Le statut du nom propre dans les maladies d’Alzheimer
05 octobre 2023

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EPSTEIN Christine
Journées d'études

 

Le statut du nom propre dans les maladies d’Alzheimer

Christine Epstein 

1-Le Contexte

Lors d’un stage que j’ai effectué entre 2020 et 2021 dans un EHPAD « Alzheimer ». J’avais noté qu’il y avait trois fois plus de personnes ayant un nom de famille composé d’un ou plusieurs noms communs ou d’un nom commun et d’un verbe que dans le répertoire de l’INSEE regroupant les 320 noms de famille les plus répandus en France.

2-Hypothèse et questions

Ce constat m’a amené à m’interroger sur le statut du nom propre dont le patronyme en est une des propriétés. J’émets l’hypothèse que le délitement du langage observé dans les maladies d’Alzheimer serait dû à la perte de celui-ci.

De cette hypothèse découle trois questions :

  1. Est-ce que la perte de l’usage du nom propre dans les maladies d’Alzheimer révèle un refus du manque dans l’Autre qui peut conduire le sujet à s’identifier à son patronyme ?
  2. La disparition du nom propre dans la parole du sujet entraîne-t-elle de facto celle du nom commun ?
  3. Lorsque le nom propre a disparu de la parole du sujet est-ce définitif ?

3-La fonction du nom propre

Dans son livre Pathologies de l’image et du corps, Stéphane Thibierge met en évidence la fonction du nom propre qu’est le patronyme. Il permet à la langue de fonctionner en occupant une place vide qui est celle du signifiant du manque dans l’Autre :

« ce qui spécifie le nom propre, c’est d’être un trait sonore ou littéral sans signification, et à ce titre intraduisible mais seulement transcriptible d’une langue dans une autre. Ce trait résume et marque, d’un point de vue simplement logique, comment le sujet est d’abord représenté dans le langage comme signifiant non seulement soustrait à la signification, mais également à l’ensemble des signifiants. Il est en position d’exception : il ne représente en principe rien d’autre que la matérialité de son inscription ou de son énonciation. Mais il fonde, par sa soustraction même, la dimension du représentable dans l’ordre symbolique, et il inscrit le sujet à cette place. Telle est en effet ce que nous appelons le patronyme : dans la mesure où il est sans signification, il est ce qui permet à un sujet d’être représenté dans l’ordre du langage, en étant d’abord identifié à une place vide, mais nommée, c’est-à-dire engagée dans l’opération et l’échange de la parole ».[1]

4-Cas Cliniques

Partant de l’hypothèse que le délitement du langage observé dans les maladies d’Alzheimer serait dû à la perte du statut du nom propre, je me propose d’éclairer les 3 questions qui découlent de cette hypothèse à travers deux cas cliniques.

Afin d’éclairer la question n°1, je vais mettre en évidence ce qui dans sa parole a amené Madame Geneviève Sans-Panier à s’identifier à son patronyme.

Puis, je tenterai d’élucider les questions 2) et 3) à travers deux temps d’échange que j’ai eus avec Madame Dominique Niquent. Comme nous le verrons, le premier entretien rend compte d’un détricotage du langage alors que dans le second, l’énonciation de son nom de naissance a pour effet de renouer les 3 dimensions du langage R, S, I.

4.1 –Anamnèse de Madame Geneviève Sans-Panier

Madame Geneviève Sans-Panier, 91 ans, a été une enfant non désirée par sa mère qui l’a mise en nourrice dès sa naissance. Après cette première séparation, elle en a vécu une seconde à l’âge de deux ans. Sa mère l’ayant reprise, elle l’a retirée à sa nourrice qu’elle adorait. Elle a été adoptée par son beau-père qui était infertile, mais d’après sa fille, elle n’aurait jamais su qu’il n’était pas son père.

Dans son texte de 1912 « Sur les types d’entrée dans la névrose »[2], Freud a écrit que l’individu devient névrosé dès lors que l’objet d’amour lui est retiré sans qu’il trouve un substitut. La possibilité de tomber malade commence avec l’abstinence.

