Transfert, autorité et altérité dans les institutions sociales
03 décembre 2008

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CANDIAGO Philippe
Textes
Travail social

 

Réflexion préparatoire aux journées d’étude (14/15 mars 2009) :
Psychanalystes et Travailleurs sociaux en institution : libertés et astreintes

L’articulation entre autorité et altérité représente- t-elle une nécessité logique à la mise en place d’un transfert ? Le transfert représente-t-il une condition pour que cette articulation soit en fonction ? Le tressage entre ces trois termes, c’est la proposition que je souhaite mettre à la discussion, est nécessaire pour ménager la possibilité qu’un travail « éducatif, d’accompagnement », advienne dans les institutions sociales.

Que fait l’institution ? Doit-on être surpris par l’insistance de cette question chez des professionnels qui par ailleurs revendiquent assez largement leur autonomie à l’égard des cadres institutionnels. Cet appel à l’institution cohabite avec une difficulté qui semble s’accroître, notamment pour les éducateurs travaillant avec des jeunes publics. Débordés par ces enfants, jusqu’à parfois être molestés, ces professionnels ne semblent pas disposer de l’autorité nécessaire à leur pratique.

Il est manifeste que les techniques de management s’invitent dans les établissements sociaux, avec leur cohorte de prescriptions écrites. Cette orientation, importée du système productif marchand, s’accorde avec cet appel à l’institution, lui même secondaire de cette revendication d’autonomie et de reconnaissance.

A la différence des métiers du soin, d’éducation et de gouvernement (1) peut-on situer les activités de production et de commerce comme des métiers possibles ? Dès la fin du XIXème siècle, pour ne pas remonter trop loin dans l’histoire, les nations occidentales, ont eu la préoccupation de séparer de façon plus ou moins franche, les métiers impossibles relevant, selon des modalités variées, du champ institutionnel et les activités laissées au dynamisme des marchés. Que fait l’entreprise ? Cette question parait saugrenue, il n’y a en effet pas grand mystère à son action. Elle vise, par l’agencement des moyens à sa disposition, à parfaire les ajustements nécessaires à la capture d’une part la plus grande possible de la demande de consommation. Cela ne veut pas dire que la dimension d’impossible n’y soit pas présente, mais les logiques de rentabilité et de gestion dominent l’ensemble des processus de production. Si le « ça ne va pas » est présent, c’est comme un artefact plus ou moins bien toléré. C’est pourquoi le contrat y trouve toute sa place, ce contrat que Merleau-Ponty, situait ni plus ni moins, comme « l’annulation de l’institution (2).

Le terme d’institution spécifie ce qui est établit par les hommes et non par la nature (3). Cette formulation situe le fait institutionnel comme une conséquence de la coupure que le langage opère dans l’ordre de nature. Cette opération substitue à un objet privé, nous dit C. MELMAN, un objet bizarre qui conjugue privé et public et qui va faire lien social en fondant l’existence d’une valeur commune (4).

Par extension, l’institution désigne « l’ensemble des structures fondamentales de l’organisation sociale » (5). La parole en creusant une absence, institue la possibilité d’un pacte, lieu d’articulation de ces trois termes d’autorité, d’altérité et de transfert comme socle de ces « structures fondamentales ». Cela dit, si institution et pacte sont congruents, le fait institutionnel vient substituer à cette pure absence, une figure fondatrice. La religion prend sa vigueur de cette figure et historiquement, les institutions sociales sont nombreuses dans notre culture à puiser leurs fondements dans des congrégations religieuses. Il revient à chacun de se situer au regard de cette référence commune, en l’ignorant, en l’honorant, en y nouant ses propres mots. Nous connaissons les impasses que les institutions ont pu susciter et n’est-ce pas pour soutenir une dialectique entre ces trois termes d’autorité, d’altérité et de transfert, que les institutions font appel à des psychanalystes ?

Lors d’une récente conversation dans une équipe de direction, les avis étaient partagés sur la fonction de directeur. Celle-ci pouvait elle opérer sans que le directeur vienne incarner la figure d’un père ? Laissons la question ouverte. Je proposerais seulement qu’un directeur, prend sa fonction de ponctuer par sa parole, le heurt des opinions.

Il y a quelques années, lorsque j’ai pris un poste de chef de service, quelques professionnels m’accueillirent en me disant qu’ici, le chef de service était dans l’équipe comme les autres. Il m’était adressé un avertissement, le chef de service n’était pas : « un » parmi les « autres », mais « un » parmi des « uns », il n’occupait pas une place « à part ». « A part », en hébreu signifie « sacré ». L’insistance de cette prescription exprimait une revendication à l’égalité des places, elle recelait aussi, je l’ai compris un peu plus tard, une demande pour que cette « place à part » soit en fonction.

