La jouissance, le désir et le temps.
21 juin 2023

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LACÔTE-DESTRIBATS Christiane
Billets

 

La jouissance, le désir et le temps.

ALI-ROMA 12-6-2023

Christiane Lacôte-Destribats

 

Voici trois termes qui permettent de cerner quelques enjeux de la psychanalyse : la jouissance, le désir et le temps.

Ces termes ne viennent pas ici dans une sorte de ciel philosophique immobile, mais ils s’élaborent au cours d’une cure, et leur théorisation se fait peu à peu au rythme des trouvailles cliniques qui, elles-mêmes, en dépendent.

Car ce sont des termes usuels de la langue. La jouissance est couramment invoquée dans les publications qui prônent le bien-être, dans le domaine juridique aussi à propos des biens que l’on possède ou dont on a « l’usufruit ». Le désir, dans le contexte actuel, est souvent repéré comme pulsion avec un réquisit de satisfaction urgente, ou comme caprice, ou encore comme mouvement vers une consommation sexuelle. Pas de trace du désir de l’Autre malgré ce qu’enseigne la psychanalyse. Dans les manifestations diverses, aujourd’hui, ce qui est prôné, c’est l’amour, dans toutes les directions. Quant au temps, qui est saisi dans l’accélération contemporaine, il ne fait plus son office d’indicateur du réel, sauf dans l’effroi commun de la mort.

A ce propos, que va donc élaborer de nouveau et de rigoureux, la psychanalyse ? Vous le voyez, j’évoque, à propos de la jouissance, du désir et du temps, les catégories lacaniennes du symbolique, de l’imaginaire et du réel auxquelles ces trois termes, tous, participent. De quelle manière ?

La jouissance est une notion lacanienne très complexe. Dans le séminaire Encore, Chapitre 9 Lacan dit ceci : « Je commence par mes formules difficiles, ou que je suppose devoir être telles –l’inconscient, ce n’est pas que l’être pense, comme l’implique pourtant ce qu’on en dit dans la science traditionnelle – l’inconscient, c’est que l’être en parlant, jouisse, et, j’ajoute, ne veuille rien en savoir de plus. J’ajoute que cela veut dire – ne rien savoir du tout. »

Cette définition est à plusieurs entrées : critique d’Aristote et critique du Wissentrieb, le désir de savoir chez Freud.

Au cours du chapitre 6 du séminaire Encore, Lacan dit ainsi : « La pensée est jouissance. Ce qu’apporte le discours psychanalytique, c’est ceci, qui est déjà avancé dans la philosophie de l’être – il y a jouissance de l’être. » Ce que Lacan oppose à l’être, c’est l’être de la signifiance. « Si l’on veut à tout prix que je me serve de ce terme » dit-il…

Ce que l’on peut remarquer, au premier abord, c’est que ce terme de jouissance va faire vaciller, va trouer l’éternité philosophique de la notion d’être. Lacan ajoute ceci, dans le chapitre 9 du même séminaire : « La faute de la science que je qualifie de traditionnelle pour être celle qui nous vient de la pensée d’Aristote, sa faute est d’impliquer que le pensé est à l’image de la pensée, c’est-à-dire que l’être pense. »

Certes, il s’agit d’une critique d’un idéalisme. Mais cette critique se fait selon un autre registre que le registre ordinaire de la philosophie. L’être pense, c’est-à-dire jouit et l’ignorance des implications de cette jouissance fait que le pensé n’est qu’à l’image de la pensée.

Sommes-nous sortis de ces impasses ontologiques ?

Cette année, avec Roland Chemama et Bernard Vandermersch à propos du séminaire Inhibition et addiction, j’insistais sur l’immobilité subjective, voisine de la sidération, même si cette sidération croise des abîmes, de celui qui est « contraint » par les drogues. Les prises nécessairement répétées installent un présent sidéré, une jouissance d’un temps immobilisé.

Une jouissance de l’être, interrompue par l’éclat du plaisir, le flash, mais souvent dans le refus, pourtant averti, de ce que le terme de jouissance indique, chez Lacan, l’insistance de la pulsion de mort. Car la notion de jouissance, chez Lacan, est comme une interprétation de L’au-delà du principe de plaisir de Freud. Loin d’être le tranquille bien-être prôné aujourd’hui, la jouissance pose la question du symptôme et de ce qui ne va pas chez l’humain , dès lors que le sexuel est intriqué de mots.

