Est-on toujours sujet de son désir quand on est âgé, seul, dépendant et malade ?
05 octobre 2023

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HAMADACHE Yasmina
Journées d'études

 

Est-on toujours sujet de son désir quand on est âgé, seul, dépendant et malade ?

Yasmina Hamadache, Psychologue

 

Selon Lacan « le désir est au cœur même de notre subjectivité, sa situation est profondément marquée, arrimée, rivée à une fonction du langage, à un certain rapport du sujet au signifiant ». 

Dans les formations de l’inconscient il précise « n’oublions pas que le signifiant au début est fait pour servir à quelque chose, il est fait pour exprimer une demande, ce quelque chose d’un besoin qui passe au moyen du signifiant et qui est adressé à l’autre. Quant au désir il a pour fonction de ramasser quelque chose, le désir du sujet est en tant que tel modelé par les conditions de la demande ».  

Ces écrits ne sont pas sans m’interpeller et se présenter comme un paradoxe quant à la dimension signifiante de la parole des patients âgés hospitalisés dans nos institutions, avec ce constat : leurs demandes ne sont pas entendues ni même entendables. Est-ce du fait de leur âge, de leur perte d’autonomie de leur isolement ou d’une société qui n’accepte plus l’altérité et les disparités ?

Sur le plan sociétal, le sujet âgé n’est pas épargné par toutes les mutations auxquelles l’homme entre guillemets moderne est comme le disait Charles Melman,sommé de jouir à tout prix !! Une injonction qui le conduit à la perte de limites « tout est possible » mais aussi à sa propre perte. Des situations telles que celles-ci me laissent perplexe. Dernièrement, lors d’un voyage en Tunisie, des habitants me faisaient part d’un phénomène en expansion qui vise les personnes âgées des pays occidentaux qui quittent tout pour aller finir leur vie dans l’agitation des hôtels de tourisme. Leur exil est en premier lieu motivé par l’argent, « cela leur revenait moins cher qu’un EHPAD »

Ce qui autrefois les légitimait dans des figures porteuses d’une référence, d’un patriarcat, d’un savoir, d’une sagesse…qu’ils avaient le don de transmettre, se trouve démantelé. Des pertes de valeurs qui ne sont pas sans effets sur les générations à venir.

A leurs égards s’affichent des sentiments de compassion se rapprochant à un désastreux mouvement de pitié ou de rejet qui les stigmatisent et portent atteinte à leur dignité

Le thème que je me propose de traiter concerne le sujet âgé atteint de maladie et d’handicap. Celui qui devient tributaire des autres dans son quotidien et pour qui la dimension de la parole, son seul moyen de se subjectiver se trouve entravé. Elle est parfois réduite à néant, avec ce postulat « qu’il n’a plus rien à dire ». 

Il est assez fréquent dans des périodes où la perte d’autonomie s’installe qu’il se trouve brutalement destitué de sa place, de son autorité, voir même de son lieu sans qu’il puisse être décisionnaire, émettre un avis, affirmer ses propres choix.  A se demander si le sujet âgé est encore en droit de désirer ? 

Je fais référence aux patients hospitalisés pour lesquels s’ensuivent une contrainte d’intégrer un EHPAD à la fin de leur séjour sans qu’ils en aient été informé à l’avance ou qu’ils aient pu se prononcer sur cette décision. Une opposition très difficile à défendre pour eux qui se retrouvent subitement sous tutelle, privé de leurs droits.

Un sujet baigné dans un milieu médical qui impose son pouvoir, dans un système totalitaire qui contraint et dont les priorités sont les performances et les bénéfices. Des organisations atteintes de surdité peu disposées à entendre la parole de l’autre.

Ces situations apparaissent encore plus déplorables quand les liens, tissu de la sphère familiale se raréfient. Dans ce désert, l’horizon est vide, il n’y a plus personne qui puisse étayer cette parole et la véhiculer. A qui s’adresse le désir quand il ne trouve plus d’adresse en l’autre ?

