Une clinique des jouissances ?
15 septembre 2023

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NOIRJEAN Cyrille
Journées d'études

 

Journées d’étude : La topologie clinique (17 et 18 juin 2023) 

Intervention de Cyrille NOIRJEAN

Une clinique des jouissances ?

 

En 2016, pour les journées, « En quoi la topologie oriente-t-elle votre technique ? » ma réponse fut : pas sans la topologie. Parce que la topologie, c’est comme la potion pour Obélix, je suis tombé dedans quand j’étais petit – avec quelques différences. Je ne porte pas de rayures. La topologie ça n’est pas magique : « C’est par mon dire que cette formalisation, idéal métalangage, je la fais ex-sister. » (Encore, 15 mai 73). Aussi, aujourd’hui je projetterai des écritures du nœud borroméen comme une écriture qui s’anime de ce que je parle, qui s’anime d’un dire. Suivre le déplacement de mes mots sur l’écriture borroméenne, comme des mouvements de Reidemeister, fait entendre quelque chose de l’usage du nœud borroméen & offre une illustration de l’usage de la topologie sans jouer des cordes. Cet avertissement pour rappel qu’en lisant en écrivant – soit que la transmission intégrale est un idéal, il faut envisager le mouvement, le rythme d’en lisant en écrivant les écritures borroméennes, c’est-à-dire de ce qui se produit au cours d’une cure.

En travaillant au tissage du propos d’aujourd’hui j’ai essayé de trouver la trace de cette chute dans la topologie. Sans succès bien entendu, parce que la rencontre, le contingent, l’événement de l’écriture confère une texture nouvelle à la répétition. Dès lors, dans l’après-coup de l’écrit, une nouvelle histoire se lit « ni tout à fait la même ni tout à fait une autre », histoire nouvelle qui instaure une relation nouvelle à l’impossible du nouage, relation nouvelle à l’impossible du serrage que localise l’écriture, relation nouvelle à ce bout de réel que l’écriture arrache. C’est histoire qui est venu… sans doute parce que le mot conserve quelque chose de l’objet regard. L’historien c’est celui qui a vu :

« Son regard est pareil au regard des statues,

Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a

L’inflexion des voix chères qui se sont tues. »

C’est déjà dans la poésie, en 1866 dans le rêve familier de Verlaine. Mais fiction conviendrait mieux parce qu’elle articule le singulier à ce que nous produisons, à ce que nous théorisons : toute théorie est une fiction – fusse-t-elle celle du réel ou de la topologie. Ce qui compte c’est là où ça coince, là où ça crisse, là où ça pointe. C’est un premier versant, un premier appui pour avancer.

Un second appui est qu’on « on reste toujours l’enfant de son siècle même par ce qu’on considère comme son bien le plus personnel » comme Freud l’écrit à Fliess en novembre 1897. La fiction singulière s’articule à la culture du temps. Il s’agit ici de deux nouages : le singulier à l’air du temps et la manière dont j’avance dans mon propos.

Enfant de mon siècle, je suis né à l’aube du dernier quart du XXe, lorsque les noces morganatiques du capitaliste et de la science produisent le capitalisme financier. Il m’est déjà arrivé de citer Raymond Borde[1], un petit texte de 1963, « L’extricable. » Un joli néologisme lorsqu’on aborde la théorie des noeuds. 1963 pour Lacan c’est la période du séminaire sur l’angoisse, dix ans avant Encore : « La civilisation de masse n’est pas une civilisation imposée à la masse par l’aristocratie capitaliste. L’explication marxiste ne suffit plus. […] Mais il ne s’agit plus d’un lien à sens unique capitalisme-prolétariat. […] Les dominateurs sont eux aussi, à leur manière, prisonniers de l’aliénation, parce que les mass-media ont atteint le degré où elles existent pour elles-mêmes, où nul n’a le pouvoir d’arrêter les tambours. Chacun se trouve en état de satisfaction et d’adhésion paisible » Voilà une manière de décrire le discours du capitaliste. Raymond Borde décrit : un lien social qui ne se fonde pas d’une restriction de jouissance ; un lien social qui ne prend pas appui sur la doublure du symbolique pour restreindre la jouissance. On trouve ça chez Jean-Luc Godard, entre autres, dans les années 1964-67 : Une femme mariée, Masculin / Féminin, Deux ou trois choses que je sais d’elle ou La chinoise… L’un des intérêts des films de Godard, c’est que se sont des jeunes gens qui tentent de mettre en place ce qui pourra leur servir de points d’appui dans ce monde où l’explication marxiste ne suffit plus.

