Pulsions et destins des pulsions, S. Freud - Séance Plénière du 16 octobre 2023
16 octobre 2023

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JESUINO Angela, THIBIERGE Stéphane
Le Collège de l'ALI

 

Collège des enseignements de l’ALI

Etude du Séminaire Les Fondements de la psychanalyse, J. Lacan

 

Séance Plénière du 16 octobre 2023 – Pulsions et destins des pulsions, S. Freud

 

Stéphane Thibierge : Allez, on y va ! Bon alors ce soir, ce soir nous allons donc parler, Angela et moi. Je vais commencer, puis elle prendra la suite. On aurait pu faire l’inverse, mais enfin on va faire comme ça. Nous allons travailler ce soir sur ce texte que vous avez lu, je suppose, et que vous avez travaillé la semaine dernière, Pulsions et destins des pulsions, ce texte de Freud de 1915. Alors c’est à David Glaserman que nous devons l’idée d’avoir de travailler ce texte, et c’est très bienvenu. Il a eu une très bonne idée, parce que, à la lecture du texte de Freud, nous pouvons mesurer un certain nombre de choses qu’il n’est pas inutile de rappeler, et je pense que Angela comme moi-même, nous allons essayer de les rappeler pour vous, pour nous, à la lecture de ce texte. Oui, donc très bonne idée de David Glaserman de nous avoir incité à relire ce texte de Freud, qui a chaque fois que je le lis – ce n’est pas la première fois que je le lis – à chaque fois me donne l’occasion d’un certain nombre de remarques qui me paraissent éclairantes pour ce qui nous intéresse, c’est-à-dire, le tracé de Lacan à travers ce séminaire, Les fondements de la psychanalyse.

La pulsion fait partie des fondements de la psychanalyse. Freud, en 1915 – je ne veux pas vous faire beaucoup d’histoire – mais juste pour vous rappeler ceci, Freud, en mars 1915, il entreprend d’écrire – il a écrit ça assez vite, en quelques mois, c’était terminé – une douzaine ou une quinzaine d’articles sur les fondements, justement, de la psychanalyse. Nous en avons conservé cinq. Freud à probablement détruit les autres. Et, il avait sûrement ses raisons pour les détruire. On pense qu’il pensait lui-même qu’il était arrivé – il était en en grande… comment dire… activité clinique, théorique, intellectuelle, d’écriture et Jones, notamment, a émis l’hypothèse que, s’il avait détruit une partie de ces douze ou quinze textes, je ne sais plus, c’est qu’il pensait qu’il était arrivé au terme d’une élaboration et qu’il était en route vers des élaborations nouvelles. Et effectivement, en 1920 viendra, à propos de la pulsion justement, cette mise sur la table, cette évocation par lui, de cet apport absolument capital, de la pulsion de mort qui éclaire, en retour, les autres élaborations des pulsions.

Donc nous avons gardé, enfin, Freud nous a laissé cinq articles qu’on a regroupé sous le titre de Métapsychologie, et le premier porte donc sur Pulsions et destins des pulsions, pulsions et destins des pulsions. Ce n’est pas tout à fait comme on l’a traduit parfois en français. Vous savez, parfois on a la traduction française, « Les pulsions et leurs destins » – alors il y a encore une autre traduction, franchement pas très bonne, c’est les « instincts », bon mais il y a longtemps qu’on en est revenu. Mais même « Les pulsions et leurs destins », ce n’est pas tout à fait un titre satisfaisant parce que ça, ça fait un peu chapitre de cours, « Les pulsions et leurs destins », comme s’il y avait « des pulsions », que c’était un concept bien maîtrisé – il y en a un certain nombre – et puis « leurs destins », c’est à dire on va étudier ce qu’il advient de ses pulsions, comment elle se développent et cætera…

C’est pas du tout ça dont nous parle Freud. Il nous parle de « pulsions », « des pulsions », il en a énoncé un certain nombre, principal – Lacan en ajoutera d’autres. « Pulsions et destins des pulsions ». C’est son abord de la question. Et cette question il l’aborde avec précaution, ça lui donne l’occasion d’écrire – vous l’avez sûrement remarqué parce que c’est éminemment remarquable et puis on le souligne souvent – ça lui donne l’occasion de nous donner trois pages au début du texte, d’épistémologie de première qualité, vraiment.