Il m’est plus d’une fois arrivé d’être dépositaire d’une demande d’un patient âgé notamment quand celui-ci n’arrivait pas à se faire entendre. Je pense à un vieil homme pour qui le médecin obnubilé par la rééducation s’obstinait à prolonger son hospitalisation. Lui était complètement ébranlé, cherchait à s’enfuir. Sa seule priorité c’était de rejoindre sa femme restée seule à la maison. Le médecin ne voulait pas entendre ce qu’il y avait de plus vital en lui. 

Nous savons que la vieillesse se déploie dans des figures innombrables et qu’il ne suffit pas de la catégoriser à un âge ou à un état.  Se sentir vieux peut se discerner à tout âge même chez des sujets jeunes. Dans des situations où le sujet devient dépendant à cause d’une altération physique, se déterminent d’autres trajectoires qui viennent parfois court-circuiter un sentiment de continuité dans son existence. Des évènements qui marquent une rupture entre un avant et un après avec des répercussions d’ordres psychopathologiques. 

La perte d’autonomie témoigne d’une destructivité quand le sujet en incapacité de subvenir à ses besoins les plus primaires éprouve le sentiment d’être à la disposition de l’autre, dans une mise à nu, avec une atteinte à son intimité. S’en remettre à l’autre jusque dans ses besoins les plus intimes renvoie à cette position de détresse, Hifosigkeit prototype de l’impuissance du nourrisson décrit par Freud qui a besoin d’autrui pour la satisfaction de ses besoins et mettre fin à ses tensions internes. Prototype qui interroge aussi le statut et la singularité de la demande dans la vie d’un sujet depuis ses origines et bien au-delà de sa naissance si nous le considérons dans la triade parentale.

Des situations peuvent devenir très pénibles au cœur du dispositif de soins notamment quand « l’accordage » au sens Winnicottien n’a pas lieu pour de multiples raisons. Dans ce contexte se dessine une extrême fragilisation des limites du corps, des formations de types symptomatiques qui viennent se greffer et laissent place à des figurations où l’autre est perçu tout puissant voir dévorant.

Les projections persécutrices qui en découlent ne laissent plus d’ouvertures aux possibilités transférentielles et les demandes formulées par le patient s’en trouvent inconditionnellement rejetées. 

C’était le cas pour cette patiente âgée de 83 ans qui se trouvait terrifiée et sur la défensive à chaque fois qu’un soignant l’approchait. Elle se confiait « Entre leurs mains je me sens comme une motte de beurre dans laquelle on creuse ». De par leurs gestes qu’elle décrivait brusques, la négligence de son intimité et leur manque de disponibilité elle se sentait menacée. Le sentiment qu’ils n’étaient pas « suffisamment bons » avec elle fait référence aux conclusions théoriques de Winnicott et rejoint les phénomènes d’inadéquation décrits entre la mère et son nourrisson dans la période de maternage. Juxtaposer ces notions de la clinique infantile à celle de la personne âgée ne signifie pas qu’il s’agisse d’associer le sujet âgé à une régression infantilisante mais d’interroger ces manifestations au regard de ce qui participe à des atteintes du Moi corporel. Winnicott insistait sur les effets contenants du soin et l’importance d’un environnement sécure dans la relation. Un désinvestissement de l’environnement est source d’angoisses et peut freiner le rétablissement d’une personne.

Tout peut faire mal et n’importe quand. …

Devant l’altération plus ou moins étendue de ses capacités, qu’elles soient motrices, physiques, verbales, sensorielles cognitives et autres, le vécu du sujet peut se réduire à n’être plus rien. Ce signifiant « rien » est fréquent. Un rien qui s’inscrit dans un paradoxe entre le refus d’accepter qu’il y ait des pertes inévitables et un sentiment de dé-subjectivité. J’entends souvent des dames dirent avec beaucoup de tristesse qu’elles n’acceptent pas de vieillir. La perte d’indépendance, de liberté à ce stade de la vie est vécue comme un cauchemar. 

J’en conclue qu’il n’y a pas de petits riens, ni de riens qui soient petits….

