Quid de l'identification au groupe"?"
28 juin 2023

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JEANVOINE Michel
Journées d'études

 

 

Journées d’étude : La topologie clinique (17 et 18 juin 2023)

Intervention de Michel JEANVOINE
Quid de « l’identification au groupe »?

 

Interroger la question soulevée par Jacques Lacan de « l’identification au groupe » à la fin de l’avant-dernière leçon de son séminaire RSI, celle du 15 avril 1975, nous amène de fait, à parcourir et refaire avec lui tout un trajet. Trajet initié par son travail de la clinique tressé à un transfert aux textes de Freud. Une lecture qui noue, pour nous, les premiers pas de son travail à ceux de la topologie borroméenne amenée à la fin de son enseignement.

En effet c’est avec Aimée, en mettant ses pas dans ceux de Freud, avec son intérêt pour la paranoïa, et plus généralement la psychose, que J. Lacan avance ses propres interrogations. Et ceci inaugure son parcours, puisque c’est sous ce signe qu’il fait son entrée dans le milieu analytique à Marienbad, accueil réservé pourra-t’il constater. Comme nous le savons, cette entrée se fait, pour lui, autour de la question du moi et de ce qui se précisera en devenant, un peu plus tard, l’identification spéculaire. Une image du corps propre ne trouve son unité qu’au prix d’un trou central, où la dimension de l’Autre, c’est-à- dire du symbolique est déjà présente et habite l’intimité même du futur sujet en jetant les fondations du moi, lieu de toutes les identifications à venir. C’est en ce point de sa réflexion, et pris dans la tourmente de la barbarie de la deuxième guerre mondiale que celui-ci avancera quelques éléments conçus comme une première réponse à Freud. Une réponse faite à « Massenpsychologie und Ich-Analyse ».

S’ouvre alors, sans le savoir vraiment, une voie de réflexion qui ne va avoir de cesse de se creuser et de s’étoffer en se dépliant jusqu’à la fin de son enseignement. J’évoque ici ce travail de 1945, celui dit du « temps logique » , où J. Lacan, dans cet apologue qu’il ne cessera d’appeler « mon sophisme », fait des instances temporelles, de l’instant du regard, du temps pour comprendre et du moment de conclure, fait de ces instances temporelles des temps logiques qui conduisent à la mise en place anticipée, dans leur tressage, d’un nouveau sujet. Ce qu’il nous faudrait retenir de ce qui se propose tout d’abord comme une sorte de jeu récréatif, avec ces trois prisonniers en quête d’un savoir sur la couleur du rond qu’ils portent au dos, c’est la place, et la fonction, données à ce collectif et l’issue proposée à ce jump, singulier et commun à la fois. En effet chacun est amené, par la voie d’un parcours rythmé en deux scansions, dans et par sa précipitation solitaire- qui s’impose- à se soutenir autre que « noir », donc « blanc ! ». Et chacun, devant le même « c’est pas ça », fait le même parcours pour découvrir, dans un après-coup, qu’ils partagent un même trait, qui ne peut se proposer à la lecture de chacun, dès lors, que dans une dimension d’universel.

Comment ne pas y lire, dès ce moment, cette question déjà vive pour Lacan de l’identification et du groupe. Et comment ne pas y repérer une lecture, et une voie spécifiquement lacanienne, réponse précoce aux travaux freudiens. En effet, si ces premiers éléments apportés s’appuient sur les apports freudiens ils différent des repérages classiques freudiens auxquels nous sommes habitués. Il nous faudrait alors revenir au travail de Freud et à la lecture qu’en fait Lacan. De ces trois identifications isolées par Freud- une première dite au Père et qualifiée d’amoureuse, une deuxième dite symbolique et qualifiée d’au trait unaire et une troisième qualifiée d’hystérique- il n’est bien souvent retenu, que la deuxième, à savoir une identification verticale à un trait d’écriture dont la petite moustache restera l’exemple favori. La première est bien souvent laissée à ses mystères. Mais elle se pose, pour Freud, dans sa nécessité logique. C’est d’abord ce que nous en retiendrons.

Et, dans mon propos d’aujourd’hui, je voudrais m’appuyer sur cette toute première identification, celle dite « amoureuse », au Père. Celle-ci reste assez discutée et interroge. Pourtant Freud la développe dans la suite de son texte, « Massenpsychologie » . Il y revient à sa manière et n’en rend compte que par la mise en jeu d’un mythe, celui de « Totem et tabou ». Ses développements sont pleins de nuances, nuances qui permettront à Lacan de venir substituer, une nouvelle fois pourrait-on dire, au mythe freudien une lecture structurale, dans la mise en place pour le sujet de l’Idéal du Moi.