A cet égard, l’enfance de Madame Sans-Panier marquée par la perte de ses objets d’amour a été déterminante dans sa personnalité dépressive et hystérique. Sa fille m’a raconté que sa mère était sujette à des crises de tétanie lorsque l’attention n’était plus focalisée sur elle. Elle a en fait une le jour des 18 ans de sa petite-fille.

Elle se serait comportée comme une femme enfant jusqu’à ce que son mari tombe malade et qu’elle prenne soin de son époux comme l’aurait fait une mère. Cependant, elle n’avait pas résolu pour autant la question « Qu’est-ce qu’être une femme ? »[3].

Dans son dossier médical, aucune information n’a été mentionnée concernant l’existence d’une maladie d’Alzheimer. Sa fille m’a expliqué que sa mère ayant une pile cardiaque elle n’avait pu passer d’IRM pour confirmer ce diagnostic.

4.2- L’identification de Madame Geneviève à son nom de famille « Sans-Panier »

Le recueil de sa parole a eu lieu la veille de son AVC, lors d’un échange informel à l’entrée de la résidence où quelques résidents étaient regroupés.

Dans l’extrait que je vais vous livrer, elle s’interroge sur son image et sur le désir de l’Autre. C’est par ce cheminement qu’elle en vient à s’identifier à son patronyme « panier », réduit dès lors à un nom commun.

Tout d’abord, elle m’idéalise.« Ils sont beaux tes cheveux, t’aime pas ? T’aime ? Moi je trouve que ça te va très bien, parce qu’elle a la connaissance, et ça y en a bien là-dedans ». Elle s’interroge sur son image dans un lien transférentiel à mon égard. Mes « cheveux » puis ma « connaissance » viennent occuper la place de l’idéal. D’ailleurs, elle passe du « tu » donc d’une adresse à l’autre à « elle » lorsqu’elle est dans l’idéalisation. Puis elle fait un lapsus « J’en reviens pas, vous êtes bien bourrée. C’est pas ce que je voulais dire. (Elle rit) Je voulais pas dire ça ». Sa dénégation vient confirmer que c’est bien de cela dont il s’agit. La suite de son discours met en évidence que cette parole la concerne : « ça m’est arrivée ce matin. Regarde-là. Elle pointe du doigt une résidente qu’elle ne peut pas nommer : elle doit dire elle est bonne qu’à ça … » Elle vient suggérer que « bien bourrée » évoque l’acte sexuel. « Ah ben faut dire la vérité, je peux pas dire autre chose ».

Dans la phrase suivante, elle interroge tout d’abord le désir de l’Autre : « Oh dis donc, non mais dis si j’avais été habillée par des habits bien » puis évoque-t-elle une confrontation au réel de la mort ou bien exprime-t-elle son insatisfaction face au manque de désir de l’Autre ? : « à l’arrivée c’est fini, alors si Françoise (sa fille) arrive »

Dans son discours, sa fonction symbolique est soutenue par l’Imaginaire, toutes deux étant mises en continuité et nouées au Réel SI-C-R.[4] .

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La fonction de nomination n’a pas totalement disparu de sa parole puisqu’elle mentionne le prénom de sa fille, qu’elle place en position de grand Autre, et c’est après l’avoir nommée qu’elle emploie son patronyme comme un nom commun : Elle s’identifie à « panier » qui pourrait évoquer les fesses dans l’expression la main au panier. Elle l’accole à « ma gueule », laquelle désigne à la fois des cris, la bouche  : Alors là tu vois j’ai mon panier avec ma gueule ».

Stéphane Thibierge note que « la réduction du nom propre à un statut de nom commun se double d’une réduction du nom à un objet. Le nom perd, ce faisant, ce qui est au fondement de son opération-à savoir, une identification, mais en tant que cette identification est, dans l’ordre du langage, toujours différentielle ».[5]

Comment déchiffrer ce symptôme ? S’agit-il d’un symptôme hystérique qui viendrait tempérer son insatisfaction face au manque de désir de l’Autre auquel elle est aliénée ?

Dans ce cas, la structure névrotique du sujet se maintiendrait dans les maladies d’Alzheimer.

