L’objet dans l’angoisse
La psychiatrie ne distingue l’angoisse de la phobie qu’à partir de l’objet. Selon elle, l’angoisse serait une peur sans objet. Pourtant, nous dit Lacan, l’angoisse n’est pas sans objet.
Il est bien difficile, voire impossible, d’identifier cet objet source de l’angoisse. Cet objet aurait une dimension structurale, ancestrale, bien antérieure aux objets de la représentation, aux objets que nous rencontrons dans la réalité. C’est un objet qui nous est à la fois caché et déterminant au sens où il témoigne de notre dépendance à l’endroit du langage. Je vais donc essayer de situer cet objet dans l’angoisse en m’appuyant sur le cas d’un de mes patients, un jeune homme de tout juste 20 ans.
C’est le seul de mes patients qui ne m’a pas été adressé par un ou une de mes collègues psychanalyste mais qui m’a trouvé directement à partir de Google. Ce qui l’a attiré, c’est la décoration, selon lui, féminine de mon cabinet (sur cette annonce Google, on n’y trouve nulle part ma photo mais seulement celles de mon cabinet). Il était également très étonné qu’un cabinet avec une telle décoration puisse appartenir à un psychanalyste homme, qu’un homme puisse avoir des goûts si féminins… En d’autres mots, qu’un HOMME puisse habiter DAME.
Ce jeune homme vit aujourd’hui seul avec sa maman car il est encore étudiant. Il a un grand frère qui vient de se marier. Son père a refait sa vie et fondé une nouvelle famille. Le jeune homme a pris ses distances avec lui depuis que ce dernier a quitté le foyer et a même rompu tous liens depuis quelques temps.
Il me dit ouvertement, et ce dès la 2ème séance, qu’il est homosexuel mais que ça n’a pas toujours été le cas. Il associe le début de son homosexualité à un dépit amoureux avec une jeune fille qu’il trouvait très belle mais qui s’est finalement foutu de lui. Quand il était petit, on lui disait qu’il ressemblait plus à sa mère qu’à son père… Peut-être que sa mère aurait préféré avoir une fille, interprète-t-il ?
Il est très gêné, phobique, me dit-il, du regard des autres mais, très paradoxalement, fait à peu près tout pour attirer leur attention. Un jour, il est venu vêtu d’un crop-top, c’est-à-dire d’un tee-shirt qui laissait entrevoir très nettement son nombril sur lequel est accroché un piercing.
C’est un jeune homme visiblement, je dirais même corporellement, très angoissé : lors de sa première séance, j’ai plus entendu les bruits, les gargouillis de son corps, que le son de sa voix.
Il calme cette angoisse massive face au regard de l’Autre en ayant des conduites très addictives (alcool, cocaïne, MDMA,…), voire suicidaires : il consomme régulièrement de la 3-MMC et pratique ce qu’on appelle le « Chem sex », c’est-à-dire le « Chemical sex » qui désinhibe totalement ses pratiques sexuelles par l’absorption de drogues dures. Il fréquente des sites de rencontres gay « trash » et baise souvent avec des inconnus, de tous âges, dans des endroits reculés voire dangereux sans se protéger et où il y risque même sa peau : il pratique ce qu’on appelle le « barebacking ». Il me dit que ses rencontres amoureuses doivent toujours se faire à l’abri du regard, surtout celui de sa mère qui n’est pas au courant de son homosexualité et encore moins de ses pratiques sexuelles. Mais il m’est arrivé de le voir avec le visage très marqué par sa soirée de la veille.
Visiblement très en confiance avec moi, il me livre tous les détails de ses expéditions sexuelles, voire me fait un cours magistral sur les pratiques homosexuelles d’aujourd’hui. Au fil des séances, il me décrit par le menu tous ses modes de jouissances, sa façon bien à lui qu’il a de boucher tous ses trous.
Il me dit « vous ne vous imaginez pas ce que les nouvelles générations sont capables de faire aujourd’hui ?… », j’oserai rajouter « …capables de faire pour échapper, à tout prix, à l’angoisse ! ».
