Roujir
03 septembre 2007

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MALET Nicole-Maya



Rougir est une manifestation cutanée que l’on peut situer au carrefour du symptôme, de l’angoisse et du fantasme, sachant que l’angoisse en parler-corps, se confond avec l’orgasme. Le rougissement sera appréhendé ici de manière croisée en regard de la psychanalyse à partir de deux exemples cliniques, l’un couleur homme, l’autre couleur femme.

Après plusieurs années de travail avec des médecins somaticiens et un enseignement croisé, utilisant les outils lacaniens notamment la topologie des surfaces pour prendre en compte la pathologie dermato-vénérologique, nous exposerons deux cas singulièrement évoqués pour poser la question psychosomatique que nous formulons d’emblée :

Qu’en est-il de l’acte défendu par Lacan à la fois comme un dire et comme support du transfert en regard de la psychosomatique, lorsque les patients en question sont tous deux dans la réalité et à tour de rôle dans la velléité d’être des acteurs professionnels ?

Le corps, ça ne se pense pas, le corps c’est fait pour jouir.
On pense avec son corps, comme on pense avec ses pieds
Il ne faut pas penser RSI, le noeud, il faut l’être.

Nous nous soutiendrons de ces trois énoncés de Lacan tirés du discours de Rome ainsi que de l’argument de Charles Melman ajustant les manifestations psychosomatiques autour de l’holophrase et de la mise en continuité du signifiant avec le réel du corps, pour entendre ce rugissement immaîtrisable du corps, stigmatisant un phénomène très répandu socialement et assimilé à la honte.

Roujir, nous l’écrirons avec la lettre "j". Anagramme de jouir cette écriture transcrit l’équivoque contenue dans le signifiant. Ce feu qui monte aux joues, comme la petite bête qui monte, qui monte et qui enjoint à jouir, non pas en cachette mais au grand jour avec une adresse à l’Autre, faisant du corps entier et notamment du visage le phallus turgescent de la mère.

Avoir la peau rouge ce n’est pas rougir, les rougeurs peuvent être causées par une brûlure, un eczéma ou une dermatite atopique, un psoriasis, une affection dermatologique qui s’accompagne de prurit avec les dégoûts et les satisfactions de la démangeaison : du sang mêlé aux plaques squameuses.

L’érubescence n’est pas non plus une tache, une macule ou une papule, une lésion localisée ou une malformation.

La tache en dehors de ce que nous entendons du côté de l’attachement est circonscrite, elle relève du symbolique. Le rougissement quant à lui est un érythème, on l’appelle érythème pudique, il s’accompagne parfois d’hyperidrose. Même s’il est localisé, il touche à la prétendue totalité du corps, à l’imaginaire, et puis il y a l’éreutophobie que vous connaissez, qui est la peur du rougissement, qui est très proche de ce que Lacan nomme l’angoisse. C’est la peur de la peur. Nous avons peur de notre corps, c’est le sentiment qui surgit de ce soupçon qui nous vient de nous réduire à notre corps (1).

Le "flush" reste pour les dermatologues un phénomène inexpliqué et les traitements vont de l’homéopathie aux anti-dépresseurs en passant par les bêta bloquants jusqu’à l’intervention chirurgicale : la sympathectomie thoracique qui consiste à supprimer l’influx nerveux du nerf thoracique.

Ces rappels, pour donner un aperçu de l’importance que peut prendre dans l’imaginaire et dans le social l’érubescence. Dans le social puisque l’on dit que cette manifestation dermatologique survient le plus fréquemment lors de la prise de parole donc dans ce qui fait lien social.

Il s’agit de la prise du réel du symptôme psychosomatique dans le symbolique, de la gélification du couple de signifiants S1 et S2 qui ne laisse place à l’aphanisis du sujet. Cette pétrification induite par la peur de la perte du désir est en soi facteur d’une jouissance dont le sujet ne peut se déprendre car cette gélification n’est pas ordonnée par la castration, ou la loi des signifiants. Ce procès est celui décrit par Lacan dans l’holophrase.