Une autre hypothèse serait que cette identification à son patronyme résulterait d’une confrontation à un réel traumatique donnant lieu à un fading du sujet qui refuserait le manque dans l’Autre

La symbolisation du manque de l’Autre S(Ⱥ) s’effectue par l’entremise de l’instance phallique qui introduit le sujet à la sexuation. Elle se constitue peu à peu à partir des premiers échanges entre la mère et le nourrisson autour des soins du corps qui se rapportent à ses orifices et qui éveillent ses pulsions. Le corps morcelé de l’enfant comble le désir de l’Autre. Il va être l’objet d’une soustraction de jouissance, car les objets partiels qui le constituent, le regard, le sein, les fèces, l’oreille,… et que Lacan nomme objet a, vont se séparer du corps au moment où le sujet refoule le phallus lorsqu’il accepte la castration. L’image spéculaire se met alors en place. La chute de l’objet a va créer un trou et donc un manque (– ϕ), qui est le fondement de notre être. Cette partie détachée du corps va rendre le Réel habitable via le fantasme inconscient, dont la formule est \$ <> a.

Madame S-P n’a semble-t-il pu reconnaître le manque dans l’Autre S(Ⱥ), condition essentielle pour soutenir son désir et se constituer un fantasme, \$<>a. Elle s’est toujours comportée comme une enfant ou comme une mère, jamais comme une femme.

L’aliénation du sujet au langage implique qu’il soit représenté par un signifiant S1 pour un autre signifiant S2, Or, dans l’hystérie qui est la structure de Madame G. S-P., le refoulement du sujet porte sur S1, l’élément traumatique qui ne peut advenir dans la chaîne signifiante que par le refoulement originaire du Nom-du-Père symbolisé par le phallus qui lie le sexe au manque et au désir. Le sujet va s’en détacher rapidement face au manque de désir qu’il rencontre dans l’Autre. Il est alors déterminé par le signifiant S2 à travers le mécanisme de la surdétermination du symptôme que Freud a mis en évidence dans l’hystérie : le symptôme se substitue par la métaphore à l’élément traumatique et a pour fonction de le tempérer. Cependant le sujet est insatisfait du sens qu’il trouve dans ce S2 auquel il s’est identifié. Il s’inscrit justement au lieu de l’Autre à la place du S2 qui ne le représente pas et donc auprès duquel il ne peut revendiquer aucune autorité contrairement au S1 qui est le signifiant maître. Ne pouvant reconnaître le manque dans l’Autre S(Ⱥ), il cède sur son désir ce qui a pour effet d’engendrer une séparation précoce. « Cette séparation première est un refus de l’être dans l’Autre, elle vise à ce que l’Autre le perde et elle s’appuie pour ce faire sur l’objet ».[6] Le manque de consistance du désir de l’Autre va être compensé par l’hystérique qui devient « un être pour le sexe »[7].

 

4.3- Anamnèse de Madame Dominique Niquent

Elle a 80 ans lorsque je la rencontre quelques jours après son entrée dans l’EHPAD. Je dispose de très peu d’informations à son sujet : elle a travaillé au sein d’une organisation internationale politico militaire. Elle a de l’allure, un physique svelte qu’elle doit à sa pratique du marathon. Elle est veuve et mère d’un fils et une fille lesquels ont des enfants.

4.4-Présentation du cas de Madame Dominique Niquent

J’ai modifié son prénom et son patronyme tout en conservant les lettres qui les constituent. Il s’avère que le verbe « nique » qui est commun à son prénom et à son nom d’épouse, symbolise l’acte sexuel. Ce trait différentiel est par ailleurs ce qui manque à son nom de naissance « Curé ». C’est une interprétation, toutefois, lors de notre échange, alors qu’elle déambulait dans un couloir, elle s’était arrêtée uniquement devant la chambre de Monsieur Corps-Nique qu’elle a voulu rencontrer.

Notre premier entretien était informel. Je l’ai croisée au rez de jardin de l’établissement. Elle avait froid et était persuadée qu’on lui avait volé son manteau. J’appris ultérieurement qu’elle reprenait à son compte les paroles prononcées la veille par une autre résidente.

Lors de mon stage, je n’ai pas interprété sa plainte concernant le vol de son manteau comme un symptôme, alors que manifestement elle ne semblait pas vouloir le retrouver. Ce n’est qu’aujourd’hui que je me demande quelle en était la fonction ? Était-il l’agalma, c’est à dire le désir visé ou bien le désir qui est causé par l’objet ?