Constamment à la recherche de bouche-trous pour combler son vide existentiel, ce jeune homme éjecte, en permanence l’objet toujours manquant de son angoisse dans des passages à l’acte dangereux, voire suicidaires, qui témoignent paradoxalement de sa soumission absolue à cet objet justement. Il craint que cet objet toujours manquant vienne un jour, lui-même, à manquer et donc se retrouver, je dirais « nez à nez » avec l’objet de son manque, soit se retrouver « nez à nez » avec la réalité de sa propre image….
Pourquoi ce jeune homme ne laisse-t-il jamais l’objet manquant de son angoisse faire son trou ? Pourquoi cherche-t-il à l’éjecter en permanence dans des passages à l’acte ? Pourquoi se laisse-t-il aller dans sa pulsion de mort sans y opposer une quelconque résistance ? Pourquoi ne cède-t-il jamais sur sa jouissance au lieu de soutenir et tenir à son désir ? La première des cruautés consiste à s’aliéner à ses propres pulsions. Seul l’amour, dit Lacan, permet à la jouissance de condescendre au désir. Quel est donc l’objet que ce jeune homme refuse à tout prix d’aimer ?
Il est clair que mon rôle d’analyste est de ne surtout pas l’encourager dans ses pulsions. Pour autant, je ne crois pas que l’on vient voir un psychanalyste pour tamponner, tempérer sa pulsion de mort : le psychanalyste n’est ni un prêtre, ni un médecin, ni un maître, ni un père de substitution, et encore moins un « sugar daddy » comme il appelle certains de ses amants âgés et généreux avec lui. Après tout, son mode de jouissance et les risques qu’il prend avec, ça ne regarde que lui : il est majeur et vacciné !
La question que je me pose est d’un autre ordre : pourquoi me raconte-t-il tout cela, sans omettre aucun détail ? Il y a certes quelque chose de très courageux chez ce jeune homme à vouloir à tout prix sauver son âme plutôt que sa peau. Pour autant, il est venu voir un psychanalyste et pas un médecin ! Contrairement à ce qu’il croit, il n’est pas venu me voir par hasard. Il ne m’a même pas cherché, dit-il… il m’a trouvé sur Google ! Je rajouterai même qu’il est littéralement tombé sur moi !
Si ce jeune homme est venu voir justement un psychanalyste c’est pour savoir, « ça voir », « QUI » le regarde, « QUI » il croit être le juge de ses actes. S’il est venu me voir, c’est pour l’aider non pas à guérir ou à exorciser ce juge, ce gendarme, soit cette illusion de conscience morale et cruelle qui serait toujours à ses trousses, mais bien à repérer ce surmoi qui le tyrannise en permanence et qui l’incite à toujours éjecter l’objet manquant, source de son angoisse, dans des passages à l’acte. Mon travail revient ainsi à l’aider à repérer cette loi contraignante, aveugle et féroce, cette drôle d’éthique à laquelle obéit sa jouissance pour qu’un jour, peut-être, son surmoi ne le tyrannise plus trop et soit enfin de bon aloi avec lui.
« C’est peut-être une douleur infinie d’être une plante » se demandait Lacan, je rajouterai surtout quand on se voit regardé comme une belle plante. Et bien c’est ce qui condamne ce très beau jeune homme à toujours plus de jouissance ! « Sois belle et tais-toi ! » ça marche aussi, semble-t-il, avec les hommes…
Mon rôle a donc été de lui poser un cadre, un miroir (et justement pas une « psyché » réfléchissante), afin de l’aider à projeter justement cette figure qu’il croit être en train de le regarder… Et pour que ça marche, il fallait justement le soustraire à mon propre regard : Cupidon se dérobe toujours au regard de Psyché ! C’est la raison pour laquelle, je l’ai invité assez rapidement à s’installer sur mon divan, et notamment le jour où il est venu avec son « crop-top » ! Je ne pense pas du tout qu’il soit psychotique même s’il peut apparaître comme quelqu’un de très « border-line ».
Cette soustraction au regard de l’Autre était une condition nécessaire mais malheureusement loin d’être suffisante ! Il n’y a de jouissance que chez le parlêtre disait Lacan, au sens où sa cause comme sa fin est signifiante, mais le cas que je vous présente aujourd’hui semble encore n’avoir jamais été parlé, n’être jamais entré dans l’oedipe, soit dans une quelconque transgression de l’ordre moral. Certes, il lui arrive de culpabiliser mais sans jamais se reconnaître lui-même comme coupable : ce qui lui arrive c’est tout simplement plus fort que lui ! Coûte que coûte, il s’accroche à sa figure androgyne et angélique, à la figure de l’ange qui n’aurait pas encore été déchu !