Patrick Petit, dans son livre être toxicomane, remarque à quel point le toxicomane refuse les implications de la jouissance, à savoir qu’elle est articulée au désir de l’Autre. Il écrit ainsi : « Dans une toxicomanie, il se produit cela qu’au désir de l’Autre se substitue ce que, pour bien l’en distinguer j’appellerai : l’envie de se droguer ; puis, à cette même envie, se substitue à nouveau quelque chose d’encore différent qui est donc le besoin de se droguer. Ce qu’il faut voir, c’est qu’il en résulte ce qui résulte à l’ordinaire de toute métaphore : le désir de l’Autre, « initial », passe au rang de signifié ; il est refoulé. C’est-à-dire que le besoin de drogue, pour reprendre la formule en usage, nous apparaît comme « un trait tiré » sur le désir de l’Autre. » p. 143. Ce que note Patrick Petit, c’est que le « désir d’arrivée » au bout de ce processus reste marqué d’avoir été un besoin. Ce désir gardera la trace d’avoir été pour un temps interdit, au sens de sidéré, immobilisé. P. 145. Cette trace est gardée, dans le meilleur des cas, c’est-à-dire dans le cas d’une guérison, comme une sorte d’écriture qui va fixer dans l’économie psychique ce processus temporel de la métaphorisation, fragile ici.

Car la métaphore, nécessaire à l’inscription d’un désir, n’est pas seulement substitution fixe, mais cette substitution est un processus temporel. On oublie trop le temps qu’il faut pour qu’une métaphore s’inscrive, on oublie trop que cette substitution, qui va situer le désir, ouvre sur la contingence du signifiant.

L’ontologie a donc encore de beaux jours aujourd’hui avec l’addiction et la critique clinicienne de Lacan sur la notion d’Être n’est pas désuète quand elle tente d’en ouvrir les implications.

A l’éternité imaginaire d’une jouissance de l’Être, s’opposent les implications du signifiant.

« Le signifiant, c’est la cause de la jouissance. Sans le signifiant, comment même aborder cette partie du corps ? Comment, sans le signifiant, centrer ce quelque chose qui, de la jouissance est la cause matérielle ? Si flou, si confus que ce soit, c’est une partie du corps qui est signifiée dans cet apport… Le signifiant, c’est ce qui fait halte à la jouissance. » Chapitre 2 du séminaire Encore. Cette phrase, si courte, rend compte à elle seule de la fécondité clinique de la scansion dans une cure.

Ce que Lacan brise et creuse à l’endroit de l’ontologie, c’est ceci, avancé au chapitre 4 du séminaire Encore : « Aucun signifiant ne se produit comme éternel. …Le signifiant, mieux eût valu l’avancer de la catégorie du contingent. Le signifiant répudie la catégorie de l’éternel, et pourtant, singulièrement, il est de lui-même. »

Il en résulte que le signifiant du désir, le phallus, qui est la référence d’un rapport sexuel qui ne peut s’écrire comme tel, est aussi du registre de la contingence.

Dans le chapitre 8 du séminaire Encore, Lacan dit ceci : L’analyse présume du désir qu’il s’inscrit d’une contingence corporelle. » Il dit plus loin : « L’apparente nécessité de la fonction phallique se découvre n’être que contingence. C’est en tant que mode du contingent qu’elle cesse de ne pas s’écrire. La contingence est ce en quoi se résume ce qui soumet le rapport sexuel à n’être, pour l’être parlant, que le régime de la rencontre. Ce n’est que comme contingence que, par la psychanalyse, le phallus, réservé dans les temps antiques aux Mystères, a cessé de ne pas s’écrire. Rien de plus. »

Ce « rien de plus » ne pourrait-il pas nous guider dans ce que nous appelons la clinique d’aujourd’hui ? Une prise en compte, une inscription de la modalité de la contingence, ne pourraient-elles pas entamer un peu les certitudes ressenties à l’endroit de la sexuation d’une autre manière que celles qui sont issues aujourd’hui de la propagande performative ? Car l’ontologie, à cet égard, a de beaux jours devant elle avec la renaissance de l’Être par le performatif.

La contingence, elle, est plus complexe à penser et à déchiffrer. Elle est aussi peut-être aride et radicale, car la jouissance et le désir s’y rejoignent dans la douleur d’exister. Peut-être est-ce pour échapper à cette douleur de fond que nous tenons à l’Être, sous quelques formes qu’il se déguise. Ce n’est pas sans dommages car notre addiction à l’Être conforte la haine, qui s’attache à l’Être, comme le diagnostique si bien Lacan.