Il a trois pages où il explique que, contrairement à ce que l’on imagine, une science ne se construit pas sur ses concepts fondamentaux, ce n’est pas du tout comme ça que ça se passe. Au début, une science commence par élaborer des choses plus ou moins vagues à partir de l’expérience sensible et de la manière dont on la ressemble et ce n’est qu’à la fin, et après un long temps de son processus, qu’elle commence à articuler ce qui représente ses concepts fondamentaux. Et Freud dit : regardez comment on procède en physique, on ne procède pas autrement.

Il dit, voilà, un concept fondamental de la psychanalyse, c’est le concept de pulsion. Je ne vais pas rentrer dans le détail de ce que nous dit Freud à propos de ce terme de pulsion, qu’il essaie d’articuler avec des difficultés, vous l’avez remarqué, si vous avez bien lu ce texte. C’est un texte difficile. Pourquoi ? Parce que Freud suit, on pourrait dire, à la trace, quelque chose qui évidement l’intéresse au plus haut point et quelque chose à propos de quoi Melman disait – je m’en souviens et j’avais trouvé ça très éclairant – quelque chose qui rend ce texte, disait Melman, « acéphale ». C’est-à-dire, pas « assez phalle » (rires), mais « a-céphale », sans tête. C’est un texte sans intention de sens décelable précisément.  

Alors, je crois que sur la lancée, sur l’invitation de cette remarque que faisait Melman, on pourrait aller un petit peu plus loin, et se dire : dans ce texte Freud est, en fait, à la tâche, il est au travail pour essayer d’isoler quelque chose de l’objet de la psychanalyse. L’objet en tant que cet objet commande le sujet. C’est pour ça, d’ailleurs, que c’est un texte dans lequel il n’y a absolument pas de traces d’une référence au sujet. Je ne sais pas si vous avez remarquez. C’est ça sans doute qui lui donne son aspect justement « acéphale », un petit peu désorientant, parce qu’on peut se demander – on se le demande d’ailleurs à la lecture : mais enfin de quoi il nous parle ? Qu’est qu’il essaie de dire ? Autour de quoi il tourne ? Et c’est vrai que Freud le fait – c’est une des ses grandes qualités à Freud – avec la persévérance, le courage, il n’a pas peur de revenir en arrière, de redire les choses, de reprendre par un autre côté. Il nous inflige, si je puis dire, tout ça, parce que c’est n’est pas d’une lecture facile ni plaisante. Ce n’est pas un roman Pulsions et destin des pulsions ! Freud avait peur qu’on lise ses exposés de cas comme des romans – il n’avait pas tout à fait tort – mais enfin pour Pulsions et destin des pulsions, il n’y avait pas de risque qu’on lise ça comme un roman.

On est tout de suite perdus et, je dirais, le sujet chez nous ne s’y retrouve pas. Parce que, donc, moi ce que je vous propose d’entendre là, c’est que c’est une approche freudienne – à la manière de Freud, donc – de ce que Lacan pas longtemps avant 1964 (pas longtemps avant notre Séminaire, le Séminaire que nous étudions cette année) a isolé comme l’objet a. C’est une approche par Freud de cet objet. Alors, évidement, Freud n’avait pas inscrit l’objet comme l’objet a, mais ce qu’il essaie d’articuler dans ce texte, je crois qu’on peut tout à fait dire que c’est une tentative d’approcher la notion de l’objet en psychanalyse et de quelle manière elle détermine l’animal parlant, le parlêtre que nous sommes. De quelle manière elle le détermine d’une façon qui le commande, et qui le commande en vertu de processus, de mécanismes, de structures que Freud tente d’isoler comme cela pas à pas, en distinguant un certain nombre qui sont d’ordre diffèrent. Et vous vous rendez compte, si vous acceptez cette idée que je vous soumets, que je vous propose, à quel point les élaborations de Lacan, notamment concernant les trois registres du Réel, de l’Imaginaire et du Symbolique, éclairent pour nous ce texte de Freud, l’éclairent beaucoup. Parce c’est vrai quand on lit le texte de Freud, encore une fois on se demande mais où est-ce qu’il va ? Qu’est-ce qu’il essaye de montrer ? De quoi parle-il ? Et bien, si nous essayons de nous dire, et bien, il aborde à sa façon, Freud, la question de l’objet. Cette question que Lacan, de manière encore plus directe inscrira comme l’objet a. Ici Freud l’aborde à sa manière. Et, si nous avons à l’esprit ces trois registres du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire, ça nous aide à lire ce texte.