Quand « Jouis ! » JE n’ouïe justement rien ! C’est parce qu’il ne sait rien sur sa propre jouissance, sur ses limites, que ce malheureux jeune homme glisse vers « un plus en plus » de jouir, restant comme l’infans totalement impuissant, dans une dépendance absolue à l’Autre tutélaire qu’il croit pouvoir toujours être secourable pour lui.
Comment l’en détourner sans jamais pour autant incarner cette figure tutélaire à ses yeux, sans jamais accepter cette place de grand Autre dont immanquablement est placé le psychanalyste ? Surtout que sa conduite addictive est le seul moyen pour lui de rompre avec sa solitude. Vouloir l’en guérir pose donc évidemment question…
Non, plutôt que l’aider à guérir, je l’aide à élaborer, à réfléchir sur sa consommation, soit à lui trouver une voie médiane… une voix de sublimation : en d’autres mots, j’essaye de lui faire entendre que sa jouissance n’a rien de gratuit, qu’elle se paye elle aussi de mots…
Ainsi, il fallait peut-être opérer non pas une coupure mais une diversion, un détournement, soit un trou, je dirais même un poinçonnage, dans le discours de ce jeune homme.
Il se trouve que j’ai une bonbonnière sur une petite table placée au centre de gravité de mon cabinet. Cette bonbonnière est toujours remplie de guimauves de grande qualité, que j’apprécie particulièrement et que j’achète à la grande épicerie du bon marché. Et je mets, de façon, il est vrai, assez peu orthodoxe, à la disposition de mes patients ces petites friandises. Pendant quelques temps, ce produit était en rupture de stock et il m’a donc fallu changer de fournisseur. Un jour, au beau milieu d’une séance avec ce jeune homme, je suis allé m’en servir une de cette nouvelle marque. Après l’avoir dégusté, j’interromps mon patient au beau milieu de son discours en lui disant : « Vous ne trouvez pas que ces guimauves sont bien plus sucrées que les précédentes ? ». Après coup, je me suis dit que je voulais peut-être lui signifier que tout ce qu’il m’avait raconté jusqu’à présent n’avait pas très bon goût ?
Cette irruption dans son discours aurait très bien pu ne rien donner mais il a associé cette remarque très anecdotique à un souvenir d’enfance, à un épisode très intéressant de sa vie au moment où son père s’est séparé de sa mère à l’âge de 12 ans. Il avait été envoyé passer quelques jours chez sa grand-mère paternelle à Cambrai là où son papa était né.
Il me dit que sa grand-mère avait comme moi une bonbonnière, placé sur un buffet dans le salon, dans lequel elle mettait les confiseries préférées de son fils unique, c’est-à-dire de son papa. Elle lui aurait dit qu’il fallait que cette bonbonnière soit toujours remplie de bêtises au retour de l’école de son fils sinon ce dernier pouvait se mettre dans une rage folle. En d’autres mots, qu’il lui fallait tout plein de bêtises à son papa pour le calmer après l’école. Et c’est là où il me dit que son père, fils unique, n’a jamais eu à souffrir de la frustration contrairement à lui qui a dû tout partager avec son frère aîné.
Ce jeune homme se place ainsi à l’égal du père, en rivalité directe avec ce père de la horde qui a le droit de jouir de tout, sans entraves, et surtout sans partage. S’il fallait tirer le trait de ce cas, on diagnostiquerait, un peu trop facilement à mon goût, une perversion. Pour ma part, je pencherai plutôt pour une névrose obsessionnelle… mais des plus aigüe !
Ce qui me fait dire, en fin de compte, que ce jeune homme est un grand obsessionnel et pas un pervers, c’est qu’il ne s’offre pas tout à fait loyalement à la jouissance de l’Autre. Tôt ou tard, je crois qu’il réclamera son dû, soit la monnaie de la pièce qu’il a donnée, voire jouée pour avoir été le supplétif de l’Autre. De ce diagnostic, nous pouvons, bien entendu et si vous le souhaitez, en discuter…
Thierry-Auguste Issachar