, prêt « à prendre place dans le registre du sujet supposé savoir », qui inscrit paradoxalement une posture singulière, si l’on considère cette « position inaugurale à l’acte psychanalytique qui consiste à jouer sur quelque chose que notre acte va démentir », écrit Lacan dans L’acte psychanalytique.[17] Dans l’opération de mise en œuvre du transfert, il s’agit pour l’analyste de s’engager à assumer une responsabilité  et une place, à l’endroit de l’autre, cet analysant pour lequel le début du travail occupe tout le champ, selon des modalités très diverses, dans un transfert de travail souvent positif, voire positivé, eu égard à la place occupée par le sujet supposé savoir[18]. Insistons sur la positivité d’un transfert de travail, qui peut permettre qu’un déplacement s’opère, opère et se faisant révèle un sujet. Toute positivité, dès lors, choit, a chu. Le maniement du transfert constitue donc un rouage crucial du processus d’entrée en analyse puis de direction de la cure. Nous proposons de l’entendre à l’instar d’une tension dialectique soutenue d’une disparité subjective en place, réelle et fructueuse entre analyste et analysant, à condition que le fil de la bobine comme de la libre association puisse faire l’objet d’un jeu assez souple, ni trop tendu, ni trop lâche, c’est-à-dire ouvert, par-delà la censure, au point trouble d’une possible irruption de la béance, là où quelque chose se passe, selon les mots de Lacan, pour le patient. L’exercice analytique se présente et s’effectue, ainsi, pour ce dernier telle une expérience de repérage, à l’aveugle certes, du lieu de l’inconscient, qui n’est pas un lieu au sens strict, en ce sens qu’il n’est pas saisissable, non plus visible. Il n’existe pas en soi, et il n’est pas non plus susceptible d’être isolé, distingué, contenu, retenu. Cette béance néanmoins affecte autant qu’elle contient le sujet, mais sans bords, sans contours.  Elle affecte une totalité sans fond de sujet qu’elle divise, qu’elle rompt ou plus précisément, qu’elle brise à l’instant t de son irruption. De quoi s’agit-il ? D’un fait ou d’un événement, pour reprendre la distinction de Fierens ? Cette béance que Lacan désigne également dans Les quatre concepts sous les termes de défaillance ou de fêlure détermine quelque chose au lieu précis de l’émergence d’un sujet, au lieu d’où ça parle pour lui, où quelque chose peut s’ouvrir, ou pas. Quand ça parle, ça peut trébucher.  Quelque chose peut avoir lieu, se produire, de l’ordre de la trouvaille dit Lacan ; de l’ordre de la surprise, selon le mot de Théodore Reik. Ce repérage d’un mouvement disruptif tout à fait incongru et imprévisible de l’inconscient qui se produisant se dérobe dans le même temps, participe d’une étape, voire d’une rupture instituante potentiellement, dans la cure : le sujet confronté à la trouvaille et qui la repère, c’est-à-dire l’entend -ou la traverse – peut, soutenu dans et par la scansion de la séance, être confronté à sa division. Il peut s’y affronter, c’est-à-dire faire l’expérience pour de bon ou pour de vrai -de la coupure, de sa propre fêlure de sujet manquant, divisé, donc, et devenant sujet au prix d’une perte éprouvée, qui peut être repérée, identifiée, consentie, ou encore refusée, déniée selon la décision. Quelque chose se passe. Depuis la place de l’analyste, que révèle cette expérience à la fois troublante, inconfortable voire inquiétante, d’un inconscient volage qui se joue du sujet, avec et malgré lui ?  L’irruption de la béance inscrit-elle un bouleversement de la structure ? Ne vient-elle qu’effleurer le sujet ? Comment caractériser cette coupure, cette modalité surprenante et volcanique d’irruption de l’inconscient ? D’où sort-il ? L’on ne peut qu’humblement se souvenir de l’insoutenable fragilité du sujet, effet de la parole et de jeux de transfert, sans cesse balloté, au gré du tumulte de la lettre et de quelques signifiants dont il n’a pas idée avant que d’advenir dans une précipitation qui se passe d’explications.

