« Quand s’ébranla le barrage de l’homme, aspiré par la faille géante de l’abandon du divin, des mots dans le lointain, des mots qui ne voulaient pas se perdre, tentèrent de résister à l’exorbitante poussée.
Là se décida la dynastie de leur sens »[1]
La haine, comment l’attraper pour qu’elle nous serve pour lire la subjectivité et le lien social aujourd’hui ? Voilà l’enjeu de ce cycle et il est de taille.
Lors de cette conférence d’ouverture à deux voix, je vais simplement me contenter de proposer quelques pistes de réflexion et de formuler quelques questions pour essayer de dessiner un fil rouge de travail.
Dans le champ analytique nous savons depuis Freud que le parlêtre est habité par la haine autant que par l’amour et que le « combat » entre Éros et Thanatos tant au niveau individuel qu’au niveau collectif est notre lot commun et fait le fond de notre Malaise dans la civilisation.
Nous savons aussi grâce à la formalisation de Lacan que la haine est liée à l’entrée du sujet dans le langage, à la perte inaugurale que nous constitue comme sujet, à la mise en place de ce trou, de ce réel, qui nous ouvre la possibilité même de symboliser.
Alors quoi de neuf ? On dormait, on somnolait ?
Qu’est-ce qui nous étonne, nous réveille, nous fait travailler ? Nous fait dédier un numéro de La revue lacanienne à ce thème, nous fait ouvrir ici même un cycle de conférences sur les destins de la haine aujourd’hui ? Le nécro-pouvoir à l’œuvre pendant quatre ans au Brésil, avec son lot de destruction et de haine ? La guerre à nouveau aux portes de l’Europe ? La montée de l’extrême droite partout dans le monde ? Le déferlement de la haine dans les réseaux sociaux ? La tension haineuse palpable dans le lien social où toute différence, irrite, agace, explose, appelle son effacement ? Les passages à l’acte violents commandés sur internet sans aucun discours pour les cadrer ?
Ce qui nous fait travailler, il me semble, est la question de savoir à quelle haine avons-nous affaire aujourd’hui. Plus précisément, quel type de haine est donc à l’œuvre et qu’est-ce qui détermine son déferlement actuel. Qu’est-ce qui déterminerait ce que certains collègues ont qualifié de la levée du refoulement de la haine à laquelle nous assistons ? Je dirais dans un premier temps : quel père nous y autorise ? Plutôt que dire : plus de père à l’horizon !
Ce sont de questions difficiles.
Freud nous alertait déjà en 1930 sur la difficulté d’entendre et d’admettre le travail silencieux de la pulsion de mort dont la haine est la fille. Il s’agissait alors de résistance y compris dans les milieux analytiques à admettre cette pulsion de destruction au cœur même du sujet et à ce qu’elle amenait de nouveau dans la théorie des pulsions freudiennes.
Lacan posait la question un peu autrement à la fin de son séminaire de 54 : « Pourquoi la haine est beaucoup plus difficile à vous faire entendre ? » Sa réponse néanmoins est étonnante d’actualité : « C’est peut- être précisément en raison d’une certaine forme de discours commun, de certaines correspondances entre une certaine structure de l’ego et une façon d’objectiver l’être humain que déjà nous sommes très suffisamment une civilisation de la haine pour que les particularités du développement des sujets en connaissent moins l’assomption et le vécu dans tout ce qu’elle peut avoir de brûlant ». [2]
Bon, 70 ans après, ça y est ! Aujourd’hui, nous sommes devenus un peu moins sourds. La haine se fait entendre largement et sa brûlure se fait sentir tout autant. Mais où va se nicher la résistance alors ? Peut-être dans la possibilité d’admettre « que déjà nous sommes très suffisamment une civilisation de la haine », que nous baignons dedans et que c’est pour ça qu’il nous est difficile d’en rendre compte.
Essayons tout de même, car la psychanalyse nous donne quelques outils.
Freud nous parle d’un alliage amour/haine présent dans toute notre vie psychique et social. La haine aujourd’hui relèverait toujours de cet alliage ou assistons-nous à une haine qui relèverait plutôt d’une désintrication pulsionnelle où la pulsion de destruction gagnerait en autonomie, se trouverait débridée, déliée de son arrimage avec l’amour ?