Ce phénomène proche de la jouissance des transis, de l’amour, de la mystique, de la mort, Lacan le pointe d’un néologisme qu’il va fabriquer dans Radiophonie qui est : corpsifiait, qui à lui seul fait entendre cette continuité du signifiant avec soit l’imaginaire, (et nous seront dans l’angoisse, distinguée chez l’éreutophobe, entre l’Imaginaire du corps et le Réel, proche de la jouissance Autre, soit comme un symptôme situé entre le réel du corps et le symbolique qui fait la jouissance propre au patient psychosomatique qui se sustente de ne pas entendre, de ne pas céder comme chez l’hystérique à l’interprétation. Ces deux jouissances coincent l’objet insensé, l’objet dont il n’y a pas d’idée, l’objet a.

Nous ne déploierons pas la question de la couleur qui nécessite des développements plus complexes notamment celui des sangs mêlés mais je dirai quand même sur cette question de la couleur de peau à propos de l’érubescence, qu’un même afflux sanguin qui déclenche comme expression somatique le rougissement sera plus ou moins visible selon l’épaisseur et la carnation de la peau rappelant que dans le nuancier des carnations 35 teintes de peau sont répertoriées du blanc en passant par les métissages jusqu’au noir. Que le rougissement ne soit pas visible sur certaines personnes ou certaines ethnies n’est pas sans conséquences puisque évidemment le rougissement est une affaire de regard posé sur cette surface-efface qui montre dans le sens de la démonstration mais aussi dans le sens de la "monstration", la manière dont le sujet est pris dans les différents types de jouissance. Le rougissement c’est aussi proche du rugissement, nous sommes dans le cri dont parle Lacan à propos des manifestations psychosomatiques, cet indépassable, cet incontrôlable.

Je commencerai par le cas d’une jeune femme, qui a fait une "analyse" bizarrement interrompue après 7 ans. Elle aura dans sa cure des manifestations psychosomatiques notamment un érythème pudique, mais cela ne fut pas l’objet de sa demande initiale.

La seconde vignette clinique concerne un jeune homme que j’ai vu trois fois. Il avait un lupus soigné depuis l’enfance, bien stabilisé et il vient consulter pour son érythème pudique augmenté d’une hyperidrose, là le symptôme est annoncé dès le départ comme objet de la demande.

Ce dernier cas relançait l’histoire de la première analysante dont l’interruption, m’interroge encore, car la question de la coupure et du commencement était permanente dans cette cure. Je ne savais pas ce qui se passait, j’avais la curieuse impression que rien n’avait jamais commencé avec elle. Elle jouait la jeune-fille abandonnée, que je ne voulais pas prendre en analyse, et pourtant elle venait et s’accrochait, réglait ses séances ses absences, nombreuses.

Elle donnait l’impression d’être immature, presque simplette malgré sa méfiance phobique, donnait à s’interroger sur l’indication d’une analyse. En même temps elle avait quelque chose de drôle, une drôlerie qui pouvait tourner au drame, à se demander si on était dans la réalité ou pas, comme si on ne pouvait pas la prendre au sérieux dans la plaque tournante de sa structure. Et bien la psychosomatique, c’est un peu cela, c’est toujours drôle, le patient est dépassé par ce qui lui arrive. Cette patiente incarnait en quelque sorte la psychosomatique avec sa fameuse pensée opératoire… Alors elle avait acheté, un livre qui expliquait ce qu’était une analyse et le lisait au fur et à mesure pour se rassurer, vérifier ce que je disais et avancer plus vite, car son analyse dés le début, elle était décidée à la finir.

Donc c’est une jolie jeune fille phobique, elle arrive en analyse peu mûre, inhibée. Depuis l’enfance, elle veut faire du théâtre, mais ses parents l’ont obligée à faire un autre métier, plus sûr. Ses aspirations professionnelles concordent mal avec son comportement parfois inhibé, parfois hystérique, pouvant la mener à des passages à l’acte. En fait c’est un peu une bête de scène. Elle jouait vrai même sur le divan avec une certaine effronterie et une certaine docilité. La relation au père est difficile surtout au début, la jeune-fille le décrit violent et pervers, le regard toujours posé sur sa poitrine imposante. Du père dénommé : "sadique", elle pouvait dire : "je connais la bête". On disait d’elle qu’elle était le portrait craché de sa mère, elle rapportait ces paroles comme un vomissement, elle disait qu’elle en était le négatif. Sa mère ne cessait de l’épier, elle transmet à sa fille sa sentence sur le lien conjugal qu’elle résume ainsi : "l’amour c’était un viol que j’ai subi tous les soirs".