Conclure provisoirement

Nous pouvons considérer le temps logique du sujet comme étant la résultante du processus d’une cure, quelle que soit sa durée, eu égard au calendrier des postes, eu égard de manière plus intéressante, à la configuration psychique de l’espace/ temps du sujet. De quelle mémoire, de quelle histoire, de quelle béance de l’autre l’analyste est-il devenu le dépositaire, depuis le lieu d’une place vide et stratégiquement contenante ?  Celle-ci, déployée dans un contexte de réalité dont ne subsiste objectivement à l’issue du processus de la cure qu’un peu de mobilier, de tapisserie et de semblant de savoir sur l’étagère, est conforme au cadre convenu : éthique et technique.  Le dispositif de la cure aura mobilisé le temps qu’il faut, un temps pour soi, le sujet entré en analyse. Il y est allé sans le savoir depuis le lieu énigmatique de sa structure : depuis la matrice d’une béance, la béance de l’inconscient –  que Lacan qualifie de pré-ontologique, et dont il affirme, de manière plus précise encore, que « ce n’est ni être, ni non-être, c’est du non réalisé »[19]. Comment l’entendre ? Comment pourrions-nous préciser, interroger ce non réalisé, rendre compte d’une articulation entre temps logique et assertion de certitude anticipée ? Dans Les quatre concepts, Lacan insiste sur la clocherie de l’inconscient, repérée par Freud. Lacan écrit : « L’inconscient nous montre la béance par où la névrose se raccorde à un réel – réel qui peut bien, lui, n’être pas déterminé »[20]. Dans cette béance se tient ce quelque chose de l’ordre du non réalisé. Lacan fait un pas de plus en insistant : « l’inconscient, d’abord, se manifeste à nous comme quelque chose qui se tient en attente dans l’aire, dirais-je, du non né »[21]. Il est là, dès avant le sujet, en tant que ce qui peut, ce qui ouvre. A quelle logique de l’inconscient fait référence Lacan dans son texte du Temps logique ? Le modèle du sophisme et de l’erreur logique du syllogisme lui permet de projeter et présenter la situation paradoxale du dispositif analytique citée plus haut : il y faut au départ un sujet supposé savoir, incluant cette ouverture dans le champ de l’Autre ; on suppose un autre moment, pour comprendre, un acte côté analysant, qui va démentir ce petit jeu initial. Entre-temps l’événement a eu lieu. Se sera produit. A l’issue de la cure et du travail engagé depuis le lieu d’une temporalité psychique bouleversée par l’événement, le sujet  est en situation de configurer dans la parole, parfois vitale, – un espace psychique qui lui est propre, que nous désignons sous le terme de domicile subjectif[22]. Espace symbolique singulier, ce lieu est susceptible de faire acte de réel pour un sujet et se faisant, de faire lien, dans la mesure où le sujet n’est pas forclos sur lui-même. En vue d’entendre la part d’énigme du temps vécu/perçu  du sujet, nous proposons de faire entendre cette nouvelle de quelques lignes de Kafka, Le plus proche village. Kafka écrit :

« Mon grand-père avait coutume de dire : « la vie est étonnement brève. Dans mon souvenir elle se ramasse aujourd’hui sur elle-même si serrée que je comprends à peine qu’un jeune homme puisse se décider à partir à cheval pour le plus proche village sans craindre que – tout accident écarté – une existence ordinaire et se déroulant sans heurts ne suffise pas, de bien loin, même pour cette promenade ».

 


[1] J. Lacan, Le transfert, Ed. A.L.I., p. 10.

[2] Ibid.

[3] C. Fierens, « L’inconscient et le temps », Essaim, 2012/2 N°29, p. 139.

[4] J.J- Gorog, « Le temps logique », L’en-je lacanien, 2006/2 n°7p. 136.

[5] Nous allons dans la suite référer à Kant, Critique de la raison pure, comme contrepoint de la proposition lacanienne.

[6] J. Lacan, Ecrits, « Intervention sur le transfert », Paris, Seuil, 1966, p. 216.

[7] Nous pouvons entendre par temporalité psychique, la manière dont les processus psychiques créent leur propre gestion du temps.

[8] Dans le contexte qui est nôtre, l’expérience de la cure est souvent méconnue, ou alors fantasmée telle une résurgence de l’histoire et d’un passé révolu.

[9] La subjectivité kantienne formalisée dans la première partie de la Critique de la raison pure désigne une forme indifférenciée de la subjectivité, elle renvoie à une forme d’aïsthesis ou faculté de sentir propre à tout homme et s’impose à lui comme condition de possibilité d’une faculté de  connaître ; dans la même perspective d’indifférenciation, l’obligation du devoir moral s’impose pour Kant à tout sujet, en vertu d’un réalisme transcendantal prescripteur. La conscience morale du sujet (au sens philosophique) est là, encore elle aussi indifférenciée. En ce sens la philosophie critique de Kant dans les deux dernières décennies du XVIIIe siècle constitue un tournant, tournant dans la modernité dirait Gauchet (Essais de psychologie contemporaine, un nouvel âge de la personnalité, 1998-1999).

[10] G. Pascal, Kant, Paris, Bordas, 1990, p54.

[11] La subjectivité requise par Kant dans sa philosophie diffère de celle entendue en psychanalyse avec Lacan : Il s’agit pour le philosophe d’une subjectivité a minima qui s’occupe de l’objectivité des formes primaires de la logique.

[12] Percevoir une faille dans cette proposition philosophique impliquerait peut-être repérer les coupures entre les trois critiques : Kant réussit-il tout à fait à opérer la synthèse des facultés humaines, au sein de sa philosophie critique ? Que signifie la coupure en effet, consistant à distinguer fermement le sujet connaissant du sujet agissant selon l’obligation morale, distinct du sujet susceptible et capable d’émettre un jugement ?

[13] En vue peut être de donner du sens. Il y a sans doute un sens logique de lecture sur fond de …

[14] G. Pascal, op.cit., p. 53.

[15] J. Lacan, Les quatre concepts, Paris, Seuil, p. 34.

[16] C. Fierens, p. 146.

[17] J. Lacan, L’acte, Ed. A.L.I., p. 295.

[18] Bien sûr ce transfert peut parfois s’avérer négatif, marqué du déni du travail qui s’engage.

[19] J. Lacan, Les quatre concepts, Paris, Seuil (poche), p. 38.

[20] Ibid., p. 30.

[21] Ibid., p. 31.

[22] Ch Bouvier-Müh, « Transfert et contre-transfert dans la cure psychanalytique : de quelques rappels et gardes-fous nécessaires, aujourd’hui comme hier », Théophilyon – 2020 XXV – Vol.2, pp. 358.