Par exemple, vous savez, il évoque comment le fonctionnement de la pulsion présente un bord qui est le retournement de l’actif en passif : l’actif, le passif et leur inversion possible. Ca s’éclaire tout à fait de l’approche de quoi ? Du registre imaginaire. Puisque dans l’imaginaire, effectivement il y a cette réversion toujours de l’actif en passif sans qu’on puisse substantifier les choses d’un côté ou de l’autre. Et c’est ce que ne fait pas Freud d’ailleurs.

Sur l’aspect réel – j’aurais dû, j’aurais pu commencer par-là d’ailleurs – l’aspect Réel, Freud l’indique tout de suite : la pulsion tient au corps, elle revient tout le temps comme une force constante. Autrement dit elle manifeste quelque chose qui revient toujours à la même place. Et même il insiste dans cette note que, je trouve nous pouvons lire à partir de ce que Lacan dira du réel. Il insiste, Freud, dans cette référence à ce qui sera le réel de Lacan, en disant non seulement la pulsion ça revient toujours à la même place, il y a une constance, elle revient toujours au même point de l’articulation au corps, mais en plus elle est impossible à esquiver, puisque que Freud dit – et le réel c’est effectivement de l’ordre de l’impossible – et Freud dit bien que contrairement à l’excitation externe – puisque qu’il compare la pulsion, il commence par l’articuler en relation avec l’excitation externe – l’excitation externe nous pouvons l’éviter : si nous avons trop chaud nous pouvons nous déplacer dans un endroit où il fait plus frais. L’excitation interne, Freud articule ces deux aspects, externe, interne, l’excitation qui vient du corps, elle, elle est impossible à éviter. Donc à ce titre également, elle serait, pourrions-nous dire avec Lacan, de l’ordre du réel.

Nous avons donc l’imaginaire, ces retournements qui peuvent s’inverser comme ça que Freud repère très bien, notamment l’actif/passif. Mais également l’aspect réel et puis enfin l’aspect symbolique qui est très présent dans ce texte, puisque notamment une des caractéristiques essentielles de la pulsion, de l’objet pulsionnel, comme Freud souligne beaucoup, vous l’avez remarqué, c’est capital en psychanalyse, évidemment c’est capital tout court parce que ça n’intéresse pas que la psychanalyse. C’est que Freud dit très clairement l’objet de la pulsion, puisque il distingue la source, le but, la satisfaction et l’objet et il dit très bien : l’objet de la pulsion ça peut être absolument n’importe quoi, n’importe quoi ! Contrairement à tout ce qui se présente dans toutes les théories des instincts et des comportements animaux, chez l’homme ce rapport à l’objet passe par quoi ? Qu’est-ce que ça veut dire le fait que n’importe quel objet peut venir à cette place ? Ca veut dire qu’il y a là une prévalence massive du Symbolique. C’est-à-dire que n’importe quel élément de langage peut venir là produire une causation de l’objet pulsionnel qui fait que comme le dira Lacan, je ne sais plus où, ça peut être un timbre rare, un livre de bibliophile, une pantoufle, une femme, tout ce que vous voudrez. Là donc registre tout à fait prévalent du Symbolique.

Vous voyez, je crois que ce n’est pas exagéré de dire que si ce texte Melman pouvait le qualifier d’acéphale, c’est que c’est un texte qui est au plus près, je crois qu’on peut le dire comme ça, j’allais dire d’un serrage. C’est cette façon un peu lacanienne peut-être de lacaniser un peu trop le texte de Freud, mais il y a quand même quelque chose d’une approche comme ça, par des accès différents, une approche de ce que nous appelons l’objet en psychanalyse et la façon dont cet objet commande notre rapport tout à la fois à notre Réel, à notre Imaginaire et au langage. C’est pour ça et je terminerai là–dessus, enfin éventuellement pour reprendre après – je ne veux pas prendre trop de temps pour qu’Angela puisse parler.