Ce point est essentiel et cette identification précieuse puisque sa présence, avec son nouage au Moi-Idéal, va venir témoigner, point de vue freudien reformulé par Lacan, que ce sujet pourra reconnaître comme sien le message inversé qui lui vient de l’Autre. Dimension du Symbolique,S, avec cet Idéal du Moi, que Lacan viendra nouer au Moi-Idéal, dimension de l’imaginaire, I, , dans la mise en place de l’identification spéculaire. Un premier schéma, celui dit du « schéma optique » viendra représenter les enjeux de cette articulation entre S et I, avec, en son cœur, i(a),l’ image spéculaire trouée par un « a » non spécularisable .

Si dans un premier temps Lacan avait pu parler de stades, faisant référence aux stades développementaux, il pourra donner à ce moment structural le statut d’une hypothèse logique, ne pouvant pointer que le fonctionnement de cette fonction supposée. Là où Freud ne pouvait proposer qu’un mythe pour mettre en place cette fonction essentielle, Lacan nous propose un trou avec son bord, ou son coincement, par la mise en jeu d’une fonction. Cette fonction n’a pas d’écriture et c’est seulement dans son fonctionnement, et par son fonctionnement, que celle-ci s’écrit, et écrit ce dont nous aurions à faire la lecture. Ainsi se manifeste-t-elle par la mise en jeu de cette dimension collective qu’avait déjà repérée logiquement Freud. Celle-ci, du même coup, collective, ne peut qu’être partagée. Et de cette toute première identification nous pourrions dire qu’elle se fait à un point spécifique du groupe. En suivant Freud, puisque cela est déjà mythiquement dans Freud- rendre compte de cette identification à un point du groupe fait appel à la horde primitive, avec le meurtre du Père que chacun va partager et dès lors s’en trouver comptable par l’introjection d’un morceau. Ainsi se présente la conception freudienne de cette première identification qui met en place l’Idéal du Moi.

C’est, en effet, de ce meurtre du Père dont se soutiendrait le collectif, nous dit le mythe, avec cet élément introjecté dont chacun serait alors devenu le porteur.

Mais Lacan fait le choix, dès 1945, avec ce texte sur le temps logique, d’apporter un certain nombre d’éléments permettant de rendre compte- autrement que par le mythe, celui de Totem et tabou- de cette identification à chaque fois singulière et pourtant partagée et commune. C’est l’expression de ce qui pourrait se proposer comme un paradoxe qui donne à ce texte un de ses intérêts essentiels. L’identification, pour se faire, met en jeu, nécessairement, la dimension d’un collectif. Ce qui est tout autre chose que le simple imaginaire d’un groupe ou d’une collectivité. Et nous assistons alors à la réunion des conditions d’un tressage qui conduit à la genèse d’un trait qui a toute sa spécificité, en ceci qu’il caractérise l’ordre du signifiant qui s’impose à chacun, trait appelé à spécifier l’être de chaque prisonnier, le trait du « c’est pas ça ! », pourrait-on dire.

Mais je ne vais pas aller au-delà aujourd’hui sur ce fil, le réservant à votre curiosité lors de nos futures journées de décembre 2023 où nous mettrons ce texte au travail.

Ce texte de 1945 présente donc cet intérêt d’être gros de quelques intuitions lacaniennes qui l’amèneront, tout au long de son enseignement et jusqu’à la fin, à une relecture des thèses freudiennes. En nous proposant une sortie du mythe, celui de “Totem et tabou” et celui de l’Oedipe, ne fait-il pas, par une lecture structurale, ne donne t-il pas, avec le noeud Bo, à cette réponse freudienne, le statut d’une simple réponse sinthomatique à cet appel dont il est question dans le temps logique ? Lacan pourra alors pointer à cette occasion, assez justement, le point de butée freudien sur la question du Père, faisant de ces éléments de réponse freudiens, une réponse sinthomatique. En effet il pourra venir situer précisément cette réponse freudienne sinthomatique dans son nœud à 4, réponse freudienne ignorante des enjeux du nouage à 3. Mettre ses pas dans ceux de Freud le conduisent à ce réel freudien et à cette invention du Noeud Bo, en nous laissant RSI dans le creux de la main, son Nom pour la psychanalyse, pourra t-il dire.

La surprise- mais est-ce vraiment une surprise ? Et ceci est mon propos d’aujourd’hui, avec les quelques développements cliniques que je voulais vous proposer- est que cette question de l’identification au groupe resurgit, comme un serpent de mer qui refait surface, au moment où celui-ci aborde la topologie borroméenne. Plus précisément dans la leçon du 15 avril 1975.

Prenons le temps de lire ce passage. Ce passage suit la question des cartels et du trois +1.