En général une perte d’autonomie qu’elle soit grave ou bénigne, définitive ou provisoire a des répercussions susceptibles de déclencher des fléchissements dépressifs voir mélancoliques avec des auto-accusations, des idées de mort. La mort se présente comme seule issue possible devant l’incapacité de faire un deuil ou renoncer à ce qui ne reviendra pas. Dans ces cas, l’invalidité physique invalide le sujet en perte de désir qui s’éclipse et devient l’objet déchet. Cette dimension apparait encore plus prégnante quand le ressort de l’irréversibilité est au premier plan. Il n’est pas rare, qu’une annonce de diagnostic de pathologie cancéreuse précipite un patient très rapidement vers la mort. Par la force des choses la réalité se conjoint avec la fatalité. Dans cette occurrence le point final apparaît comme la marque de l’impossibilité de soutenir son désir plus longtemps ou ne pas céder dessus. Réel qui se conjoint à la violence souvent rapportée par les patients et leurs familles choquée de la façon dont cette annonce leur a été faite.

Est-ce du fait de son âge, de sa maladie, de son handicap que ces sujets se trouvent éjecté de toutes les instances dans lesquelles ils avaient autrefois pu asseoir leur place, un lieu, une posture sociale, familiale, phallique… ? 

C’est à partir d’un cas clinique, à la rencontre et à l’écoute d’un patient âgé de 80 ans que cette question a émergé :

Est-on toujours sujet de son désir quand on est âgé, seul, dépendant et malade ?

Ces incidences négatives peuvent laisser penser à des tableaux cliniques rares mais malheureusement ce n’est pas le cas. Ce qui insiste au cœur de la parole de cet homme c’est à quel point il est privé de faire entendre ses quêtes au sein d’une institution hospitalière où l’humanisation est normalement le premier enjeu.  

C’est un récit qui ne se veut pas d’exagérer de ma part. Mon but n’a pas été de le dramatiser le jugeant suffisamment rédhibitoire sous de nombreux aspects.  Cet entre-deux dans lequel cet homme navigue s’inscrit dans l’ici et le maintenant et se conjoint fréquemment aux traces mnésiques de ce qui arborait son passé, jusque ses expériences infantiles. Que cherchait-il à rétablir ou à compenser en réinvestissant ses plus lointains souvenirs ?  

Il restera déterminé dans l’énonciation de son désir qui ne demandait qu’à être reconnu par lui et pour lui jusque dans ses premières traces. 

Un désir qu’il eût encore en trop qui s’activait toujours en lui qui ne venait pas se réduire à un simple besoin. 

Alors, il continuait à parler haut et fort, redoutait d’être dessaisi de lui-même, sachant que son état de grabatisation le renvoyait à l’image d’un “impotent” à exclure du monde des vivants.

Lui qui avait toujours été dynamique se sentait encore capable de faire beaucoup de choses alors que son corps l’en empêchait. A travers son obstination à vouloir remarcher on pouvait y lire l’empreinte d’un désir toujours en marche. D’une demande qui impliquait toujours son corps où désir et pulsion se trouvaient noués par la force de son dire. 

Il affirmait que je ne pouvais rien faire pour lui, que je ne pouvais pas répondre à sa demande. C’était une vérité.

Voici ce que Mr D à en dire….

« Moi je suis un impotent, je ne sais pas si je remarcherai un jour ».  Ce sont ses premières paroles quand je le rencontre pour la première fois en janvier dernier dans le service de soins de suite et de rééducation où je travaille. Il est hospitalisé depuis plusieurs mois. C’est accroché à la potence de son lit médicalisé qu’il m’apparait. Il cherche à se soulever et soulager ses douleurs. Cet exercice lui demande beaucoup d’efforts, bien qu’il ait beaucoup maigri depuis son hospitalisation, sa corpulence est grande et forte.  Ce premier entretien est bref, il n’est pas disposé à parler, il a trop mal puis il n’a jamais demandé à voir une psychologue. Je respecte sa demande et m’éclipse. 