C’est pour ça je crois, étant donné cette affinité entre ce texte de Freud sur la pulsion, et sa tentative d’articuler ce qu’il en est de l’objet, je pense que c’est pour ça que Lacan a pu d’une manière fulgurante, encore une fois, écrire un petit texte, que je vous recommande. Il n’est pas long, il fait 3 pages dans les Ecrits, ce sont trois pages qui sont extraordinaires. Je vous assure, ces trois pages, quand on les lit, on se dit que si on devait les lire au théâtre, ce serait lu par quelqu’un qui crierait presque le texte, et en colère, en plus. Lacan écrivait cela en 1964. Quand on lit le texte, ce texte s’appelle « Du Trieb de Freud… » – non pas le trip mais le Trieb – c’est-à-dire de la pulsion, « …et du désir du psychanalyste ». Et là-dedans, à propos justement de la pulsion, du Trieb freudien, Lacan avec vraiment quelque chose qu’il y avait quelquefois dans son style, une sorte de colère contenue, il va assener un certains nombres de choses pour nettoyer le champ toujours empesté par le fumier psychologique, et il va montrer que la pulsion freudienne c’est le creusement de ce vide, de ce manque, de ce ratage où ne peut prendre, où ne peut s’articuler un rapport à la réalité qui soit un tout petit peu articulable, justement, que si le désir du psychanalyste s’y engage. Donc ça va très loin. Ca veut dire que le rapport d’un parlêtre, d’un sujet humain, à la réalité – c’est-à-dire à ce qui l’entoure – ne peut prendre un aspect un tout petit peu au diapason de la pulsion freudienne, c’est-à-dire de notre rapport à l’objet, que si il y est introduit, que si quelque chose s’ouvre pour ce sujet, que le désir de l’analyste ouvre justement et rend possible. Ca irait presque jusqu’à dire que, en dehors de cette référence au désir de l’analyste, on ne pourrait pas avoir un rapport à la réalité qui ne soit pas un tout petit peu articulable au désir. Alors nous savons que ce n’est pas exactement vrai. Nous savons qu’il y a des gens qui peuvent, sans passer par l’analyse, soutenir un rapport à la réalité qui soit à ce même niveau de tentative d’élaborer ou de dire ou de fabriquer quelque chose : ce sont souvent les artistes.

Donc la psychanalyse n’est pas le seul moyen, mais la psychanalyse reste quand même un moyen exemplaire de venir creuser, dans notre rapport à la réalité et au langage, la possibilité de nous mettre au diapason de cet objet qui cause pour nous le désir. Pas d’autre moyen que d’y faire fonctionner le désir du psychanalyste pour permettre que ça se parle, que ça se dise et donc que ça se réalise, au double sens français de réaliser : se rendre compte et réaliser, faire agir. Voilà donc quelques remarques sur ce texte avant de laisser la parole à Angela et puis Angela tu fais à ta guise et éventuellement je reprendrai après.

Angela Jesuino : Oui, je vais essayer de ne pas être trop longue non plus, pour que l’on puisse discuter. On ne s’est pas donné le mot, mais je vais commencer par ce texte que tu viens de citer mais par un biais un tout petit peu différent, même si je partage tout à fait tes remarques. C’est en faisant d’abord une remarque sur Lacan traducteur de Freud. Parce que, en ce qui concerne la pulsion, je pense que ça a une importance capitale le fait qu’il impose, voir propose, de traduire « Trieb » par « pulsion » et non par « instinct », qui est le terme consacré de la traduction anglaise. Quand j’ai commencé à lire Freud en portugais, c’était « instinct ». Donc c’est quand même une question, qu’est-ce que fait Lacan traducteur quand il fait des opérations comme ça ? Il justifie sa traduction en ouverture de ce texte en disant ça et je voulais le citer, d’abord parce que je trouve que c’est très précis et chaque terme a sa place, mais aussi parce que, comme tu as dit, il a écrit ce texte le même mois où il commence le Séminaire. Il dit ceci : « la pulsion, telle qu’elle est construite par Freud, » – c’est très important le mot construction – « à partir de l’expérience de l’inconscient, interdit à la pensée psychologisante ce recours à l’ ‘’instinct’’, où elle masque son ignorance par la supposition d’une morale de la nature ». C’est quand même assez formidable comme entrée en matière ! Et il dit « la pulsion freudienne n’a rien à faire avec l’instinct et aucune des expressions de Freud ne permet la confusion » Donc il est très clair et c’est vrai que par cette simple traduction, opération de traduction, il nettoie le champ, comme tu dis.

Mais je voudrais garder la question : que fait Lacan traducteur ? Car il n’est pas n’importe lequel des traducteurs de Freud et je pense que l’on peut dire que Lacan traducteur il conceptualise, il tranche, et par cette traduction même, il éclaire la démarche de Freud et articule la pulsion avec le domaine du langage. Même si le corps y a sa part, comme il va le dire très clairement des années après dans la première leçon du Sinthome, il dit ceci qui est très bien formulé et parlant pour ce que tu as introduit de ce à quoi on a à faire : « la pulsion, c’est l’écho dans le corps, du fait qu’il y ait un dire, mais ce dire, pour qu’il résonne, pour qu’il con-sonne, il faut que le corps y soit sensible. Et qu’il l’est, c’est un fait » Donc, c’est donc une façon d’articuler ce que Freud ouvre comme chemin quand il parle de la pulsion comme cette frontière entre le somatique et le psychique.