« Est-ce que cela veut dire que je pense que, comme dans le nœud borroméen, il y en trois qui doivent incarner le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel ? La question pourrait se poser après tout, je pourrais être dingue ! Est-ce que vous avez entendu parler de l’identification ? L’identification, dans Freud, c’est tout-à-fait génial. Ce que je souhaite, c’est quoi ? L’identification au groupe. Parce que c’est sûr que les êtres humains s’identifient à un groupe. Quand ils ne s’identifient pas à un groupe, ils sont foutus, ils sont à enfermer. Mais je ne dis pas à quel point du groupe ils ont à s’identifier. Le départ de tout noeud social se constitue, dis-je, du non rapport sexuel comme trou. Pas de deux, au moins trois, et ce que je veux dire c’est que même si vous n’êtes que trois, ça fera quatre.  » C’est un de ces passage qui a pu faire, en son temps, l’objet de ma surprise, heureuse surprise, et qui fait résonner à nouveau cette question du collectif en l’articulant à la clinique, et tout spécialement à celle de la psychose. Il serait même possible, à partir de ces quelques remarques, de fonder un nouveau repérage, voire un nouvel abord de la psychose.

En effet, une autre manière d’avancer dans ces questions, et de les présenter, s’ouvre. Celle-ci n’invaliderait pas les toutes premières formulations lacaniennes que sont la forclusion du Nom-du-Père avec le défaut de la fonction métaphorique qui en est l’expression. Nous pourrions même soutenir, au contraire, que nous sommes en mesure de décliner ces premiers repérages d’une manière beaucoup plus fine. Et de nous orienter avec plus de facilités et moins d’égarement, dans les propos de nos patients.

Alors, quels premiers commentaires et quels premiers éclairages cliniques pourrions-nous apporter ?

Dans ces quelques lignes que je vous ai lues, Lacan souligne, une nouvelle fois, comment le noeud Bo, son départ, se soutient du non-rapport sexuel comme trou. C’est de cette rencontre, rencontre du non-rapport, qu’un nouveau sujet peut surgir avec la prise en compte d’un « plus un » en ouvrant le jeu de cette  » fonction nœud ». Le nouveau sujet est l’effet d’un comptage, le comptage de ce +1 que celui-ci avait engagé, sans le savoir vraiment, en prenant la parole. Mais ceci suppose, pour se faire qu’un certain nombre de conditions soient réunies. Déjà, et tout d’abord, celle que Lacan nous a appris à manier et à repérer: la symbolisation d’une fonction essentielle, celle de la métaphore.

Pourquoi la métaphore ?

Tout simplement, pour cette toute première raison, que par le jeu de la substitution signifiante celle-ci est en mesure de produire un réel susceptible de donner abri, et donc assise, à un sujet. Elle rend possible un tressage, pourrions nous-dire. La clinique, avec nos patients, nos analysants, nous apprend très bien les choses. À leur manière, et avec beaucoup de simplicité.

Quelles sont, en effet, les épreuves qui peuvent donner à un être parlant le sentiment d’avoir vécu, ce que nous pouvons appeler, une vie ? Je laisse à chacun ses réponses, mais il me semble, pour ma part, que la rencontre de ce type de jump avec le non-rapport, y tient une place essentielle.

Alors comment mieux situer, à partir de ce point, ce que nous appelons jusqu’alors les coordonnées symboliques de l’entrée en psychose. En effet, comment le sujet pourrait-il ne pas être appelé à être comptable de son engagement désirant dans la vie sociale, même à minima, et jusque sous la forme de son déni. L’actualité de notre clinique d’aujourd’hui en témoigne. Je veux évoquer ici, et ce n’est qu’un exemple, ces jeunes adolescents qui ne sortent plus de leur chambre, comme frappés de stupeur devant les engagements qu’ils auraient à soutenir et dont ils sont incapables. Toute vie sociale, toute vie désirante, nous confronte, en effet, à cette rencontre que Lacan pointe comme celle d’un non-rapport et nous introduit ainsi à ce type de jump. Et c’est donc d’une certaine manière de faire avec le non-rapport que toute vie sociale, civilisée, se soutient, et, réciproquement, c’est de cette rencontre que le nouage se fonde en donnant, par le nouage, consistance à ce +1. Témoin d’une mise en fonction de la métaphore.

La clinique de la psychose vient, là, témoigner, que cette identification au groupe a n’a rien d’automatique, et peut très bien faire défaut. Et ce défaut, de ne se manifester- avec son puits d’effondrement imaginaire qui s’en suit- qu’à l’occasion de cette rencontre du non-rapport, c’est-à-dire d’un réel, dans le noeud incapable de s’écrire en mettant à sa place, au cœur du noeud, ce réel du noeud qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. Soit un nouage Bo en défaut, ou encore une fonction métaphorique invalide et stérile.