Tout au long de notre échange, je lui ai proposé à plusieurs reprises de l’accompagner dans sa chambre pour le chercher. Elle a fini par me faire entendre que ce n’était pas mon affaire. C’est à ce moment-là qu’elle m’a montré qu’elle portait des chaussures dépareillées. L’une lui appartenait et elle avait dérobé l’autre à une résidente.

Elle avait accès à l’image visuelle des chaussures, mais celle-ci n’était pas reliée à l’image sonore du mot, que du reste elle n’avait pas nommé. Or, c’est ce lien qui permet de nouer la représentation de mot (préconscient) avec la représentation de chose (inconscient) et de donner un sens au mot comme l’explique Freud dans son livre Contribution à la conception des aphasies.[8]

En d’autres termes, elle percevait être « mal chaussée », mais n’en semblait pas incommodée, comme si porter des chaussures dépareillées n’avait pas de signification pour elle.

Lorsque ce lien se détricote, elle n’a plus accès à la métaphore et ne peut plus transformer la représentation de chose en représentation de mot. Elle régresse à la représentation de chose, car sa pulsion scopique est en panne, elle n’est donc plus relayée par le signifiant, si bien que sa vision n’est plus coordonnée à la signification d’une action.

Par ailleurs, le fait qu’elle ait enfilé son pull à l’envers, ce qui m’avait permis de lire son nom inscrit sur l’étiquette cousue sur l’encolure, mettait de nouveau en évidence une carence dans l’articulation entre l’image et l’objet a (regard).

Avec la disparition progressive dans sa parole de l’usage des noms propres et des noms communs, son langage se délitait, toutefois la fonction de nomination n’avait pas complètement disparu. En reliant un affect représentant la pulsion orale avec un nom de lieu « parce que le pain est extrêmement bon à Fontainebleau » les 3 dimensions RSI ont pu être de nouveau articulées.

4.5-Déchiffrement de la parole de Madame Dominique Niquent lors de notre première rencontre

Je lui ai demandé si son manteau était noir : « il est noir oui ». Elle a répété le terme noir que j’avais énoncé qui peut-être lui faisait défaut dans sa parole.

CE: Vous voulez que je vous accompagne dans votre chambre, qu’on regarde si on peut retrouver votre manteau ?

DN : « Non, si elles sont foutues de remonter, c’est méchant alors je ne vais plus là-haut. »

CE : ah bon !

DN : oui, oui et franchement

Sa parole met en évidence comme chez Madame G. S-P., un dénouage entre la fonction symbolique et l’Imaginaire, lesquelles sont mises en continuité et nouées avec le Réel (SI-C-R). En d’autres termes, le sens qu’elle confère à l’image est altéré.

Sa parole rend compte d’une disparition partielle de la fonction de nomination : à la place du nom figure le prénom « elles » puis la structure impersonnelle « C’est méchant ». Elle a recours à « là-haut » car elle ne peut nommer le lieu.

Par ailleurs, les adjectifs et les adverbes qu’elle emploie sont équivoques : fou/tues évoque à la fois quelque chose de raté, et une moquerie.

De même, l’adverbe franchement franche/ment se déchiffre comme la vérité et le mensonge. De plus, il est difficile de repérer dans sa parole si c’est d’elle ou d’autrui dont elle parle. Cette ambiguïté est accentuée par l’affaiblissement de la fonction de nomination qui l’empêche de nommer les lieux et les noms propres, si bien qu’elle n’est plus en mesure de conférer une signification à ses perceptions.

CE : Y a des gens qui n’ont pas été sympathiques avec vous ?

DN : alors après, il était tard hein ! Quand je suis repartie avec ce vélo-là » (elle pointe son doigt pour m’indiquer où se trouve le vélo). A priori, il s’agit d’une hallucination, d’une nomination Réelle, cependant, « vélo-là » à un lien métonymique avec « là-haut ». Il pourrait également s’agir d’une fuite des idées. Le langage est démétaphorisé si bien qu’il n’y a pas d’effet de sens.

Sa réponse à ma question : « Y a des gens qui n’ont pas été sympathiques avec vous ? » s’inscrit dans une relation transférentielle à mon égard car sa parole vient de nouveau coller à la mienne.