Malgré sa réticence de départ, nos rdv deviennent réguliers à raisons d’une fois par semaine et ceci pendant plusieurs mois. 

L’intervention chirurgicale au niveau de sa hanche droite qui a eu lieu avant les fêtes de fin d’année est un échec. La rééducation s’avère impossible. Le chirurgien qui l’a opéré et les autres médecins qu’il consultera par la suite sont formels, il ne retrouvera jamais l’usage de ses jambes. Cette infirmité s’explique par l’aggravation d’un syndrome de Forestier, maladie rare qui atteint par une excroissance osseuse la colonne vertébrale et se manifeste par une raideur du rachis. Curieuse coïncidence ce diagnostic pour cet homme qui parlait avec passion de la nature et des bois dans lesquels toute sa vie il avait travaillé.

Ce pronostic est une vraie catastrophe, il n’y croit pas et refusera de l’admettre. Passer le restant de sa vie dans un lit est impensable, une condamnation à mort. Il ne comprend pas il était rentré à l’hôpital sur ses pieds et dans les jours qui ont suivi son intervention il avait eu quelques séances de kiné et parvenait à se lever. 

La perte de sa motricité a été spontanée. Son alitement s’est prolongé et n’a fait qu’empirer son état cutané par des plaies au niveau du sacrum et des pieds. Sa cicatrisation est longue et complexe, elle oscille entre de nettes améliorations où les berges de ses plaies se referment et dans d’autres intervalles relativement rapprochés, les chairs se détériorent et deviennent complètement à vifs. 

Au-delà des facteurs médicaux tels qu’un diabète qui aurait pu ralentir le processus de guérison une autre causalité psychique me semble plus approprié pour traduire ce phénomène de somatisation.

Il n’y avait qu’à l’écouter pour saisir qu’il n’y aura aucun traitement qui était en mesure de panser les souffrances qu’il endurait et les plaies apparaissaient dans la dimension parlante du symptôme. 

Ses souffrances étaient multiples, elles se rapportaient à….

L’univers hospitalier dans lequel il était plongé qui lui était totalement hostile. Cloué au lit il nécessitait une assistance pour tous les actes de la vie courante et de devoir sans cesse « pleurnicher » pour obtenir quelque chose, le rendait très malheureux. L’inertie de son corps le renvoyait à un corps mort, « une momie ».  Il s’insurgeait de « bon à rien ».

 La relation avec certains soignants était source d’agression et d’agressivité, persécutrice pour lui. Sa souffrance n’intéressait personne, le médecin du service me l’avait adressé car les soignants s’en plaignaient.

En ma présence il se déversait des dommages qu’il subissait. Il doutait d’elles, la majorité de l’équipe était des femmes. Il les accusait de na pas appliquer les traitements qui lui étaient prescrits. Il ne tolérait plus leurs remarques déplacées, qu’elles le fassent attendre volontairement quand il sonnait. Du côté des soignants, c’était un patient « lourd », qui les sollicitaient de trop, il n’était pas le seul. Ils le jugeaient trop exigent, jamais satisfait.

J’avais essayé d’aborder ce problème avec lui mais il s’était tout de suite braqué et m’avait répondu d’un ton ferme que son caractère c’était tout ce qu’il lui restait. Devant sa réaction, je n’avais pas insisté. 

Ce n’est que plus tard qu’il avait pût parler de ces conflits en disant qu’il n’avait jamais été facile, qu’il avait toujours eu l’habitude de diriger. Des manifestations de son tempérament qui laissait apparaitre une sauvegarde de son « Je » trop entravé par un déclin narcissique.

Un caractère qui trouvait son origine dans une identification à sa mère. Une femme grande et forte qui mesurait 1m 90 comme lui et qu’il décrivait avec admiration telle une maîtresse-femme qui n’avait jamais eu peur de rien, ni de personne. Elle avait élevé ses enfants seule, après le décès de son mari. Lui avait 11 ans c’était le cadet de sa fratrie, de ses frères et sœurs il n’en parlera jamais. 