Alors tu nous as donné tes remarques, Stéphane, qui effectivement prennent de la hauteur par rapport au magma qu’est le texte de Freud et c’est vrai que ça permet une lecture d’ensemble qui est très utile et intéressante. Mais je vais rentrer un petit peu dans le magma, si tu veux bien, parce je pense que même s’il est réputé difficile, confus, etc… même dans sa complexité, dans ses allers et venues, et toutes ses contradictions – parce qu’il est plein de contradiction, il commence un truc et il va comme ça – toutes ses oppositions, toutes ses tentatives d’installer une dialectique, de mettre en place des polarités psychiques, qu’il n’arrête pas de démultiplier, je pense qu’il ouvre des champs de recherche tellement énormes, qui sont actuels, on peut essayer d’en dire un mot à la fin de mes remarques de l’actualité de ce texte. Et en même temps, il ne cesse d’indiquer ce que Lacan a très bien tranché par sa traduction, que la pulsion c’est autre chose que l’instinct, de vouloir extirper la pulsion de l’instinctuel, et de l’inscrire dans une grammaire, parce que c’est aussi le fort de Freud dans ce texte, et s’appuyer sur ce qu’il appelle « l’esprit de notre langue », sur les usages de la langue elle-même pour décrire la nature de la pulsion. Donc je pense que même si ce n’est pas un roman, même si c’est casse-pied et que l’on sort de ce texte un peu déboussolé, il y a un intérêt à se plonger dans ce magma, y compris parce que dans la leçon du Séminaire qui va suivre, la leçon XIII Lacan, va s’appuyer fortement sur toutes ces avenues que nous a ouvert Freud.  

Vous savez, tu l’as rappelé, Stéphane, qu’il a commencé à travailler sur les pulsions en 1905, qu’il va écrire « les pulsions » en 1915 – cette théorie va être remaniée en 1920. Il va reprendre cette question de la pulsion de vie et pulsion de mort dans Malaise dans la civilisation comme un enjeu fondamental d’une civilisation. Donc c’est quelque chose qui est au travail tout le temps. Mais je voulais aussi dire quelque chose, deux petites remarques aussi, du contexte dans lequel Freud a écrit ce texte, qui est un contexte un peu sombre, violent, parce que c’est au début de la première Guerre Mondiale où ses principaux disciples et ses propres fils sont mobilisés. Ils sont au front, mais il est au travail, et plutôt un travail ardu.

Alors j’ai été sensible aussi à autre chose, c’est-à-dire que dans ces moments-là où Freud pensait qu’il fallait consolider les fondements scientifiques- mettez des guillemets- de l’inconscient, et c’est pour ça qu’il se lance dans son entreprise d’écrire sa métapsychologie, que tu as rappelée. Mais je me suis dit que c’était intéressant de faire remarquer que la démarche de Freud est un peu la même que celle empruntée par Lacan, lorsqu’il démarre en janvier 64, dans un moment de rupture aussi comme on le sait, il a été expulsé de la Société Psychanalytique, le séminaire que nous étudions, Les concepts fondamentaux de la psychanalyse. Et je voulais souligner la visée de Freud et le fait que sa démarche a inspiré peut-être, celle de Lacan tant d’années après, dans un moment de crise également.

Je pense qu’il y a une similitude de démarche. Donc je ne vais pas rappeler quelque chose qui est très important et que tu as souligné d’emblée, et que tu as appelé une leçon d’épistémologie, mais ça aussi, c’est quelque chose que Lacan va faire dans son séminaire. Et quand il dit que les choses ne sont pas figées, que les concepts sont toujours en train d’être remaniés, la pulsion elle-même, c’est un exemple princeps de ça, parce qu’il a mis tout ça au travail. Alors j’avais prévu de rentrer vraiment dans le magma du texte, je ne vais pas le faire parce que ça peut être un peu long, mais il y a deux ou trois choses que je voulais signaler et j’ai pris la question que tu as mise en exergue, qui est la question de l’objet, par un autre biais, parce que ce qui m’a semblé le plus sensible dans toute la démarche de Freud, c’était la question de la satisfaction. C’est ce que tu as pris par le biais de l’objet et moi par la question de la satisfaction, du but et de la jouissance pour finir.