On peut faire entendre cet abandon de la doublure du symbolique de beaucoup de façons différentes, par exemple à partir de la leçon du 13 mai 75 (RSI): « C’est le sens même du mot “ sujet ” : supposé comme imaginaire. Qu’y a-t-il dans le Symbolique qui ne s’imagine pas ? Ce que je veux vous dire c’est qu’il y a le trou. » Un lien social qui ne vient pas énoncer en universel une imaginarisation du trou du symbolique, voilà un lien social qui ne se supporte pas de la doublure du symbolique. Le trou n’est pas voilé par Dieu ni obturé par le patriarcat. Si le patriarcat localise le trou du symbolique par une imaginarisation du père : articulation imaginaire / symbolique qui laisse le père réel comme père mort, il y a d’autres manières de fictionner le trou du symbolique. Le lien social de nos sociétés est aujourd’hui marqué de l’abandon de la doublure du symbolique, de l’abandon d’une imaginarisation du symbolique qui vient le symbolique le faire consister, le doubler. Marc Estenne fait entendre cet écart, dans Dissymétrie des places, inégalités, wokisme etc.. Il repère la circulation de ce qui relève du symbolique, de l’imaginaire et du réel. Par exemple en marquant l’écart entre dissymétrie des places (versant symbolique) et inégalités (versant imaginaire). La dys est symbolique dès lors on entend que la multitude des dys- d’aujourd’hui tentent d’évacuer la question symbolique pour un appui dans le réel.

L’abandon de la doublure du symbolique est précisément ce que propose la nouage borroméen à 3, dont l’une des définitions est : trois noués ensemble de telle manière que le défaut de l’un n’importe lequel anéantit le nouage. Le nouage s’abîme dans le défaut de l’un n’importe lequel. Le nouage est dès lors l’écriture-même de ce (dé)faut qui nous amène à l’équivoque de faillir et falloir. Rien d’étonnant dès lors que le phallus ne s’écrive pas dans le nœud borroméen mais qu’il en tombe. Le nouage est l’écriture du phallus.

Aux alentours du passage plus haut cité Lacan énonce « Ce n’est que parce qu’elles [lettres] sont trois qu’il y en a un qui est le Réel. Lequel, laquelle de ces trois lettres mérite-t-elle ce titre de Réel ? Je dis qu’à ce niveau de logique, peu importe ! et que le sens le cède au nombre, au point que c’est le nombre qui, ce sens, vais-je dire le domine? Non pas ! Le détermine. Le nombre trois est à démontrer comme ce qu’il est s’il est le Réel, à savoir l’Impossible. » Cet écart (ce saut peut-être[2]) de la consistance du réel comme articulée à deux autres à la localisation d’un réel triskelisé, du réel du nouage est très important ; il (le saut) se produit de l’usage par Lacan du nouage. Comment se localise-t-il ce réel du nouage, comment ça s’écrit ? Ça se localise, ça s’écrit à l’insu des jouissances (sens, Autre, phallique). Ce premier mouvement de mon topo en remerciements à Marc Darmon du très bel argument qu’il a écrit pour nos journées…

Enfants de notre siècle, qu’est-ce que singulièrement chacun peut écrire à partir du discours dominant que j’ai attrapé du trait de son idéal : « jouis sans entrave. » Eh oui la jouissance ça entrave, ça ligote aussi. Quelle écriture, analystes, pouvons-nous produire qui permette une transmission à la fois des effets (c’est-à-dire des inductions) du discours sur les constructions des sujets, à la fois des inventions singulières, c’est-à-dire des articulations singulières du désir aux jouissances. Quelle écriture, qui fait place au singulier sans l’anéantir dans l’universel ?

Un sujet qui demande une cure ça jouit. On le repère à inhibition, symptômes, angoisse. Partons donc d’inhibition, symptômes, angoisse comme « chant » des jouissances. Chant et champ.

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En trois chants, chant premier.