Un évènement qui a marqué un tournant dans sa vie puisque sa mère a été contrainte d’endosser la place du père et s’est mise à travailler durement dans les champs pour les nourrir.

Il m’avait semblé qu’il se reconnaissait et se rassurait dans ces traits de femmes grandes et fortes armé d’un « caractère de plomb « qu’il avait rencontré dans sa vie. Qu’il s’était soutenu d’elles dans des périodes difficiles. Il faisait allusion à sa mère mais aussi à une autre femme kinésithérapeute dont il s’était souvenu qu’elle l’avait « remis debout » suite à un accident de la route à l’âge de 18 ans. Accident dans lequel il avait failli perdre sa jambe, que celle-ci s’était retournée. De cet accident il s’en était bien relevé ce qui lui laissait penser qu’aujourd’hui il pourrait en être de même.

Quant à la figure de son père, il lui en restait le souvenir d’un petit homme mesurant 1m60, mort d’une leucémie. Un homme décoré de la légion d ‘honneur, qu’il avait estimé. Il en parlait peu mais en ces circonstances le nom du père s’imposait à lui en tant que signifiant étant donné que son patronyme venait se signifier dans le réel de son symptôme. Chaque fois qu’il évoquait son état d’impotence et ses impossibilités à se lever, cela venait faire écho à ce nom et lui rappeler qu’il portait depuis son jeune âge le nom d’un mort. Le corps qui selon Lacan est fait pour être marqué ne venait-il pas inscrire chez lui un symptôme dans le nouage RSI ?

Dans ce réel son symptôme était comme un écrit qu’il ne pouvait lire. Un hiéroglyphe qui n’était pas sans interroger ce vécu de la mort lors de cette étape importante de la vie marquée par la fin de son enfance.

Ce qu’il décrivait de son rapport au corps depuis l’enfance, c’était un surinvestissement pulsionnel par le travail avec force et acharnement. Encore avant son hospitalisation il passait ses journées du matin au soir à l’extérieur, dans son jardin, son établi, il ne s’arrêtait jamais. 

De la mort il cherchait une issue et sa survie en dépendait…. Dans ce qui se présentait dorénavant à lui il ne se reconnaissait pas.

Dans une profonde instabilité psychique j’assistais à ses mouvements de lutte et de désespoir. Ses pensées allaient parfois rêvantes et éveillaient ses désirs de faire revivre ce qui était auparavant.

Il mettait en avant ce qui le gratifiait comme ces deux objets en bois posés devant lui qu’il avait fait rapporter dans sa chambre d’hôpital. Il expliquait dans des détails très précis, comment il les avait confectionnés minutieusement, les matières qu’il avait utilisées.  Dans ces instants, où il était invité à se remémorer et à se raconter plus aucune trace de douleurs n’apparaissait sur son visage, tant son récit l’emballait.

Cette échappatoire s’ensuivait d’un discours plus sombre où ses pensées mortifères ressurgissaient. Sa vie n’avait plus de sens, il déplorait l’état de ce qu’il était devenu et déclarait que « sa chienne de vie » n’avait plus aucune utilité, qu’il lui préférait la mort. 

Devant l’absence d’amélioration de ses plaies et la pensée que j’avais insufflée qu’elles pouvaient se trouver liée à une Autre souffrance corrélée à sa crainte de ne plus pouvoir rentrer chez lui, une alternative lui fût proposée avec un dispositif d’hospitalisation et de portage de repas à domicile.

Exerçant aussi dans ce service d’hospitalisation à domicile, j’allais continuer à le voir sur ce même rythme. 

Il rayonnait de plaisir d’avoir échappé à l’EHPAD, car même s’il s’y était opposé il n’y croyait plus. Le médecin lui proposait cela comme un essai, lui accordant le bénéfice du doute que cela puisse fonctionner. A ce titre, elle avait anticipé une inscription de précaution dans l’EHPAD le plus proche. 