Je vais vous parler un petit peu quand même de quelque chose, à partir de cette première définition de Freud sur la pulsion. « La pulsion nous apparaît comme un concept frontière entre le psychique et le somatique, comme le représentant psychique des excitations provenant de l’intérieur du corps et arrivant dans le psychisme comme une mesure » – ça c’est quelque chose que j’ai trouvé très important – « comme une mesure de l’exigence de travail à laquelle est soumise le psychique en raison de son lien avec le corporel ». Et je me suis fait la réflexion suivante : avoir un corps fabriqué par le langage nous donne du fil à retordre. On ne peut pas simplement ronronner comme un chat. On ne jouit pas comme un chat. Et donc ça, ce n’est pas si simple et le texte de Freud n’arrête pas de nous dire que le chemin de la satisfaction, c’est bancal, c’est foireux, ça rate tout le temps, ça se transforme, c’est en travail, c’est laborieux, l’accès n’est pas donné comme ça. Et j’ai trouvé important cette idée de la mesure d’une exigence de travail. Ce n’est pas simple cette affaire.

Je voulais vous parler des quatre termes nécessaires pour préciser le concept de pulsion, poussée, but, objet, source, parce que je pensais que ça serait utile de faire quelques remarques cliniques par rapport à ça, parce que ce texte est quand même une source importante d’outils pour la clinique. Il a commencé par la poussée de la pulsion, en attirant l’attention sur l’élément de motricité, la somme d’énergie, n’est-ce pas, et il dit que le caractère de ce qui pousse est une qualité générale, et est même l’essence des pulsions. Toute pulsion est un fragment d’activité, ça pousse.

Le but d’une pulsion est toujours la satisfaction, qui ne peut être atteinte que par l’élimination de l’état d’excitation qui se trouve à la source des pulsions. Bon ! Mais il convient comme je le disais que les chemins de la satisfaction sont tortueux et que la pulsion peut être inhibée quant au but, quant à sa satisfaction elle-même. Il dit, cela ne va pas de soi, mais il se peut toujours qu’il y ait une satisfaction partielle dans cette affaire. Donc par quel biais la question de la satisfaction va arriver ?

L’objet de la pulsion est ce sur quoi ou par quoi la pulsion peut atteindre son but, la satisfaction. Mais je vais rappeler ce que tu as dit déjà, mais c’est justement pour faire deux remarques cliniques, que c’est très étonnant en ce qui concerne l’objet de la pulsion, que Freud puisse dire que c’est l’objet l’élément le plus variable de la pulsion, il peut être changé aussi souvent qu’on le veut, être un objet étranger ou une partie du corps, il peut subir des points d’intrication pulsionnelle, et finalement être n’importe quoi.

Une petite vignette clinique, « Je suis addicte à tout ce qui passe, à n’importe quel objet », me disait une jeune patiente qui pourrait nous aider à réfléchir sur le destin de la pulsion ici déspécifiée dans la clinique contemporaine. Vous voyez, c’est une mine ce texte !

C’est vrai que par ailleurs, Freud va beaucoup complexifier le texte à partir de cette question : quelles pulsions pouvons-nous inventorier et combien ? Et là, il se lance dans toutes ces oppositions qui vont habiter ce texte. La première c’est pulsion du moi ou de l’auto-conservation d’un côté et les pulsions sexuelles de l’autre. Mais c’est intéressant parce qu’il va faire toutes ces variations d’oppositions, de polarités, mais il reste un peu dans son champ. Impossible d’étudier la vie des pulsions à partir de la conscience. C’est d’un autre ordre, c’est de l’ordre de l’Inconscient. Donc c’est très clair. Et il dit que ce n’est qu’à partir de cette expérience de la psychanalyse et de l’Inconscient que nous pouvons avancer sur les pulsions et notamment sur les pulsions sexuelles, parce que c’est ce qui vient isoler dans la clinique, ce qui apparaît comme isolé dans la clinique des névroses.

Donc quand il va parler de destin des pulsions, et ça c’est quelque chose qui est spécifié dans ce texte qui va prendre un autre développement après, il parle des destins des pulsion sexuelles précisément. Et là, il va parler de refoulement, sublimation, renversement en son contraire, retournement sur sa propre personne, etc. Je ne veux pas m’attarder ici sur tout cela, si ce n’est qu’il va dire que le renversement ne concerne que le but de la pulsion, donc la satisfaction.