« et puis j’ai été surprise qu’il y ait des gens aussi gentils, voyez, alors j’étais heureuse comme tout. Ben non. T’en parleras avec Mario Linte.

CE : De qui parlez-vous ?

Elle emploie un nom propre qui n’est pas audible. Quand je lui ai demandé de qui elle parlait, elle n’a pas répondu pas à ma question.

J’avais émis l’hypothèse que lorsque le patronyme perd son statut de nom propre, c’est-à-dire qu’il n’est plus sans signification et donc ne permet plus au sujet d’être représenté par un signifiant pour un autre signifiant, il pouvait devenir un nom commun pour le sujet. Or, dans son discours l’énoncé des noms propres et des noms communs se font rares. Le nom commun « dame » est l’un d’eux : « parce que cette dame qui est en haut, elle m’a aussi soufflé vos… » Un certain nombre de ses phrases comme celle-ci sont inachevées. Il y manque un complément d’objet pour lui donner un sens. De plus, elle met en évidence dans sa structure une intrication de son image « m’a » avec celle de l’autre « vos ».

« J’ai pas continué » il manque de nouveau l’objet, « parce que je me suis dit, je veux pas les mettre dans l’embarras ». Elle projette sur l’autre son propre embarras.

CE : quand vous dîtes elle m’a soufflé vos, qu’est-ce qui s’est passé ?

DN : elle était jaune et attends, l’autre c’est, mais attends l’autre soir tu l’a vue. La dimension du sens est éjectée. J’ai entendu « jaune » comme une nomination réelle, parce qu’elle ajoute « tu l’a vue ». Ce « jaune » était-ce un trait différentiel qu’elle avait repéré chez l’autre ?

Par ailleurs, la répétition de « attends » et de « l’autre », correspond -elle à une attente de l’autre ?

CE : moi, je suis juste-là le mercredi.

DN : ah bon, donc ben alors tu peux éventuellement voir le …, bon allez, je vais-là-bas et puis comme ça j’arrête. Sa phrase est interrompue à l’endroit où un nom devrait être énoncé. Elle substitue « là-bas » au nom de lieu. Par ailleurs, elle ne s’engage pas : « je vais-là-bas » est annulé par « comme ça j’arrête».

CE : vous ne voulez pas aller dans votre chambre pour rechercher un pull ? Votre chambre est à l’étage au-dessus.

DN: non, elle se fout de moi là-haut. Elle dit ce que l’autre lui a fait, mais elle ne peut nommer ce qu’elle éprouve.

C : mais qu’est-ce qui s’est passé ?

DN: ce qui s’est passé, j’en sais rien. Elle ne peut faire un récit de ce que cela lui a fait vivre, il y a quelque chose qu’elle ne peut raconter, est-ce un trauma ?

CE: vous avez l’impression qu’on s’est foutu de vous ?

DN : non mais je descends avec toi et après je redescends pour rechercher mes … Elle accepte de descendre mais pas de monter (crainte d’être confrontée aux AS), puis de nouveau elle interrompt sa phrase car elle ne peut nommer un nom.

C : alors, on va monter chercher votre manteau ?

DN : je sais qui l’a, c’est un manteau de qualité

Elle peut répéter le nom manteau et l’utiliser à bon escient

CE: on peut aller lui demander.

DN : bon ben ça dépend, ah oui, oui, mais d’un autre côté c’est pas normal, parce que cela te fait disparaître quelque …, alors, c’est pas normal. Moi je prends toujours les affaires qui sont (elle ouvre les bacs à linge sale qui sont dans le couloir où ont été déposées des serviettes de toilette). ça on va le remettre là, parce que si on enlève, c’est embêtant, parce qu’on perd du jus. Est-ce une métaphore jeter du jus ? ou bien veut-elle dire que cela ne reste pas dans son jus ?

Elle me fait comprendre que ce manteau c’est son affaire. Elle m’oppose à elle, « Et toi ça peut pas aller. Moi je veux bien y aller ». Dans ces deux phrases, le verbe « aller » est employé dans deux sens différents, elle me rejette pour s’affirmer et mobiliser sa subjectivité.

Tu vois, regardes (elle me montre ses chaussures dépareillées).