Il me confiât son excitation à l’idée de retrouver sa femme et son Heim dont il parlait souvent avec fierté. Une petite maison de plein pied à quelques pas de la mer, qu’il avait acheté au moment de sa retraite pour y couler des jours heureux avec elle. D’en être destitué l’aurait rendu très malheureux, c’était injuste de finir sa vie comme ça, de voir tout ce qu’il avait construit être détruit !

Bien que des aides leur seraient attribué sa femme n’était pas favorable à ce retour. Est-ce du fait de son atteinte cardiovasculaire survenue quelques années auparavant qui l’avait ralenti qu’elle avait pris autant de distance avec son mari ? Elle affirmait qu’elle n’était pas en mesure de l’aider. Pour elle le couple n’existait plus, qu’elle n’aurait jamais imaginé que leur couple se terminerai ainsi. 

Lui ne considérait pas du tout l’appauvrissement de sa vie amoureuse sous ce même angle. Il exprimait ses sentiments amoureux envers sa femme comme s’il l’avait rencontré la veille.

Quant à leurs deux enfants, la fille de sa femme qu’il avait adoptée quand elle était bébé, puis son fils, ils étaient démissionnaires, se préoccupaient peu d’eux, se manifestaient rarement par téléphone ou lors de visites très ponctuelles. Ils vivaient à plusieurs centaines de kilomètres de chez eux.

Un retour à domicile qui ne se déroulât pas comme il se l’était imaginé et qui durât seulement 5 mois. Bien que son environnement ne correspondît plus du tout à ce qu’il avait connu, il affirmait sa préférence inconditionnelle de se savoir chez lui.

De semaines en semaines ses plaintes n’arrivaient pas à s’apaiser. Il détestait l’ambiance morose qui planait chez lui, les journées se déroulaient toujours à l’identique, le temps était interminable à attendre dans cette même posture, allongé sur le dos dans son lit médicalisé installé dans un coin du salon. Il pointait cette atmosphère avec une certaine étrangeté, toutes ses habitudes étaient chamboulées, dans une perte de temporalité. Il répétait « je suis un homme d’extérieur moi, je ne suis pas habitué à rester dans un lit « 

Discrètement, afin de ne pas éveiller la colère de sa femme, il l’observait assise dans la pièce d’à côté, postée devant la télé. Avec une touche d’ironie il glissait « voilà ce qu’est devenu ma vie ». Elle ne lui adressait pratiquement plus la parole et le rembarrait dès qu’il s’exprimait. Dans les derniers instants à son domicile, elle n’arrivait plus à contenir sa colère. Elle se détournait sans fard de l’image qu’il lui renvoyait. Quand il menaçait de se suicider, elle lui répondait froidement, « avec quoi puisque tu es cloué au lit ». 

Lui qui avait aimé lire, bricoler ne pouvait plus du tout s’adonner à aucune occupation sauf celle de repasser les scénarii de sa vie le regard fixé aux photos qui tapissaient le mur de sa pièce. Souvenirs qui venaient amplifier cette évidence que l’homme ne peut renoncer aux plaisirs de ce qu’il a un jour connu. 

Au-dessus de lui, par le biais d’une petite lucarne, sa vue était limitée à celle du ciel qui n’était pas sans faire coïncider ses projections mortifères. Il aimait quand les rayons de soleil s’infiltraient, s’imaginer les fleurs qu’ils pourraient planter, les arbustes qu’il était encore temps de couper, le rangement de ses outils dans son établi. 

Dans cette conjoncture d’hospitalisation à domicile, les relations avec certains soignants restaient conflictuelles mais pas à l’identique de ce qu’il avait vécu à l’hôpital et dont il me reparlait régulièrement avec un souvenir des plus pénible. 

Ce qui insistait dans son discours c’était des reproches adressés aux soignants de ne pas considérer ses demandes, que celles-ci restaient bien souvent sans réponses, chues.

Il avait fallu plusieurs semaines et des appels multiples avant qu’on lui change son matelas anti-escarres défectueux car il souffrait à nouveau de son sacrum. 