À la place du but actif, on met en œuvre le but passif ou encore comme il a dit à propos de la névrose obsessionnelle, le verbe actif ne se transforme pas en passif mais prend la voix moyenne réfléchie. Ce qu’il met en évidence alors, c’est ce que Lacan appellera plus tard la grammaire des pulsions : trois temps pulsionnels, comme les voix du verbe, active, passive, réflexive. Voir, être vu, se faire voir, par exemple, qui vont être développés par Lacan, et qui sont très utiles comme vous le savez peut-être, dans la clinique du bébé, comment témoigne les travaux de nos collègues qui travaillent avec l’autisme notamment. Donc, vous voyez c’est là encore j’insiste. Il faut le lire, ce texte attentivement. Mais vous voyez ce qui guide Freud dans ce chemin, c’est quand même le mécanisme de la satisfaction. Essayez en étant très attentif à ce mécanisme de satisfaction, qui va parler de l’auto-érotisme où l’objet de la pulsion se retrouve sur le corps propre du sujet. Bon, c’est vrai qu’il y a, à partir de cette lecture attentive de la pulsion, il va mettre en place ces trois autres polarités, moi/objet, plaisir/déplaisir, actif/passif, et il va grâce à ça, revenir à la genèse du Moi. Et ça c’est quelque chose que je voulais vous rappeler, parce que je voulais le rattacher – je suis en train de finir – à l’actualité de ce texte.

Qu’il puisse parler de ces trois polarités, et qu’il puisse parler de l’articulation entre elles, va lui permettre de revenir à la genèse du Moi. D’abord, dans un état narcissique, où la satisfaction est auto-érotique, et où le monde extérieur est indifférent, il subit sous l’empire du principe de plaisir, une autre évolution où il absorbe, introjecte des objets sources de plaisir, rejette ce qui est source de déplaisir. Il abandonne ainsi le moi réel initial qui a fait la distinction entre intérieur et extérieur – ça c’est la première distinction que Freud fait dans son texte des pulsions – en fonction de l’objet, pour simuler un Moi de plaisir purifié, qui place les caractères du plaisir au-dessous de tout autre.

Et c’est important ça, parce qu’il va pouvoir à partir de là parler de l’amour et la haine. Il dit ceci : le monde extérieur se décompose alors pour lui entre une part de plaisir qu’il a incorporé et un reste qui lui est étranger. C’est vrai que c’est difficile de ne pas penser à l’objet, mais bon. Qu’est-ce que Freud souligne ici ? Que c’est avec l’entrée de l’objet au stade du narcissisme primaire, que la dialectique aimer/haïr va se déployer dans son entièreté, dit-il. Qu’après le remplacement du stade purement narcissique par le stade de l’objet, plaisir et déplaisir viennent désigner les relations du moi à l’objet. C’est la dialectique de l’objet, de la satisfaction qui va venir rompre avec cette bulle auto-érotique, cette bulle narcissique où le moi fonctionne en circuit fermé.

Il a isolé de son propre moi un élément qu’il jette dans le monde extérieur et ressent comme hostile commence-t-il. Ce qui nous amène à penser que toute haine est avant tout une haine de soi. Et, continue Freud, « il est indéniable que le sens original du haïr désigne lui aussi la relation d’opposition au monde extérieur étranger, c’est lui qui apporte des excitations ». L’indifférence du début – parce qu’au début le monde extérieur est indifférent – se plie alors à la haine, à l’aversion. Et il va dire que la haine et l’amour ne viennent pas de la même souche. Ça c’est très important. Ils ont des origines différentes, mais il se forment en opposé sous l’influence de la relation plaisir/déplaisir. Et il dit cette phrase qui me paraît importante : « en tant que relation à l’objet, la haine est plus ancienne que l’amour ». Il faut entendre ça. « Elle découle du rejet initial que le moi narcissique oppose au monde extérieur qui dispense les excitations ». Il écrit cela en 1915 et cela aura des conséquences importantes dans la théorisation du processus de symbolisation lui-même, pour le dire très rapidement. Donc quand même il faut pouvoir le dire ça : « la haine est plus ancienne que l’amour ».

À ce stade, Freud articule la haine du côté des pulsions du moi et il la sépare des pulsions sexuelles. Ça va changer après. Mais ça va changer, ça va être remanié, à partir de l’opposition de pulsion de vie et de pulsion de mort, mais dit Freud, ces deux pulsions n’apparaissent jamais séparées, et elles constituent un alliage qui domine notre vie psychique.