Avec Lacan la question du rapport de l’amour et de la haine devient plus complexe au point qu’il fabrique un néologisme – l’hainamoration – pour rendre compte d’une imbrication nouvelle de l’amour et de la haine, d’une articulation autour de l’être et de son semblant, c’est-à-dire, de l’objet. Nous aurons l’occasion, je l’espère, lors de la présentation de La revue en décembre de revenir plus en détail sur ce rapport entre amour et haine qui ne sont pas, loin s’en faut, dans un rapport de simple opposition. Mais ici j’essaye de rester au plus près de la question qui m’anime et que je peux reformuler ainsi : Sommes-nous sortis de l’hainamoration ? De l’érotisation de la haine que le père dans sa fonction rendait possible avec son effet pacificateur ?
C’est une façon de nous demander si nous sommes encore dans le registre de la haine ordinaire qui peut se décliner dans les trois dimensions Réel, Symbolique, Imaginaire. Ou si la haine se trouverait-elle aujourd’hui dénouée du symbolique, au point de devenir la haine du symbolique lui-même, la haine de la représentation, la haine du langage ? Si « la destruction aujourd’hui n’est que la conséquence de la négation devenue réelle et non plus symbolique » comme soulignait Hélène l’Heuillet dans son livre Tu haïras ton prochain comme toi-même [3], à quel type de haine nous nous confrontons ? La haine serait-elle aujourd’hui réelle, dénoué du symbolique, pure haine, non bordée ?
Que ce soit par la voie de la désintrication pulsionnelle, ou par la voie du dénouage des trois registres, une question reste en plan : qu’est-ce qui rend possible, préside à cette levée du refoulement, à cette désintrication, à ce dénouage ? Cela ne tombe pas du ciel comme on sait et si levée du refoulement il y a, elle ne peut être que collective, l’inconscient c’est le social et jamais simplement une affaire privée comme nous l’enseignent Freud et Lacan.
Lacan dans cette courte citation lue tout à l’heure où il affirme « que déjà nous sommes très suffisamment une civilisation de la haine » nous pointe deux facteurs qui peuvent nous être utiles ici : une certaine forme du discours courant et une façon d’objectiver l’être humain.
Prendre cela au sérieux nous invite à introduire ici les avancées de Charles Melman concernant la « nouvelle économie psychique » comme conséquence d’un certain discours courant justement.
Dans l’Homme sans gravité[4] Charles Melman dit cela très clairement : « le libéralisme et le libre échange ont des incidences subjectives directes sur nous » « Cela entraine une mutation du rapport au semblable brisant les solidarités au profit de la concurrence et de l’agressivité ». « Le libéralisme économique, poursuit-il, introduit une mutation culturelle où ce n’est plus une économie psychique centré sur l’objet perdu et ses représentants qui est avalisée, mais au contraire une économie psychique organisée par la présentation d’un objet désormais accessible et par l’accomplissement jusqu’à son terme de sa jouissance »
Ce qui Charles Melman décrit ici – en tirant toutes les conséquences – c’est l’écriture même du discours capitaliste proposée par Lacan dans les années 70 et dont l’examen du fonctionnement nous permettrait sûrement de mieux saisir l’emballement pulsionnel qui caractérise notre époque.
Comment ? Dans ce discours, lui-même fruit d’une mutation du discours du maître grâce à la dislocation d’une petite lettre, le sujet est en rapport direct avec l’objet sans qu’aucun impossible vienne faire barrage à la circulation de cet objet, ce qui n’est pas sans effet pour le sujet dans sa division, installant ainsi un circuit véritablement infernal, un circuit qui s’emballe, une voie de crevaison nous disait déjà Lacan à Milan.
Nous sommes loin ici de la restriction pulsionnelle, du sacrifice de la jouissance prônés par Freud dans Le Malaise dans la civilisation. Tant et si bien que nous sommes en droit de nous demander si le capitalisme, le néolibéralisme font œuvre de civilisation, ou si, bien au contraire, ils mettent les pulsions, la jouissance, à leur service.
Il faut remarquer que cette proximité avec l’objet ici présentifié, accessible, prêt à toute jouissance, n’est peut-être pas sans rapport à cette inflation de la haine qui justement se prévaut de cette proximité avec la Chose, avec l’objet, qui pense le tenir, l’apprivoiser bien plus que l’amour.
Une autre question se profile : À quel type de « Un » nous obéissons dans cette levée de la restriction pulsionnelle, dans cette levée du refoulement ? Car cette nouvelle écriture du discours du maître ne va pas sans dénaturer le signifiant maître lui-même qui n’est plus dans une implication à l’autre signifiant. Dans ce cas, la paire signifiante est simplement mise en circulation, participant ainsi à leur tour de la ronde infernale.