Quand en dehors des horaires qui étaient fixés, il demandait à sa femme d’appeler le service d’hospitalisation à domicile, censé répondre aux demandes du patient à toute heure de la journée et de la nuit, pour qu’on vienne le changer il obtenait cette même réponse qu’à l’hôpital « qu’il n’était pas seul » et qu’il devait attendre le passage du soir des soignants comme cela avait été programmé. Ce patient restait plusieurs heures dans ses excréments. 

De ces atteintes du corps qui lui étaient infligées, sa souffrance persistait et perçait toujours par la dégradation de ses plaies. Devant cette résistance aux traitements un transfert eut lieu dans un service de dermatologie dans un hôpital situé à une quarantaine de kilomètres de chez lui. Une hospitalisation auquel il n’avait trouvé aucune utilité et qui s’était terminé par une exclusion du service. Toute l’équipe y compris le médecin l’avait pris en grippe. 

A son retour il avait pris une décision, celle de ne plus jamais s’exposer à aucune hospitalisation ni consultation. Que cela ne servait à rien en ce sens où tout le monde était expéditif avec lui, qu’on lui accordait très peu de temps.

L’espoir de se lever et de remarcher murissait toujours en lui….

Il s’agrippait à la potence de son lit, seul moyen qu’il avait trouvé pour se mobiliser par lui-même. Son souhait le plus cher était d’intégrer un centre de rééducation ou la visite d’un kiné libéral à son domicile. Des demandes qui n’avaient rien d’exagérées, qui me semblaient tout à fait rationnelles mais il s’adressait à un mur. Il avait intégré qu’il ne pourrait pas se remettre d’emblée en positon debout mais il souhaitait au moins se déplacer en fauteuil roulant, qu’il maniera seul. 

Il sollicitait sans cesse les professionnels qui venaient en binôme chez lui pour qu’ils le mobilisent, qu’on l’assoit quelques minutes au bord de son lit. On lui répondait que ce n’était pas possible, que cela risquait d’abîmer leur dos.  

Dans cette opposition ce qu’on lui reprochait c’était son caractère affirmé, ses demandes injustifiés voire absurdes pour son âge. On lui laissait entendre qu’il n’avait plus qu’à se résigner, accepter, faire son deuil.  

Il n’est pas rare de voir des membres du personnel hostile à des patients qu’il stigmatise comme « très demandeur’. C’est ce qu’ils appellent un patient « lourd » ce qui implique qu’il faut vite s’en débarrasser !!!

Alors puisqu’il n’était entendu de nulle part et qu’il n’était pas du genre à s’incliner, quand la nuit arrivait, qu’il se retrouvait seul, il essayait par lui-même de se lever cherchant à fuir cet enfermement. 

Devant son incapacité physique il se rendait vite compte du mur qui se dressait devant lui, qu’il se mettait en danger, risquait de tomber de son lit. Il appelait sa femme qui en colère le menaçait de le placer. 

C’est dans ces circonstances qu’il a été contraint de quitter son domicile du jour au lendemain pour intégrer un EHPAD. Une assistante sociale et une infirmière coordinatrice se sont présentées à son domicile et en concertation avec sa femme lui ont annoncé le réenclenchement du dossier EHPAD. Sa période d’essai était terminée !!! Il n’avait pas d’autres choix que de s’y résigner lui laissant entendre qu’il avait épuisé tout le monde, aussi bien sa femme que les soignants du service d’hospitalisation à domicile.  Au départ il était convenu qu’ils intègreraient ensemble l »EHPAD dans deux chambres différentes dès qu’elles se libèreraient ce qui laissait le temps à sa femme de mettre en vente la maison, d’organiser les visites etc. 

Ses enfants s’étaient opposés à ce projet d’EHPAD et surtout à la vente de leur maison. Ils trouvaient que la situation n’était pas si mal alors qu’ils étaient quasiment absents.

Son admission en EHPAD fût accélérée par le médecin, influencé par les demandes de sa femme qui était sur le point de craquer et certains soignants qui ne supportaient plus d’intervenir chez lui.