CE: Qu’est-ce qui fait que vous avez deux chaussures différentes ?

DN : c’est-à-dire que là je suis mal chaussée parce que j’habite à Fontainebleau. Elle ne nomme pas le nom commun « chaussure ». Est-ce parce qu’elle a perdu le lien entre la représentation mentale de ce signifiant et la pulsion scopique ?. Il semblerait qu’elle n’ait plus accès à la signification de l’image des chaussures dépareillées. Toutefois, elle peut nommer le complément d’attribution « mal chaussée ». Sa fonction scopique dont dépend son image spéculaire n’est plus soutenue par un discours. Par conséquent, la suite de sa phrase avec la proposition « parce que j’habite à Fontainebleau » ne confère pas de sens à sa parole. On retrouve de nouveau un dénouage entre la fonction symbolique et l’Imaginaire, lesquelles sont mises en continuité et noués avec le Réel (SI-C-R).

En revanche, il est étonnant qu’elle ait pu nommer la ville de Fontainebleau. Le lien entre la pulsion scopique et le signifiant serait-il plus facile à mobiliser quand il ne concerne pas des noms communs qui ont un rapport avec le corps ?

« voilà, déjà elles m’ont pincée pour ça, mais j’ai lâché ça, », cette proposition comprend deux actions « pincer » qui est à la fois l’inverse de « lâcher » et ce qui peut causer l’action de lâcher. « Elles » désigne les aides-soignantes qu’elle ne peut nommer, « parce que voilà. Moi je le savais qu’il y avait de …, », elle ne parvient à nommer ce qu’elle sait, « puis alors la coiffeuse… ».

L’inachèvement de la chaîne signifiante dépourvue de complément d’objet est la conséquence d’une castration comme manque symbolique qui n’a pas opéré. Dès lors le phallus symbolique Φ, ne peut plus assurer son rôle de signifiant en position d’exception par rapport aux autres signifiants ni garantir le manque de l’Autre. Par conséquent les deux propositions de sa phrase ne sont plus articulées par la dimension du sens. l’Imaginaire se trouve de nouveau mis en continuité avec le Symbolique et noués au Réel (SI-C-R)..

CE : vous avez-vu la coiffeuse ?

DN : « je l’ai vue, mais seulement ça lui plait pas, alors je laisse tomber », comment savoir si l’affect qui représente la pulsion scopique est mobilisé dans sa parole dans la mesure où l’on ne sait pas ce qui ne plait pas à la coiffeuse et ce qu’elle laisse tomber ? La proposition relative qui complète sa phrase « parce que le pain est extrêmement bon à Fontainebleau, extrêmement bon et moi je mange beaucoup le matin, alors j’en suis un peu honteuse parce que je me dis j’ai pas encore mangé mon premier petit déjeuner alors que d’habitude j’en ai 2-3. » met en évidence que lorsque l’affect qui est le représentant de la pulsion est mobilisé, la phrase est complète.

Dans sa parole le lien pulsionnel entre l’image sonore du mot « pain » et son image visuelle est maintenu. A cet égard, on peut se demander comment l’affect représentant la pulsion orale liée à la proposition « le pain est extrêmement bon » vient soutenir la pulsion scopique.

En reliant l’affect lié à la proposition « le pain est extrêmement bon » au nom de lieu « Fontainebleau » les 3 dimensions RSI sont de nouveau articulées entre elles. Toutefois, il manque un lien de causalité entre ces deux propositions : « puisque ça embête tout le monde, alors j’attends que mon mari se réveille. » ainsi que pour celles de la première phrase : « je l’ai vue, mais seulement ça lui plait pas, alors je laisse tomber parce que le pain est extrêmement bon à Fontainebleau, extrêmement bon et moi je mange beaucoup le matin, alors j’en suis un peu honteuse parce que je me dis j’ai pas encore mangé mon premier petit déjeuner alors que d’habitude j’en ai 2-3. ». Le sens entre ces deux phrases a également disparu.

De plus , sa parole ne fait pas trou dans le Réel si bien qu’elle ne rencontre pas de frein à sa jouissance pour ordonner son rapport au temps « alors j’attends que mon mari se réveille.»