Partons d’un cas de clinique social récent pour mieux rendre sensible ce que nous essayons d’articuler ici.
Comme nous savons tous, la cérémonie d’investiture du nouveau président du Brésil, Luis Inácio Lula da Silva, a été suivie une semaine après par l’invasion et la déprédation du même « Palácio dos Três Poderes »[5] où cette cérémonie a eu lieu.
Qu’est-ce que nous pouvons dégager comme éléments de lecture dans cette séquence ahurissante ? Nous avons d’un côté la cérémonie d’investiture, tenue par un discours qui prend en compte l’altérité, avec tous les symboles qui nous représentent en tant que nation dans sa diversité qu’elle soit raciale ou sociale, et d’un autre côté, nous avons une explosion de haine, une explosion pulsionnelle, destructive de tout symbole qu’il soit architecturel, artistique, historique, culturel ou politique par une masse acéphale, éphémère, qui comptait y compris avec la participation des mercenaires, répondant à un pur commandement via les réseaux sociaux.
Qu’est-ce qu’on va dire ? Qu’on a assisté ébahis à une simple explosion de la pulsion destructrice avec la jouissance qui lui est inhérente ? Au fond, il s’agit d’une simple libération des pulsions ou d’une soumission à un chef qui autorise, qui permet d’agir dans la toute-puissance, sans aucune limite, sans aucun frein face à l’autre ? Le chef en question, apparemment hors castration, relèverait de ce signifiant maitre singulier, mis à la place de la vérité dans le discours capitaliste ? Ce chef serait-il alors suffisamment puissant pour nous assurer une jouissance sans limites ? Le Un ici à l’œuvre serait-il de l’ordre du Réel avec les conséquences que cela impose tant en ce qui concerne le type de commandement que le type de jouissance ?
Au Brésil comme partout ailleurs, le libéralisme économique dissout le lien social et les discours, et c’est cette désarticulation qui libère la haine et non le contraire. On pourrait même dire que l’économie libérale œuvre à la « libéralisation » de la haine, donnant ainsi raison à Lacan qui nous avertissait très tôt que l’économie du marché se payerait d’une logique de ségrégation accrue. En effet, la dimension de l’Altérité, de ce qui est autre que soi, de ce qui est différent est ravalée à la dimension de l’étranger, à ce qu’il faut expulser, bannir, haïr. Et ce n’est pas la question du traitement des migrants avec laquelle l’Europe se débat sans pouvoir établir une politique digne de ce nom, qui va le démentir.
Mais ici nous avons une difficulté : Il est indéniable que la haine fait ciment social, tout autant que l’amour. La question est de savoir comment, car le ciment n’est pas le même. Si le lien libidinal est nécessaire pour unir la masse selon la formule consacrée de Freud dans Psychologie des masses et analyse du moi, qu’est-ce qui fait colle entre les individus quand le ciment est la haine ? Dans la masse haineuse qui a envahi le Palais présidentiel au Brésil qu’est-ce qui faisait colle sinon la jouissance de la haine ? Qu’est-ce qui faisait colle sinon la destruction du symbole qui a conduit certains à y laisser ses propres excréments, laissant là, exposé, leur œuvre, l’objet dans toute sa crudité ?
Un dernier point concerne l’autre facteur souligné Lacan pour dire « que déjà nous sommes très suffisamment une civilisation de la haine », à savoir « une façon d’objectiver l’être humain ».
Comment l’entendre ? Peut-être au pied de la lettre, comme un sujet identifié à l’objet, sujet devenu objet, traité comme objet, comme le fonctionnement du discours capitaliste nous laisse entrevoir dans cette aspiration du sujet par l’objet de consommation, part l’objet de jouissance.
La question que nous pouvons poser alors est celle de savoir si le sujet de cette nouvelle économie psychique promue par l’économie libérale va trouver de quoi se sustenter autrement, ou au contraire va se laisser broyer dans cette voie de crevaison.
Ça aussi c’est un enjeu de taille car décidemment notre époque n’est plus celle du sacrifice pulsionnel prôné par Freud dans Malaise dans la civilisation ni en ce qui concerne la sexualité, ni encore moins en ce qui concerne la destructivité. Alors que pouvons-nous inventer ? Quelle éthique, quelle politique resterait donc à construire ? Sur quoi nous appuyer ? Qu’est-ce qui nous reste pour contrer ce réel qui semble avoir pris le mors aux dents ?
Je préfère vous répondre par une boutade : faisons de la poésie, soyons poète assez !
Merci de votre attention.