Pourquoi rien n’irrite plus un homme qu’une femme qui danse?
30 octobre 2023

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ISSACHAR Thierry-Auguste
Journées des cartels

 

Pourquoi rien n’irrite plus un homme qu’une femme qui danse ?

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  1. L’épidémie de danse

–  Au 16ème siècle à Strasbourg, une femme sort de chez elle avec son nourrisson dans les bras, se rend au Pont du Corbeau (Pont des Supplices à l’époque) et jette le nouveau-né dans la rivière : n’ayant plus de lait après de multiples grossesses, elle ne pouvait plus nourrir son bébé. En état de choc, elle se met à danser de manière frénétique, sans musique, pendant plusieurs jours. Sa danse devient contagieuse et contamine plus de 400 personnes qui vont danser jusqu’à l’épuisement.

– 8 ans plus tard, le grand médecin Paracelse, digne héritier d’Hippocrate, se passionne pour le sujet et se rend à Strasbourg. Il rationalise le phénomène : il s’agissait là d’une révolte des femmes contre la tyrannie conjugale (pas de contraception) car, selon lui, rien n’irrite plus un homme qu’une femme qui danse. Inutile de préciser qu’il n’y avait aucun moyen de contraception à l’époque…

– Paracelse soustrait à ce phénomène d’hystérie collective son caractère convulsif, religieux, voire diabolique. Il va nommer le phénomène d’un nom grec bien savant pour apaiser durablement les esprits : une nouvelle maladie est née la « Choréa », la chorée (maladie qui existe encore aujourd’hui) ! Il suit ainsi le chemin tracé par son ancêtre Hippocrate qui a été le 1er à soustraire les convulsions corporelles du domaine des dieux et de la providence…

 

  1. La maladie comme normalisation du symptôme

– Cette manifestation corporelle n’est que le symptôme, Lacan dirait le « Sint Home » au sens ancien de refuge, qui permet à cette femme de se soustraire à son devoir conjugal.

– La maladie « Choréa » est une normalisation de ce symptôme, présupposé maléfique, car pouvant mettre en danger la paix civile, sociale, religieuse et familiale. Ainsi la maladie, ou plutôt le « mâle a dit », vient sceller un pacte qui va protéger d’un côté celle qui, grâce à son nouveau statut de malade, s’exonère de son devoir conjugal et dédommager, de l’autre côté, celui qui dorénavant devra renoncer à son désir… Il sera autorisé à aller voir ailleurs ! En d’autres mots, la maladie c’est le pansement, le « pense-ment », du symptôme, c’est-à-dire son alibi, je dirais même sa couverture sociale. Depuis lors, il n’y aura plus ni chasses aux sorcières, ni bûchers… ou presque !

 

  1. La norme mâle aujourd’hui

– Mais voilà qu’aujourd’hui, avec les progrès de la médecine dite scientifique, on serait capable de détecter, de dépister la maladie presque avant même l’apparition de son symptôme, faisant ainsi de ce dernier non plus un refuge mais une prison, voire une chambre des tortures au sens où c’est aujourd’hui le symptôme qui normalise la maladie et non plus l’inverse. C’est aujourd’hui le symptôme, ie le signe, le phénomène, qui va caractériser, confirmer la maladie et non plus l’inverse.… Cette inversion du rapport entre symptôme (Sint Home) et maladie est à la fois très subtile (car indétectable) et surtout très perverse !

– Ainsi, la maladie ne vient plus faire pansement ou couverture du symptôme mais faire blessure, lésion, coupure non pas symbolique mais réelle, traumatique, voire dégénérative dans le corps, comme si une malédiction lui tombait dessus, ou qu’il s’agissait là d’un retour du châtiment des dieux, du hasard ou de la providence. Comme dirait Freud, seul l’amour et la mort, l’Eros et le Thanatos, restent du domaine des dieux… Le reste, comme dirait Lacan, n’est affaire que de semblants… Une histoire d’hommes !

– Peut-être que Freud s’inquiétait déjà des pratiques de suggestion, de ces pratiques païennes, voire quasi-vaudous (hypnose) qui avaient fait leur grand retour dans l’amphithéâtre de la Salpêtrière, à la fin du 19ème siècle, avec le grand Charcot, et où ces femmes dites marginales étaient présentées quasiment comme des bêtes de foire, des folles en pleine convulsion ! Au bout du compte, on finit par réaliser qu’en fait Paracelse aurait dû dire que « rien n’excite plus un homme qu’une femme qui danse… »

 

Thierry-Auguste Issachar