Dans ce phénomène où le sujet ne distingue plus ses représentations de ses perceptions et confond son passé avec le présent, Pierre-Marie Charazac[9] perçoit la réalisation hallucinatoire du désir qui est la première forme de pensée chez l’enfant.

DN : et vous, vous êtes ici depuis quand ?

CE : moi, je suis en stage ici depuis 4 mois.

DN : ah ben très bien

CE : je viens le mercredi

DN : mercredi ? Oui mais mercredi je serai pas là. Ben je pense que je ne serai pas là. Parce que ma fille a 3 filles. La dimension du sens est éjectée, non pas dans sa phrase mais dans le fait que ma parole ne fait pas trou pour elle dans le Réel.

CE : vous avez 3 petites filles

DN : 3 petites filles, donc ça fait beaucoup

CE : elles viennent vous voir souvent ?

DN : oh non, non parce que vous vous rendez compte, parce que là quand vous avez des créneaux comme ça (représente avec ses mains les créneaux sur le mur), vous, vous dîtes bon, ben ça y est, on a déjà pas mal pris la bonne voie quoi. De nouveau le sens est éjecté entre les deux propositions. Je me suis demandé si elle avait recours à des morceaux de phrase tirés d’expression, qui viennent suppléer ce qui lui manque dans sa parole.

Elle regarde les n °et les noms inscrits sur les portes des chambres et s’arrête devant la chambre de Monsieur Corps-Nique.

DN : ah là Stop, 26, Monsieur Corps-Nique.

Elle s’adresse à Claudine l’aide-soignante

DN : où tu vas ?

Claudine : dans la chambre

DN : c’est dans le bons sens, là ? Sa question adressée à Claudine concerne-t-elle le sens qu’elle doit prendre pour aller dans sa chambre ?

Claudine : oui

DN : et alors donc tu as encore de quoi faire ? Est-ce que tu peux prendre le Corps-Nique là, elle utilise le nom de ce dernier comme un nom commun comme s’il était un objet de jouissance, puis se reprends et l’énonce comme un patronyme, non Monsieur Corps-Nique. Comment entendre le fait qu’elle l’ait choisi parmi les 18 personnes qui vivent au rez de jardin ? Son nom a-t-il fait écho au sien ou est-ce la signification sexuelle de ce nom qui l’a attirée ?

Claudine : ah c’est monsieur Corps-Nique que vous attendez, je comprends mieux. Je vais regarder s’il est dans sa chambre.

DN : faites-ça pour nous deux, fais-le pour nous deux, parce que c’est vraiment trop bien. Entend-elle la signification sexuelle de ce nom, parce qu’il fait écho au sien ?

Tu vois ça cogne à la porte. Sa représentation était liée à l’image sonore de la porte. Elle remplace le nom de l’aide-soignante par « ça ».

Personne ne répond, notre entretien se termine alors que j’accompagne Madame DN à l’ascenseur.

Je retiens de ce premier cas clinique de Madame Dominique Niquent, que le délitement de son langage due à la disparition progressive de la fonction de nomination n’est pas encore irréversible. En effet, en mobilisant l’affect lié au nom commun « le pain » à un nom propre « Fontainebleau », les dimensions RSI se sont nouées de nouveau entre elles.

Ce constat m’amène à m’interroger sur les moyens d’inciter un sujet à remobiliser ses affects : lui proposer de se remémorer des moments agréables liés par exemple à son lieu de naissance, ou à ses parents de façon à ce qu’il puisse associer pulsion et nom propre. Les photos de famille me paraissent être un support approprié.

4.6-Déchiffrement de la parole de Madame Dominique Niquent lors d’un atelier de photolangage

Le second échange que j’ai conservé avec Dominique Niquent a eu lieu six semaines plus tard lors d’un atelier de photolangage. Elle a commenté la photo en noir et blanc ci-dessous qui représente une famille dans les années 40 ou 50. posant devant une voiture.

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Dominique Niquent : alors là c’est fabuleux, tous se ressemblent.

Christine Epstein  : ah bon ils se ressemblent tous.

Dominique Niquent : ça c’est le curé.

Christine Epstein  : c’est vrai qu’il y a un curé.

Dominique Niquent : enfin c’est mon dada, si je peux dire.