La place de cette jeune-fille est difficilement négociable dans sa fratrie entre une grande soeur jalouse qui ressemble au père et la domine par son intelligence affirmée et un jeune frère qui a d’abord l’avantage d’être un garçon et qui plus est, réussit de grandes études. Elle est l’échec de la famille. Quand elle commence son analyse sa vie sexuelle est très pauvre, elle est quasiment vierge et frigide et va vivre un évènement dramatique, en quelque sorte un acting out.

Elle prend rendez-vous et quand elle arrive à son premier rendez-vous, elle m’annonce qu’elle a été violée, le viol a donc eu lieu entre la prise de rendez-vous et sa venue.

Par ailleurs mais dans ce même carrefour chaotique de "commencement" à la fois de vie sexuelle et de cure qui n’a pas encore commencé elle venait de débuter une relation avec un jeune homme "de couleur". Cette relation va se maintenir, ils vivent en couple, mais aussi de manière chaotique. Elle était toujours en retard, ne cessait pas de s ‘en excuser ou de s’en expliquer comme si tout son travail s’articulait autour des retards. Il apparaît au cours de l’analyse qu’elle est éreutophobe, "elle pique des fards" comme elle dit. Ce sera pour elle l’occasion d’avouer qu’elle souffre d’une cacosmie, "elle pue la merde" que c’était là le véritable motif de sa demande d’analyse. Elle s’exprime avec de nombreux "Bref, bref", qui coupent sa parole et son haleine. Son symptôme lui sert d’alibi, il met en péril ses ambitions professionnelles et en relief ses conduites d’échec, liées à sa névrose d’angoisse. Quant à son ami, il ne dit rien de son "handicap" c’est ainsi qu’elle parle de son haleine.

Elle va pourtant rapporter au cours de son analyse un souvenir d’enfance, une scène de la vie quotidienne banale, des mots qu’elle va entendre de la bouche de sa mère, qu’elle va répéter de manière anodine. Il s’agit d’une holophrase, qui concentre sa problématique de la couleur, elle qui a la peau très blanche comme sa mère, contrairement à sa soeur rivale, brune comme son père, ces mots l’auront marquée comme vous pourrez l’entendre :

Un jour, sa mère avait préparé un plat qui puait, c’était dégoûtant ça la dégoûte encore rien que d’y penser, c’était du boudin blanc, berk, elle devait manger ce boudin blanc qui sentait si mauvais, la mère la forçait à le manger, ça ne passait pas, elle n’en voulait pas, et sa mère insistait, lui fait rater l’école ce qui était sacro-saint, pour qu’elle avale ce bout d’un blanc.

C’est en s’arrêtant sur ce signifiant, qu’elle n’entendait absolument pas, qu’un pas a pu être franchi dans la cure apportant à nouveau un éclairage sur la manière dont elle a construit son symptôme et organisé ses choix. Et revenant sur l’acte subi dans l’intervalle de sa décision de cure et son premier rendez-vous d’entretien préliminaire elle dira de son violeur, qu’elle n’a vu de lui qu’une chose, c’est son boudin, son sexe, quoi précisera-telle.

En fait j’avais parlé de cette patiente également dans Monothéisme et Psychanalyse, j’avais rangé son histoire avec les questions de bouche, à l’époque elle n’avait pas fait cette holophrase, mais je signalais cette même articulation autour d’une autre holophrase. Parlant d’elle j’écris que les raisons qui avaient suscité sa demande d’analyse avaient été largement évoquées et étaient du reste loin d’être résolues. Elle va m’avouer avec beaucoup de difficultés : et bien voilà une des raisons pour lesquelles j’ai voulu faire une analyse, c’est que je sens mauvais de la bouche, une cacosmie. Il se trouve que cette patiente va devoir jouer au théâtre un face à face amoureux très rapproché et très important, elle doit réciter un monologue à 2 centimètres d’écart de son partenaire, elle dira, je ne peux pas m’exprimer avec ma bouche. Quelques séances plus tard, elle dira qu’elle ne peut faire face à ce "problème", et fera un mot d’esprit digne du famillionnaire. Ainsi parlant de ce qu’elle appelle désormais son handicap, elle dira : "je ne prends pas cela comme une façalité".