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L’autre bord de cette courte définition de l’inconscient que nous trouvons dans le séminaire Encore, et qui fait le début de ce propos, est la critique de ce que Freud pose comme désir de savoir. Critique mesurée, puisque Freud, en situant le refoulement, marque bien que ce désir de savoir est embarrassé. Ce désir de savoir freudien était sans doute ce qui poussait l’investigation de Freud, ce qui faisait qu’il « y allait », et avec courage. Mieux vaudrait peut-être, en effet, parler de courage que de désir de savoir.

« L’inconscient, ce n’est pas que l’être pense…C’est que l’être, en parlant, jouisse, et,…ne veuille rien en savoir de plus.» « Cela veut dire ne rien savoir du tout.»

Sur ce point, Lacan bouscule l’idée freudienne de savoir inconscient. Comment cela ? L’inconscient est bien un savoir, mais pas à la manière du savoir traditionnel, tel, dit-il, qu’Aristote l’a transmis. Dire que c’est un savoir sur la jouissance, c’est dire que c’est un savoir limité. Dire que l’être, en parlant, jouisse, c’est dire que la jouissance est tressée avec les signifiants et n’existe, à proprement parler que par l’articulation signifiante.

Et sur ce point, Lacan invente le terme parlêtre. Alors que se passe-t-il ? La jouissance est traversée par l’altérité, par la discontinuité entre les signifiants, discontinuité qui va s’élaborer en altérité par les processus métaphoriques. Si jamais nous jouissons de penser, sans que cela soit un délire, c’est que notre pensée sait qu’elle ne dépend que de l’articulation de certains signifiants et non d’un savoir absolu qui diffuserait sur nous ou en nous.

Nous savons alors que si jamais nous savons quelque chose, à partir de notre inconscient, c’est que le terrain de l’altérité, de l’Autre, sera dégagé de la jouissance. C’est ce que nous pouvons lire dès le séminaire D’un Autre à l’autre. Cette jouissance, dont se dégage l’Autre, se montre alors liée à la discontinuité de la chaîne signifiante, et sera traversée par la contingence qui gît au fond de toute métaphore .

Car on le sait, la métaphore n’est pas de nature analogique. C’est dire qu’il n’y a pas de commune mesure entre les deux termes d’une métaphore qui produise un effet de sens, c’est, comme le disait André Breton et le surréalisme, l’effet de la contingence d’une rencontre entre ces deux termes.

Rien de divin dans tout cela, mais un effet de sens qui réclame son inscription.

C’est l’un des points vifs du séminaire Encore, de faire exister la jouissance à partir d’un tissu de signifiants, d’y rompre le savoir inconscient, loin de toute unification substantielle, de traverser les scansions temporelles où s’élabore un désir, de métaphores en métaphores.

La difficulté du terme de jouissance, dans nos lectures lacaniennes, c’est que c’est un terme qui évoque un « éprouvé » et pourtant, le déchiffrage de la parole de nos patients implique qu’il s’agit d’une jouissance inconsciente. Or ce terme « d’éprouvé » ou de « ressenti » semble prendre aujourd’hui une place démesurée : « Ce que je ressens est vrai. C’est une évidence ressentie. C’est ainsi que je suis moi. » « Je jouis comme cela, donc cela est vrai ! » Que répondre à cela ? Que répondre à de telles certitudes ?

Le jouir est réduit au ressenti et donc au plus conscient qui soit. Il n’y a rien à dire contre cela, et cela ravale la parole au plus factuel : « c’est un fait, je ressens les choses comme cela ou bien encore, je me ressens comme cela.» Au sens propre, cela « coupe » la parole. Car la parole, telle qu’elle est mise en œuvre dans l’analyse, n’est pas à prendre comme un dit instantané, au présent éternisé. Elle emporte une pluralité temporelle de signifiants qui ne sont pas à la même place et cette pluralité temporelle est ce qui, comme le pose E. Levinas pose le temps comme opérateur de l’altérité.

En effet, ce qui est autre ne relève pas d’une différence calculable, mesurable. Lorsque nous écoutons un analysant, nous pouvons entendre que les mêmes mots n’appartiennent pas aux mêmes espaces ni aux mêmes temps et que leur appartenance à ces espaces et à ces temps ne sont pas tenus par un savoir divin sur leurs liens, mais relèvent de la contingence.

Seul, le repérage d’une contingence nous délivre d’un savoir totalitaire. Mais contingence ne veut pas dire dérive vers un n’importe quoi. La contingence qui nous intéresse au fond d’une métaphore c’est celle qui produit un effet de sens, un effet proprement poétique. Or tout rapprochement de mots ne produit pas d’effet de sens. On le voit, dans l’articulation entre jouissance, désir et temps, le réel en jeu est l’écrit. Mais on ne peut écrire n’importe quoi et tout ce qui prétend s’écrire sur les fameux réseaux sociaux encombre notre désir de rigueur sur l’écriture.