Alors, Freud conclut ainsi, ce long et laborieux parcours, je vais vous le rappeler : « nous pouvons souligner pour résumer, que le destin des pulsions consiste pour l’essentiel dans le fait que les excitations pulsionnelles sont soumises aux influences de ces trois grandes polarités de la vie psychique : une polarité biologique, une polarité réelle et une polarité économique. »

Il fait aussi sa triade, mais cela veut dire quand même que la pulsion est au cœur même de notre vie psychique. Et je voulais terminer tout à fait en attirant votre attention sur l’intérêt de ce texte de Freud pour lire notre actualité, qu’elle soit physique ou sociale tout de même. D’une part vous l’avez vu – j’ai essayé de vous le rappeler très brièvement – au bout de ce travail sur les pulsions, Freud débouche sur la genèse de l’amour et de la haine, une question qui devient encore plus urgente, plus brûlante devant tout de qui se passe dans le monde ces jours-ci. On ne peut pas lire le texte comme ça, comme si cela n’avait pas d’incidence.

De la même façon, la pertinence de la question posée par Freud en ce qui concerne les destins des pulsions, prend encore plus de relief devant le déferlement de haine, le déferlement de la pulsion de mort auquel nous assistons aujourd’hui. Alors quid ici de la sublimation ? Quid du refoulement ? En tout cas le destin pulsionnel semble aujourd’hui pour le moins troublé et ce serait plutôt d’un emballement pulsionnel aveugle que le sujet contemporain viendrait témoigner. A quoi ça tient ? Sommes-nous exclusivement, uniquement sous l’empire du moi-plaisir purifié et exacerbé avec ce que cela signifie en ce qui concerne le destin de l’amour et de la haine.

Je voulais vous laisser avec ces questions parce que, comment vous dire, on ne peut pas lire les textes de psychanalyse impunément. Il faut que ça nous oblige à réfléchir à ce que nous vivons. Donc c’est un texte de 1915 qui est en pleine actualité. Voila !

S.T. : Merci beaucoup Angela. Tu as terminé d’une manière très pertinente et vraiment qui nous interpelle et effectivement dans mes notes – tu vois on ne s’était pas non plus le mot non plus – j’avais relevé à la fin cette prévalence que Freud accorde au fait, pas cette prévalence mais le fait qu’il souligne que la haine est plus ancienne que l’amour et qu’elle provient dit-il, tu l’as cité, « du refus primordial que le moi narcissique oppose au monde extérieur ». Alors évidement quand le sujet contemporain, quand le sujet, a à sa disposition la possibilité – tu viens de l’évoquer là à l’instant – d’aboutir, de faire travailler l’objet pulsionnel à travers le refoulement et à travers la sublimation, c’est quelque chose d’un peu diffèrent.

Mais quand il se coupe de ces possibilités, ce que nous observons de plus en plus à ce moment-là très logiquement on en vient à ce primat de la haine qui est le rejet pur et simple de ce qui vient déranger le moi narcissique et son unité. On est là aussi très proche du stade du miroir mais du stade du miroir dans sa version paranoïaque, c’est-à-dire dans sa version d’opposition duelle et de protection complétement illusoire d’un des deux côtés de cette dualité – qui est illusoire parce qu’ils sont liés les deux côtés. Et là effectivement je trouve que tu as vraiment raison d’insister là-dessus parce que là, à la fin de son texte quand il parle de la prévalence de l‘ancienneté plus grande et le caractère primordial de la haine il n’est pas loin, pas loin d’évoquer la pulsion de mort.

Parce qu’il est tout près, il dit bien qu’on préfère le fait que rien ne vienne déranger, qu’aucune excitation ne vienne de l’extérieur donc on rejette tout ce qui viendrai évoquer quelque chose de ces excitations.

A.J. : On a à plusieurs reprises dans le texte, l’impression qu’il ouvre la voie pour la prochaine dualité. Ce sera pulsion de vie / pulsion de mort mais il est trop attaché encore à la question du primat de la génitalité, il est encore embourbé dans quelque chose qui ne le laisse pas… Mais cette histoire de dire que la haine vient avant l’amour, qu’ elle est primaire et première…C’est quand même quelque chose qu’il faut prendre avec des pincettes, parce que c’est aussi ce qui nous permet d’expulser quelque chose et de créer un extérieur et puis de se séparer de cette complétude sans laquelle il n’y aurait pas de symbolique non plus. Donc la question c’est aussi les destins de la haine aujourd’hui.

 

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Transcription établie par : Virginie BARILARI, Rosa BELLEI, Brigitte BRIQUET-DURONI, Anne FLORENNE-VOIZOT, Léa GRILLIS, Aline LAMARQUE-ROTHERMANN, Si SHI, Brigitte SABY

Relecture : David GLASERMAN