J’ai déjà beaucoup travaillé et écrit sur les champs qui occupent la partie gauche du nœud borroméen de la Troisième à partir de la création d’aujourd’hui : comment nombre d’artistes, à partir d’une jouissance du corps dans une tentative de représentation, à s’abîmer dans la jouissance Autre parviennent à mettre en tension le nouage. C’est-à-dire à faire entrer en jeu le tiers qu’est dès lors le symbolique.

Marina Abramovic, par exemple. S’abîmer : elle porte aujourd’hui la cicatrice d’une blessure qui lui a été faite lors de l’une de ses premières performances au début des années 70 – l’aube du dernier quart du XXe. Mais, faisons appel à Abrahamam Poincheval né à cette aube. Pour Pierre, 2017, Il se fait enfermer pendant une semaine dans un rocher placé dans le Palais de Tokyo à Paris. L’enfermement ou la clôture de l’espace sont récurrents dans ses performances À propos de Pierre, A. B. dit ceci : « passés les moments de paniques on est parti dans l’objet, dans la chose qu’on habite. » S’enfermer pour lui c’est réunir les conditions d’une ouverture – pour rappel un ensemble ouvert n’est pas sans bord. Pour illustrer la structure de l’espace auquel A. B. fait appel, faisons appel à ce que Marc Darmon expliquait hier matin à propos de la frontière qui n’appartient pas à l’ensemble ouvert, ou encore à l’écart entre la coupure ouverte et la coupure fermées évoquées hier aussi par Henri Cesbron-Lavau. « Quand le rocher s’est refermé sur moi, c’est comme si j’avais été propulsé en milliards de poussières de lumière. C’était de l’ordre de l’extase, ou de la transe. » La clôture réelle du corps (par une frontière qui lui est extérieure) ouvre le champ d’une jouissance dont le sujet vient interroger la bordure par sa pratique de l’art… Une analysante, qui a découvert le shibari a pu témoigner que d’être ligotée et suspendue, lui a permis un abord de la jouissance Autre par d’autres modalités que celle des addictions.

Pour Abraham et pour cette jeune femme – il suffit de suivre mon propos sur le nœud borroméen extrait de la Troisième – l’angoisse borde une jouissance du corps. C’est depuis cette jouissance que le symbolique est mis en jeu et que s’écrit la jouissance Autre. Pour Abraham c’est faire œuvre qui rend au symbolique son opératoire dans le nouage, pour cette jeune femme la pratique du shibari a suspendu l’angoisse : s’offrir à la jouissance de l’Autre lui a permis de re-découvrir, d’ouvrir, d’élargir le champ de la jouissance de l’Autre – le code du shibari permettant l’accès au symbolique : imaginarisation du symbolique qui le rend opératoire… 

Chant deuxième

Un jeune homme, qui après plusieurs jours d’épuisement à pilonner le corps de la terre mère, face à la colère de Dieu qui gronde puissamment et déchire les cieux, déclenche une crise d’angoisse : son corps s’effondre. [Je suis toujours entrain de lire le nœud borroméen de la troisième, il suffit de suivre…] Il en appelle à toute la science médicale qui ne trouve pas le biais pour le médicaliser. Rapidement, dans la cure, cette jouissance de l’épuisement du corps s’historise ; le sens, j’ouis sens commence de chanter et s’ouvre… Se révèle que l’Autre jouissance était déjà là, hors sexe elle prenait la forme de l’épuisement addictif. Dans le défilé des séances, ses apparitions, comme les petits cailloux d’un jardin japonais, des lieux, localisés mais qui ne semble pas reliés, dessinent pourtant un chemin que produit la cure. Dans l’après-coup m’est apparu que dans la manière de diriger la cure, dans ces moments d’ouverture du sens, j’avais le souci de ménager le pas de porte, le pas de porte du sens, le pas de sens… C’est-à-dire de ménager le nouage, de donner une consistance à la corde du réel, de ménager une place au pas de sens. Voyez-vous comme RSI nous anime dans la direction de la cure ? Ça n’a pas été sans en effet… Pour lui c’est ouvert le champ de la jouissance sexuelle qui lui était barrée.

Chant troisième

du sens à la phallique ?