Il intégrât le service de SSR qu’il avait quitté quelques mois auparavant avant d’être transféré en EHPAD. Ce service il redoutait d’y retourner et l’avait exprimé, encore une fois, on ne prît pas en compte ce qu’il souhaitait. On décidât de l’y renvoyer quand même. Il n’avait pas à décider.

Dans ce service où il faisait retour, il avait laissé une trace indélébile de rejet. Bien heureusement Il n’y passât qu’une nuit car dès le lendemain une chambre l’attendait dans cet endroit inconnu.

C’est dans cette même chambre d’hôpital que je le retrouve.

L’entretien dure longtemps, il me demande de rester.

Sa voix habituellement forte est faible, éteinte, il paraissait affaibli par la fin d’un long combat.

Il éclairait à la fois cette menace d’extinction du désir quand quelque chose touche à sa fin mais aussi son apogée lorsqu’il signifiait l’amour qu’il vouait à sa femme.

C’est un instant de vie empreint d’un grand désarroi, il est bouleversé par la situation. Ce qui le rassure c’est l’espoir qu’enfin il aurait un lieu où il pourrait se poser. Depuis plusieurs mois il n’en avait plus.

En voici l’extrait :

« Demain je vais en EHPAD, je ne sais pas si je la reverrai ; Il parle de sa femme. Je n’ai pas de téléphone rien ma femme n’a pas voulu. Mes enfants je n’ai plus de nouvelles, je ne les vois pas. Est-ce qu’elle va me contacter ou pas. Et moi si je veux la contacter comment je fais. On ne va pas se séparer quand même.

Dans un sens-là, je vais pouvoir me poser. Je ne sais pas ce que je vais devenir, ce que ma maison va devenir, si je verrais du monde, si j’aurais des contacts ».

Il me regarde et dit « c’est important le contact hein ! »

« Puis je ne sais pas où elle va aller ma femme. Vous savez c’est une femme de caractère qui ne se laisse pas faire, elle est directe. On fait chambre à part depuis 15 ans (long silence). J’aurai quand même aimé qu’on dialogue, qu’on ne se quitte pas comme ça. J’aurai aimé qu’elle me rejoigne, ça ça m’inquiète. Et puis est-ce qu’on aura assez pour payer ?  Cela va me coûter 2500 euros par mois, rien que pour moi. 

Je suis vraiment un bon à rien de ne plus pouvoir marcher. Ça ca me diminue au niveau moral. 

Je n’arrive même plus à manger ce que je veux. On nous livre des repas, y’a jamais de frites, d’entrecôte. « moi j’aimais bien de temps en temps une bonne assiette de frites avec une belle entrecôte ». 

Et là on ne va plus se voir et bon débarras. La maison a été mise en vente, c’est elle qui va s’en occuper. Tout va partir en fumée. Mes outils, les meubles je sais que tout va être bazardé, jetés. Je n’ai personne sur qui compter, qui est-ce que cela pourrait intéresser. 

Je suis en froid avec mes enfants par rapport à la vente de la maison. Aujourd’hui je suis complètement chamboulé par toute cette situation. Je sais ce qui m’attend je vais finir tout seul. La relation est plus difficile avec mon fils. Je sais que dans peu de temps les contacts vont se distendrent. Tout ce que je veux c’est remarcher avoir une bonne santé, que ma femme ne me lâche pas. Je l’aime, elle est en moi. J’ai peur de ça”. 

La fin de l’entretien se ponctue ainsi : il a soif, il cherche un verre d’eau pétillante qu’il a l’habitude de boire chez lui. Gentiment il rouspète contre sa femme qui a oublié de lui mettre 1 bouteille dans son sac. 

« Mais qu’est-ce qui lui arrive à ma femme, je ne la reconnais plus, avant elle n’aurait jamais oublié ».

J’interpelle des soignants présents et leur fait part de sa demande. Une demande qui n’a rien d’exceptionnel, banal en somme. J’obtiens cette réponse amère : ils ne peuvent pas lui donner d’eau pétillante car elle est à commander la veille. Je rétorque mais comment aurait-il pu la commander puisqu’hier il n’était pas là !!! Il n’en obtiendra pas.