Ce qui intéresse le psychanalyste, c’est ce qui peut s’inscrire comme saisie d’une altérité qui ne se résout pas en similitude. La dimension Autre est si précaire, si menacée, et si précieuse, qu’il s’agit de la poser selon sa modalité propre, celle du réel. Du réel de la lettre inconsciente.

On pourrait se demander pourquoi mon propos n’a pas exposé dès le départ la division de la jouissance entre la jouissance phallique et cette Autre jouissance que l’on accorde aux femmes.

D’autres en ont déjà parlé dans le cours de ce séminaire. Il me semble pourtant que chacun ne puisse être étranger à ce qu’implique la jouissance de son ou sa partenaire. Ce qui rend les identifications très complexes auxquelles il faudrait donner du temps avant de classer de façon instantanée. Car l’altérité est interne à la parole même. Et c’est sans doute ce qui permet de rencontrer un autre.

Dans la chapitre 15 du séminaire Les non-dupes errent, Lacan pose de façon radicale l’anticipation du langage sur l’altérité : « …Le sème, une fois qu’on l’a lui-même un peu éveillé à l’ek-sistence, c’est-à-dire qu’on l’a dit comme tel, c’est par là que c’est dans la mesure où le corps parlant habite ces sèmes qu’il trouve le moyen de suppléer au fait que rien, rien à part ça, ne le conduirait vers ce qu’on a bien été forcé de faire surgir dans le terme « autre », dans le terme « autre » qui habitue « lalangue » et qui est fait pour représenter ceci, justement qu’il n’y a pas avec le partenaire, le partenaire sexuel, aucun rapport autre que ce qui fait sens dans « lalangue ». »

Il me semblait qu’il fallait placer les formules sur la jouissance phallique et la jouissance Autre, par une sorte de mouvement de rétroaction, à la lumière de cette position du mot « autre » qui, loin de désigner un être, n’est qu’un mot qui « habitue lalangue » et est porté par la parole.  

Au lieu de reprendre les formules de Lacan sur la sexuation, j’ai pensé qu’il fallait auparavant montrer comment ce qui fait « bloc » de jouissance dans une cure, (et en cela nous pouvons aussi interpréter ce bloc comme bloc symptomatique) peut être, peu à peu, ouvert à ce que les mots transportent d’altérité dans leur élaboration métaphorique. Il fallait aussi rappeler, malgré la vogue du « ressenti » aujourd’hui comme critère d’authenticité et de présence sociale, que la valeur de la jouissance humaine est de faire déchiffrer l’altérité en elle. Ce n’est pas l’apanage ou le privilège de la jouissance féminine, mais l’occasion d’interpréter en elle le réel de l’inscription de l’Autre. Ce qui vaut pour tout parlêtre.

« Cette jouissance qu’on éprouve et dont on ne sait rien, n’est-ce pas ce qui nous met sur la voie de l’ex-sistence ? » dit Lacan à la fin de la leçon 8 du séminaire Encore. Il continue ainsi : «Et pourquoi ne pas interpréter une face de l’Autre, la face Dieu, comme supportée par la jouissance féminine ?

Comme tout ça se produit grâce à l’être de la signifiance, et que cet être n’a d’autre lieu que le lieu de l’Autre que je désigne du grand A, on voit la biglerie de ce qui se passe. » 

Pourquoi, de cette jouissance on ne sait rien ? Dans le cours du séminaire Lacan dit bien que l’Autre ne sait rien. En cela, il n’est pas Dieu, mais « dieur et dire. »

Le terme important, sur lequel, je pourrais conclure provisoirement ce propos est le terme interpréter. Au lieu de vaticiner sur la jouissance dite féminine, il s’agirait peut-être de s’en servir, de se servir de sa dimension d’ex-sistence, d’ek-sistence comme Lacan l’écrira plus tard. S’appuyer sur cela , interpréter cela, pour maintenir cette dimension Autre par laquelle la jouissance est creusée par la parole, par laquelle la parole peut, dans une cure s’inscrire comme dire, comme rapport du parlêtre au réel. A la condition que puisse s’interpréter jusqu’à des métaphores possibles ou impossibles les lettres issues de contingences temporelles diverses.

Car l’interprétation n’est pas autre chose que lire Autrement.