Nous pouvons à notre tour remettre à plat le matériel signifiant condensé et récrire les trois temps, de ce face à face qui se télescopent : fat alité, fac ilité , faç alité ( fatalité, facilité, face alitée…)

Le 2ème patient est un jeune homme qui est aussi acteur et qui vient, adressé par un dermatologue pour son érythème et son hyperidrose. Vu son métier, il est obligé de séduire et dès qu’il est dans un dîner, et que l’on pose le regard sur lui, ça ne rate pas, il devient écarlate, en sueur, il a des bouffées de chaleur, il rougit, il n’est plus le même, il transpire. Il est malheureux, lui qui a tout pour être heureux, ça lui gâche la vie…Il appelle cela des crises. Ca lui arrive : lors de dîners, au théâtre mais pas quand il joue. Quand il joue, il a son texte en tête et un certain nombre de choses sont en jeu pour lui. Cela arrive quand il regarde la scène en tant que spectateur, il est assis toujours près de la scène, mais doit se mettre de côté pour éventuellement sortir. Ce symptôme se produit également dans les magasins, quand il doit essayer des vêtements de grandes marques. C’est une sensation de coup d’angoisse.

Il est homosexuel et son ami plus âgé que lui est célèbre, il ne cesse pas de me le signaler. Ces sensations auraient commencé au moment où ils se sont mis en couple, mais il ne fait pas ce rapprochement. Enfant il jouait toujours avec les filles et adolescent, c’était un leader, il avait plein de copines. Ses parents sont malheureux de ce "coming out", ils ne l’acceptent pas. Lui jure qu’il s’agit d’un véritable amour, qu’il est hyper heureux.

Voici comment se déroulent les rendez-vous. La 1ère fois il ne comprend pas pourquoi il n’est pas venu plus tôt, tout cela est formidable. La 2ème fois, il ne supporte pas d’attendre, et raconte qu’une amie d’enfance est morte renversée par une voiture, la 3ème fois, il se fait voler son scooter avant d’arriver. La 4ème il ne vient pas.

Le lupus est une maladie érythémateuse à facteur génétique qui touche au système immunitaire et dont on ne connaît pas précisément la cause. Cette maladie le lie au moins imaginairement à sa famille, et la séparation causée par son couple homosexuel mondain avec sa famille semble être le plus douloureux. Dans le cas de notre patient, le lupus n’a pas de rapport avec l’érythème pudique, dans le sens du "Il n’y a pas de rapport sexuel". Il a une maladie érythémateuse qu’il traite depuis plus de 15 ans et il y a sur un terrain qui le ramène à sa famille un mimétisme qui induit un phénomène psychosomatique.

On notera 2 points chez ce patient et un 3ème commun aux deux vignettes cliniques qui nous permettra de reformuler notre question de départ sur la psychosomatique :

  1. L’érythème pudique qui se donne à voir tout en suscitant angoisse et dissimulation est une formation de compromis permettant au sujet de se faire le phallus turgescent de la mère. Le symptôme obture le réel comme le fantasme obture l’objet cause du désir sans quoi l’entrée dans la psychose n’aurait pu être évitée.
  2. Le circuit du regard, il vise toujours à côté mais dans la contiguïté sans coupure, comme le rapport entre le lupus et l’érythème pudique ou l’idée d’aller consulter un psy occultée aussi fermement que le refus d’entendre le réel de la castration de la mère.
  3. Les acting out et passage à l’acte chez ces 2 patients qui sont avant tout des acteurs mis en échec dans la réalité.

La confrontation au réel rend la scène salutaire pour ce type de structure, mais lorsque celle-ci se déplace dans la réalité, elle peut devenir source d’angoisse. En effet se savoir hors scène quand le regard (celui du père) est posé sur eux provoque la crise. Marcel Czermak dans un article sur le symptôme, l’acting out et le passage à l’acte écrit que, quand le réel est là, c’est alors que la réalité prend structure de cauchemar.

Nous retrouvons les trois composantes du rougissement, le symptôme, l’angoisse et le fantasme. Dans ces cas de patients psychosomatiques la demande d’analyse s’inscrira dans un passage à l’acte, mimant une rupture. À des années d’intervalle ou après quelques séances, ils traverseront la scène de la cure en se sauvant rouges de honte s’interrogeant sur leur identité sexuelle.

Notes :

(1) Lacan, La troisième, Congrès de Rome, novembre, 1974