Après la lecture des Mémoires du Président Schreber Freud pourra très bien repérer, dans ses travaux sur le narcissisme de 1914, comment celui-ci se spécifie de présenter un Idéal du Moi dénoué, d’où s’organise, et se construit, avec ses manifestations xénopathiques, le monde délirant du patient.

Cette lecture permet de situer autrement, de faire vivre autrement, me semble-t-il, les enjeux cliniques qui nous intéressent.

Alors une question se présente et s’impose.

Cette première identification au groupe, dont nous parle à nouveau Lacan met-elle en place l’Idéal-du-Moi avec son nouage au Moi-Idéal, c’est-à-dire la « fonction noeud » elle-même? Il semblerait qu’un oui s’impose à cette réponse, puisque le défaut de cette première identification ouvre au destin de la psychose avec son asocialité qui la caractérise. Ou alors viendrait-elle seulement vérifier son effectivité déjà présente? Il nous faut bien, cette question, la poser. Un changement de perspective en modifiera certainement les termes et viendra la rendre sans objet.

« Bon à enfermer » poursuit Lacan, pour préciser le destin de celui pour qui cette identification au groupe aurait fait défaut. Bon à enfermer et déjà serré dans cette étoffe Bo dont il n’est déjà plus partie prenante qu’en position d’objet! Dingue! La xénopathie, dans sa définition la plus large, où un Autre non troué vient au commandement, ne serait-elle qu’une anticipation de ce mur, ou de ces quatre murs, que ce patient, sans le savoir, sollicite avec tant d’ardeur ? Dans cette perspective nous ne pouvons pas ne pas évoquer les intuitions cliniques de Charles Melman qui avait su nous proposer, dès 1963, le syndrome du mur mitoyen pour rendre compte de cet appui très singulier, mais obligé, pris par le persécuté sur un persécuteur. Le « Journal Français de Psychiatrie », le JFP, vient de consacrer deux numéros à ce travail de Charles Melman, en forme d’hommage. Le premier numéro vient de sortir. Ainsi le patient construit lui-même, avec les injonctions dont il est l’objet, un premier mur, un mur mitoyen. Lacan avait pu parler de la « lettre d’a-mur ». Ainsi, au lieu même où l’amour est capable de civiliser le désir avec le nouage Bo, au lieu même du non-rapport un mur surgit, là où ce nouage est en défaut. Lacan, topologue, avait pu mettre au travail, à sa manière, cette affaire. Il fut un temps où il tint son séminaire « …ou pire », séminaire où il introduit le noeud borroméen, en dehors des murs de l’asile, en alternance avec un enseignement, « Le savoir du psychanalyste », tenu, celui-ci, à l’intérieur des murs de l’asile, à Ste Anne. Deux séminaires, différents, mais distribués de part et d’autre d’un mur, le mur de l’asile. Une manière concrète de mettre, me semble-t-il, au travail cette question. »Le savoir du psychanalyste… ou pire. » « Je parle au(x) mur(s)  » pouvait-il ajouter.

Et pour terminer, aujourd’hui, ce commentaire, nous pourrions souligner cet ajout « … mais je ne vous dis pas à quel point du groupe ils ont à s’identifier… ». Comment en effet le lire ? Si la fonction n’a pas d’écriture c’est de son fonctionnement qu’une écriture tombe et s’en produit. Peut-être pourrait-on penser, mais nous l’avons déjà souligné, que c’est de la rencontre du non-rapport que ce trait d’identification s’écrit ? Trait à chaque fois neuf. Et comment, dans ces conditions, si celui-ci est à écrire par la mise en fonction du nouage, comment ne pouvoir en disposer autrement que dans un après-coup?

La dimension du collectif, avec l’intuition de Freud, et comme nous l’indique cet article du « Temps logique », s’avère logiquement indispensable à nos élaborations, si nous voulons rendre compte de ces mécanismes. Il est la condition indispensable, avec le +1 en jeu dans la rencontre du non-rapport, à la genèse d’un trait qui spécifie sa prise dans l’ordre du signifiant. Et peut faire de lui, dès lors, un être parlant livré à son destin à chaque fois singulier, mais pourtant commun, et participer, ainsi, d’un collectif vivant. Il nous faudrait, entre autres, poursuivre ce travail en interrogant la question vive des trois nominations en jeu dans le noeud à 4. Et de quelle manière Lacan répond à la proposition freudienne de l’incorporation. Mais j’en resterai là pour aujourd’hui en laissant la place à nos échanges.