Le sens maintenu sur le pas-de-porte du réel (pas de sens) tient fermement imaginaire et symbolique. Il très prégnant chez des analysants pris dans plusieurs langues, dont la langue maternelle n’est pas le français ou parce qu’il sont amenés à parler une langue étrangère quotidiennement que les limites, les frontières d’une langue l’autre s’estompent. Ainsi peuvent-ils aborder l’inquiétude rythmique[3] de lalangue et animer la structure de l’inconscient.

Une femme qui évoque lors d’une séance ce qui à l’extérieur a pu la tenir pour qu’elle ne flotte pas : son mari, ses enfants, son métier à l’occasion. La séance suivante, elle tisse ce qui lui sert de fil à plomb, et en arrive à une découverte de sa première cure : le flottement s’historise (se fictionne) sur le versant imaginaire des nombreux avortements de sa mère ; seule à y avoir échappée, à n’y être pas passée fonde la peur de ce qui va lui tomber dessus. Elle en était restée là, comme butée, comme roc (impossible potentiel). Après un silence vient en français, « ma mère me disait tu es une enfant de la chance. » Mon intervention, qui sollicite le surgissement de lalangue dans le français de la cure, ouvre au tressage, au nouage… Ainsi prélève-t-elle ce qu’elle a traduit par « chance » et associe-t-elle pour faire entendre le réseau et les champs métaphoriques de la langue maternelle. Partant de cette jouissance du corps qui flotte [suivez sur le nouage], s’attrape un bout de réel de lalangue, qui se déploie dans les représentations [imaginer le réel], pour atteindre le sens [imaginer le symbolique]… Sans doute alerté par la fixité de l’imaginarisation (de la fiction) cernée lors de la première cure me vient de solliciter l’épellation de ce signifiant pour qu’il s’écrive pour moi, c’est-à-dire qu’il prenne consistance. Les quatre lettres désignent non pas précisément la chance mais « ce qui tombe sur la gueule », la contingence, par écart d’avec l’automaton de la répétition. Gisait là, dans lalangue le pas-de-porte du réel auquel le sens, tenant fermement imaginaire et symbolique, restait sourd. La topologie est une langue étrangère qui écrit l’inconscient.

Partir d’inhibition, symptôme, angoisse permet de commencer d’écrire. Ce qui cesse de s’immiscer (l’inhibition) localise le sens maintenu sur le pas-de-porte du réel (pas de sens) qui tient fermement imaginaire et symbolique. L’inhibition à la recherche de cet effet du réel pourrait-on dire.

De repérer ce qui surgit dans le réel comme une trace de symbolique (symptôme) assure la consistance imaginaire de la jouissance phallique qui noue réel et symbolique.

Quant au surgissement du réel dans le champ de l’imaginaire (angoisse), il offre à la jouissance de l’Autre l’oubli de la fonction symbolique, ne voulant rien savoir de la nécessité du tiers qui lui assure son déploiement.

Les déplacements d’un espace l’autre des jouissances offrent à un sujet labitat du noeud borroméen. La circulation du symptôme à l’angoisse et à l’inhibition ouvre chacun des champs des jouissances. Ainsi ces circulations, cette écriture inscribent les coordonnées de la place vide de l’objet cause du désir et localise le réel du nouage. Cette localisation peut permettre de sortir de la fixation du je me deux. Sortir du douloir du deux, du binaire pour que l’un réel s’écrive du trois. Permettre – je reste prudent comme l’est Lacan à la toute fin du Stade du miroir qui constitue le moment inaugural du nouage : « La psychanalyse peut accompagner le patient jusqu’à la limite extatique du “ Tu es cela ”, où se révèle à lui le chiffre de sa destinée mortelle, mais il n’est pas en notre seul pouvoir de praticien de l’amener à ce moment où commence le véritable voyage. »

[1] « Papaoutai » in La Revue lacanienne, n°17, « La politique après Freud et Lacan »
[2] cf. Un tremplin pour sauter dans la jouissance Les « formules de la sexuation » Une lecture de la leçon du 13 mars 1973 du séminaire de Lacan, Christian Fierens, « Figures de la psychanalyse 43 », 2022.
[3] J’emprunte inquiétude rythmique à Valère Novarina. L’inquiétude étant la qualité de ce qui n’est pas quiet.