Christine Epstein  : les curés c’est votre dada ?

Rires de résidents

Dominique Niquent : faut pas se moquer quand même. Et mon père s’appelait Curé.

Christine Epstein  : ah mais oui, c’est votre nom de jeune-fille.

Dominique Niquent  : voilà ! Qu’est-ce que je prenais chaque fois avec ça.

En déchiffrant cette image, elle constate tout d’abord qu’ils se ressemblent tous, puis elle y distingue le curé. Par ce trait différentiel, elle place le signifiant de son patronyme en position d’exception. Elle en fait une métaphore : « enfin c’est mon dada, si je peux dire. »

Il a donc conservé son statut de nom propre, c’est-à-dire qu’il occupe une place vide qui permet à sa parole d’être articulée aux dimensions du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire.

Cette courte vignette soulève la question des effets que peuvent avoir sur la parole de Madame Dominique Niquent une image qu’elle a pu symboliser par l’entremise du Nom-du-Père. Le recours à une médiation par l’image, représentant une famille avec un curé, a pu permettre au sujet de recréer le lien entre le préconscient (représentation de mot) et l’inconscient (représentation de chose). Sa pulsion scopique a pu de nouveau être opérante. J’en déduis que la fonction de nomination lorsqu’elle ne disparait pas totalement dans la parole peut éventuellement être remobilisée par le Nom-du-Père qui permet au sujet d’être représenté dans le langage par son patronyme.

Conclusion

Le délitement du langage dans les maladies d’Alzheimer se manifeste avec l’extinction de la fonction de nomination. Il serait dû à la perte de la pulsion scopique qui relie l’image sonore du mot à son image visuelle et qui permet au sujet d’attribuer une signification au mot.

Les noms propres disparaissent en premier dans la parole du sujet, puis ce sont les noms communs. A cet égard, le détricotage du langage soulève la question de la pérennité de la structure du sujet dans les maladies d’Alzheimer. L’identification du sujet à son nom de famille est-il une réponse à un réel traumatique ou l’expression d’un symptôme hystérique ?

Dans tous les cas, tant qu’un sujet peut énoncer un nom propre, il semble possible de relancer sa parole en sollicitant ses affects qui sont les représentants de la pulsion sur des thématiques qui mobilisent le Nom-du-Père ou des noms de lieu.

Ces cas cliniques soulèvent un certain nombre de questions :

A quelles conditions un sujet peut-il remobiliser ses affects ?

La remobilisation de l’affect dans la parole du sujet pourrait-il permettre de resymboliser un réel traumatique auquel le sujet aurait été confronté ?

Comment interagit la pulsion orale avec la pulsion scopique dans le maintien de la signification d’un mot ?

Je vais continuer à explorer ces questions en m’appuyant sur des outils de médiation tel que le photolangage ou des photos de famille en supposant qu’ils pourraient soutenir la pulsion scopique en facilitant le lien entre l’image sonore et l’image visuelle du mot.

 


[1] S. Thibierge, Pathologies de l’image et du corps. Etude des troubles de la reconnaissance et de la nomination en psychopathologie, Paris : PUF, coll. « Psychopathologie », 1999, pp.336-337.
[2] S. Freud, « Sur les types d’entrée dans la névrose » (1912), Névrose, Psychose et Perversion, trad.de l’allemand par J. Laplanche, Paris : Seuil, 2010.
[3] J. Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, (1955-1956), Paris : Points Seuil, 1981, p.279.
[4] J. Brini, Variations borroméennes, Les cahiers de topologie, Paris : Editions de l’Association Lacanienne Internationale, 2018, p. 41.
[5] S. Thibierge, Clinique de l’identité, Paris : PUF, 2007, pp. 19-20.
[6] Gisèle Chaboudez, « Logique comparée des névroses », », Figures de la psychanalyse, Paris : Ėrès, 2005, pp. 69-83
[7] Ibid.
[8] S. Freud, Contribution à la conception des aphasies, trad. de l’allemand par C. Van Reeth, Paris : PUF, 2009, p.127
[9] P.-M. Charazac, « Qu’est-ce que la démence ? », Revue thématique, psychologie et neuropsychiatrie du vieillissement, vol. 1, n° 4, 2003

 

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