Cette équipe présentait la particularité de donner une large place aux opinions. Chacun, devait pouvoir également faire valoir la sienne. Les réunions y étaient très longues, animées par des conflits en face à face et la contradiction y était rapidement lue comme une atteinte à l’intégrité des personnes, comme manque de reconnaissance. Elle devenait aisément persécutrice et il était bien difficile de travailler ensemble. Après tout, toutes les opinions ne se valent-elles pas ? Il n’y a pas de butée interne au débat d’opinions.

Dans cette équipe, chacun devait être présent « pour y être », il n’y avait pas de représentation possible. Dans les écrits professionnels, chacun rédigeait sa partie et en retour, ces documents n’étaient signés par personne, ils étaient paraphés par un : « l’équipe éducative ». Le « un » sans « autres » devenait du « tous » sans « un ».

Dans ce contexte, la fonction du chef de service était assez simple, il communiquait aux personnes hébergées les décisions et les sanctions de l’équipe à leur égard. Dans cet exercice il était nécessaire de s’entourer de quelques précautions pour parer aux éclats. Les premières semaines ont été assez éprouvantes, mais il n’a pas été particulièrement difficile de délaisser cet ordonnancement que la plupart des professionnels réprouvaient. L’abandon progressif de la contractualisation a sans doute été déterminante pour relancer une dialectique entre autorité et altérité et la mise en place de ce que je pourrais qualifier de transfert de travail. Quand je parle d’autorité, il ne s’agit pas d’un absolutisme du chef, mais seulement que quelqu’un accepte de faire fonctionner cette place d’exception, comme condition nécessaire à la circulation entre « l’un » et « l’autre ». Cela ouvre la possibilité pour chacun, à la condition qu’il accepte ce pacte, d’assumer une forme de solitude, dans son exercice professionnel, qu’il y opère une traduction du projet d’établissement, tout en participant à la solidarité nécessaire au fonctionnement du groupe.

Nous assistons dans les établissements sociaux à une interpellation inédite des fonctions d’autorité s’exerçant selon la tradition patrocentrique. Cette interpellation est moins une contestation de la différence des places, qu’un refus de la prévalence de certaines places. Les fonctions de directions ne sont pas récusées en tant que telles, ce qui me semble récusé, c’est l’insuffisance qui soutient cette prévalence d’être ordonnée par un semblant. Un peu comme si nous assistions à une forme d’appel pour que le pouvoir hiérarchique puisse se dégager de la présence d’un représentant toujours imparfait et par là, se prémunir du risque d’arbitraire attaché à cette défectuosité. Ce qui se trouve déstabilisé, c’est la possibilité de ce pacte auquel se substitue un appel à une institution imaginaire qui ne faillirait pas.

La figure qui émerge de ce mouvement est celle du manager. Ce terme qui évoque les dirigeants d’entreprises, est emprunté à l’anglais et désigne : « celui qui dresse les chevaux », soit des êtres commandés par l’instinct. Par extension ce terme renvoie au « maniement de techniques de gestion et d’organisation » (6).

Le déplacement proposé dans cette substitution du « directeur » par le « manager », est l’effacement de la référence à l’énonciation dans la détermination des projets des établissements, aussi bien que dans leur fonctionnement quotidien. Le management consiste à mettre en place des techniques visant à soulager les institutions de l’insuffisance articulée à l’énonciation. Le travail en privilégiant l’application standardisée de procédures écrites, n’est plus bordé par « une référence à la parole »… mais garantie par des référentiels. Ce qui s’estompe n’est pas tant la possibilité d’opérer une traduction du « projet éducatif » dans la singularité d’une pratique, elle y est toujours, ce qui s’estompe, c’est l’idée de cette possibilité. Qu’est-ce qu’un référentiel ? C’est un repère qui nous vient des mathématiques. Je dirais qu’un référentiel c’est un repère débarrassé de l’énonciation, un énoncé qui élevé au statut de maitre, met en place un pouvoir délié de toute référence à l’autorité, un pouvoir qui ne serait pas encombré de cette faiblesse qui soutient l’autorité, aussi bien un gourdin. La « référentialisation » peut-elle alors se lire comme une tentative de réécrire les tables de la Loi brisées par Moïse ?

En effet, avec ces référentiels, nous accordons aux énoncés écrits la force d’intégralement régir l’organisation du travail qui est confondue avec le travail lui-même. L’exercice professionnel, comme les conditions de vie dans les établissements n’y sont plus ponctués par des interdits mais définis par des prescriptions. L’injonction remplace le commandement. Commander signifie confier, il s’articule à « confiance » et « confidence », il renvoie aussi à « mander » : « donner mandat », « demander ». « Injoncté », voila un terme qui semble s’installer dans le vocabulaire de l’établissement où je travaille. On y entend cette formule : « Je suis injoncté ». Il y a là une curiosité grammaticale, puisque le verbe « injoncter » n’existe pas en français. Si l’injonction renvoie à un verbe, c’est à « infliger » qui signifie « atteler, unir deux à deux » (7). Et nous pouvons nous demander si nos pratiques ne se rendent pas captives d’attelages de termes égaux, rangés par paires : liberté et responsabilité ; droits et devoirs ; besoins et réponses, dont il y a en permanence, comme en économie de marché, à actualiser l’ajustement… En retour, les professions de médiateurs se développent puisqu’il faut mettre du tiers.

Lors d’une récente période d’astreinte, j’ai été appelé par un veilleur de nuit. Un adolescent faisant l’objet d’une main levée de placement, venait de réintégrer le foyer. La consigne était de le faire partir dès son retour. Ce veilleur s’est trouvé dans un embarras entre l’application de cette consigne et sa préoccupation de ne pas mettre dehors un mineur en pleine nuit. Pouvait-il contrevenir à la consigne donnée dans la journée et garder cet adolescent pour la nuit ? Il partirait le lendemain matin. J’ai entériné cette deuxième solution, qui me semblait relever non seulement d’un certain bon sens, mais aussi d’un positionnement professionnel en accord avec la mission de protection des enfants. Ce veilleur, au risque de dérogeait avec la règle se positionnait avec son savoir au profit pensait-il de cet adolescent. Je dois dire que j’ai essuyé quelques critiques de mes collègues qui situaient cette décision, comme une invalidation de l’autorité du responsable de ce service et comme une transgression de la loi. Ce qui est vrai, au regard de la législation : ce mineur ne relevait plus de notre compétence. Pour autant la position de ce veilleur n’était elle pas référée à la Loi ? Quant la question de savoir si la transgression d’une consigne fait nécessairement « atteinte à l’autorité », cette lecture me semble rende compte d’une confusion entre la nécessaire reconnaissance de la différence des places et la défense des prérogatives imaginairement liées à telle ou telle place.

Là où la parole, en creusant une absence, vient ouvrir la possibilité d’un pacte, -libre à chacun de s’y engager-, le management procède de l’éviction de cette possibilité. Il faut préciser que dans notre champ professionnel, des protocoles nous n’en concevons pas tant que ça. Ce dont il s’agit, s’apparente plutôt à la mise en place d’un discours dans lequel nous nous enjoignons de faire tous pareil pour abolir le « ça ne va pas ». Celui-ci ne disparaît pas, il est mis à l’extérieur du groupe, fixé sur un étranger, pourquoi pas un ennemi. Celui-ci peut-être un partenaire, une autre équipes, la direction, les personnes accueillies. Bref, quelqu’un qui n’appartient pas à la communauté et dont la fonction est de se faire le support de ce « ça ne va pas ».

Peut-on faire autrement ? Une personne me rencontre après un séjour de plusieurs mois. Elle vient d’être orientée dans un centre d’hébergement, ce qui correspond à « sa » demande et à « son » projet. Cependant, elle refuse cette orientation, elle dit non. Notre première réaction, avec l’éducatrice qui l’accompagne a été de dire : « ça ne va pas ». Mais en y regardant de plus près, peut-on dire autre chose ? Ce « non » devait-il être traité par le mépris ou pouvait-on l’entendre autrement au risque bien modeste de s’écarter de notre cadre règlementaire. J’ai signifié à cette personne la fin de son séjour, mais sans la « mettre dehors », lui demandant de trouver une autre solution par elle-même, ce à quoi elle c’est engagée. Cela a pris quelques temps, mais elle a bel et bien tenu cet engagement. Ce cas de figure n’est pas isolé. Ces personnes que nous recevons, qui agissent fréquemment sous le coup d’impulsions, qui plaquent tout, repartent à zéro… Hé bien là, elles ne se manifestent pas par des comportements extravagants, agressifs, etc. Elles disent non, en expliquant que ce n’est pas possible pour elles. Ce « non » peut-il faire autorité ? Ce qui est remarquable, c’est qu’à la suite de ce « non », ces personnes accèdent bien souvent à une solution résidentielle stable.

Notes :

(1) A propos des « métiers impossibles » : « éduquer, soigner, gouverner », cf Freud, 1925, Préface à Jeunes en souffrance d’Auguste Aïcchorn, Nîmes, Champ social, 2002

(2) MERLEAU-PONTY (2003), L’institution, la passivité, notes de cours au Collège de France 1954-1955

(3) Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, édition 2006

(4) C. MELMAN, Les structures lacaniennes des psychoses, p 141., Paris, ALI, 2000

(5) Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, édition 2006

(6) Le Robert historique de la langue française

(7) Ibid